Fey c. Autriche, 24 février 1993, § 30, série A no 255-A.
EHRM, 06-01-2010, nr. 74181/01
ECLI:NL:XX:2010:BM0429
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
06-01-2010
- Magistraten
Josep Casadevall, Corneliu Bîrsan, Boštjan M. Zupančič, Elisabet Fura, Egbert Myjer, Ann Power, Alejandro Saiz Arnaiz
- Zaaknummer
74181/01
- LJN
BM0429
- Roepnaam
Fernandez-Huidoboro/Spanje
- Vakgebied(en)
Internationaal publiekrecht / Mensenrechten
Internationaal publiekrecht (V)
Strafprocesrecht (V)
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:NL:XX:2010:BM0429, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 06‑01‑2010
Uitspraak 06‑01‑2010
Josep Casadevall, Corneliu Bîrsan, Boštjan M. Zupančič, Elisabet Fura, Egbert Myjer, Ann Power, Alejandro Saiz Arnaiz
Partij(en)
ARRÊT
STRASBOURG
6 janvier 2010
Demande de renvoi devant la Grande Chambre en cours
En l'affaire Vera Fernández-Huidobro c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupančič,
Elisabet Fura,
Egbert Myjer,
Ann Power, juges,
Alejandro Saiz Arnaiz, juge ad hoc,
et de Stanley Naismith, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er décembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
Procédure
1.
A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 74181/01) dirigée contre le Royaume d'Espagne et dont un ressortissant de cet État, M. Rafael Vera Fernández-Huidobro (‘ le requérant ’), a saisi la Cour le 26 juin 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (‘ la Convention ’).
2.
Le requérant a été représenté par Me M. Cobo del Rosal, avocat à Madrid. Le gouvernement espagnol (‘ le Gouvernement ’) a été représenté par son agent, M. I. Blasco Lozano, chef du service juridique des droits de l'homme au ministère de la Justice.
3.
Le requérant se plaignait en particulier d'une atteinte à son droit à ce que sa cause soit examinée par un tribunal impartial et au principe de la présomption d'innocence. Il invoquait l'article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.
4.
Par une décision du 2 mai 2007, la cinquième section a déclaré la requête partiellement recevable.
5.
Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). La chambre ayant décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 3in fine du règlement), les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l'autre.
6.
Le 1er février 2008, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
7.
A la suite du déport de M. L. López Guerra, juge élu au titre de l'Espagne (article 28 du règlement), le Gouvernement a désigné M. A. Saiz Arnaiz comme juge ad hoc pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
En fait
I. Les circonstances de l'espèce
8.
Le requérant est né en 1945 et réside à Madrid. Au moment des faits, il était secrétaire d'État à la Sécurité au ministère de l'Intérieur.
A. La genèse de l'affaire et l'instruction menée par le juge central d'instruction no 5 près l'Audiencia nacional
9.
Des poursuites pénales (dossier no 1/1988) furent engagées en janvier 1988 par le juge central d'instruction no 5 près l'Audiencia nacional contre les groupes antiterroristes de libération (Grupos Antiterroristas de Liberación, ‘ le GAL ’), en raison d'une pluralité de faits délictueux, dont la séquestration d'un ressortissant français, S.M.
10.
Dans le cadre de cette procédure, une plainte pénale pour délits de séquestration, d'association illicite et de malversation, fut déposée le 23 mars 1988 par l'accusation populaire (un groupe de cent quatre citoyens) contre J.A. et M.D (fonctionnaires de police) ainsi que ‘ toute autre personne susceptible d'avoir participé aux activités de l'organisation terroriste dénommée ‘ groupes antiterroristes de libération (GAL) ’ ’ pour, entre autres, la séquestration du ressortissant français S.M du 4 au 14 décembre 1983. Un deuxième groupe de cinq personnes intervint aussi en tant qu'accusation populaire plus tard dans la procédure.
11.
Le 13 mai 1988, la plainte pénale fut déclarée recevable.
12.
Par une décision du 14 mars 1989, la chambre pénale de l'Audiencia nacional décida de disjoindre les dossiers.
1. La procédure d'instruction no 17/1989 menée par le juge central d'instruction no 5
13.
Le 11 avril 1989, le dossier relatif à la séquestration de S.M. fut attribué au juge central d'instruction no 5 près l'Audiencia nacional sous la référence no 17/1989. Le juge délivra une commission rogatoire aux autorités françaises pour qu'elles transmettent le dossier de la procédure suivie en France concernant la séquestration de S.M. Le dossier parvint le 1er juillet 1989 au juge central d'instruction, qui ordonna sa traduction vers l'espagnol.
2. Le congé pour convenance personnelle du juge central d'instruction no 5 (avril 1993)
14.
En avril 1993, le juge central d'instruction no 5 demanda au Conseil général du Pouvoir Judiciaire un congé pour convenance personnelle afin de se porter candidat pour le parti socialiste (PSOE) aux élections générales de juin 1993.
15.
Il fut élu député et, le 30 juillet 1993, fut nommé délégué du gouvernement au plan national contre la drogue, en qualité de secrétaire d'État. La délégation en question, créée en 1985, releva d'abord du ministère de la Santé, puis du ministère des Affaires sociales (lorsque ce ministère fut créé en juillet 1993) et, finalement, du ministère de l'Intérieur (en vertu du décret royal no 2314/1993 du 29 décembre 1993).
16.
Au début de la période pendant laquelle le juge central d'instruction no 5 fut affecté au ministère de l'Intérieur (à partir du 31 décembre 1993), il fut responsable, en vertu du décret royal no 495/1994 du 17 mars 1994 et par délégation du ministre de l'Intérieur, de la coordination des forces de sécurité de l'État chargées de la répression du trafic de stupéfiants et du blanchiment de capitaux en rapport avec celui-ci, commis par des organisations criminelles, ou les autres délits connexes des précédents.
17.
Par un décret royal no 907/1994 du 5 mai 1994, les fonctions de délégué du gouvernement au plan national contre la drogue furent partiellement réduites ; en fut supprimée notamment la capacité opérationnelle de coordination des forces de sécurité de l'État.
18.
Un autre juge fut désigné juge central d'instruction no 5 ad interim pour la procédure d'instruction no 17/1989.
19.
Le 19 mai 1993, le ministère public rappela au juge central d'instruction no 5 ad interim que la traduction vers l'espagnol, ordonnée par son prédécesseur en 1989, du dossier transmis par les autorités françaises devait être effectuée, ce qui fut (finalement) fait le 24 août 1993.
20.
Le juge central d'instruction no 5 démissionna de sa fonction de délégué du gouvernement (décret royal no 977/1994 du 13 mai 1994).
21.
Depuis octobre 1986, le requérant était directeur de la sécurité de l'État en qualité de secrétaire d'État auprès du ministère de l'Intérieur. Il cessa ses fonctions le 28 janvier 1994.
3. La réintégration du juge central d'instruction no 5 à son poste (mai 1994)
22.
Le 18 mai 1994, le juge central d'instruction no 5 reprit son ancien poste de juge auprès du tribunal central d'instruction no 5 près l'Audiencia nacional, et par là même l'instruction du dossier no 17/1989.
23.
Le 14 décembre 1994, il décréta le secret de l'instruction pendant un mois. Le secret fut partiellement levé ou prorogé, selon le cas, à plusieurs reprises.
24.
Le 16 décembre 1994, J.A. et M.D (fonctionnaires de police condamnés en septembre 1991 à de longues peines d'emprisonnement dans le cadre de l'autre procédure disjointe par l'Audiencia nacional — voir les paragraphes 10–12 ci-dessus), s'incriminèrent dans une déclaration qu'ils firent de leur plein gré et à leur demande, de la séquestration de S.M., pour laquelle ils impliquèrent également J.S., gouverneur civil de Biscaye, F.A., directeur de la police de Bilbao, M.P., J.H. et F.S.O., fonctionnaires de police (voir F. Saiz Oceja, J. Hierro Moset et M. Planchuelo Herrerasanchez c. Espagne, nos 74182/01, 74186/01 et 74191/01, décision d'irrecevabilité du 2 mai 2007).
25.
Le 17 décembre 1994, le juge central d'instruction no 5 remit J.A. et M.D. en liberté provisoire et communiqua ‘ cette décision au juge de l'application des peines compétent pour qu'il adopt[ât], s'il l'estim[ait] opportun, les dispositions nécessaires pour assurer l'effectivité des mesures de protection accordées et, le cas échéant, pour permettre aux intéressés, au lieu de dormir quatre nuits en prison, de le faire à leur domicile dans les mêmes conditions ’. Il jugeait en effet nécessaire de prendre pareilles dispositions :
‘ (…) compte tenu de la collaboration active [des intéressés] [à l'instruction] (…) et des nouvelles pistes de l'enquête, qui a conduit à constater que se trouvait impliqué un groupe organisé de personnes doté d'une structure permanente permettant de le considérer comme une bande armée, apparemment constitué au sein du ministère de l'Intérieur, et avec la participation probable d'autres personnes étroitement liées à la sécurité de l'État, au moment des faits et à des dates ultérieures, ce que l'enquête élucidera. Il existe des indices [que le groupe en cause a] été financé avec des fonds publics. (…) ’.
Le juge décida aussi que J.A. et M.D. devaient bénéficier d'une surveillance et d'une protection permanente car il fallait assurer leur sécurité et leur intégrité physique à la suite de leurs déclarations.
26.
Par trois ordonnances des 17, 19 et 20 décembre 1994, le juge central d'instruction no 5 décida de placer en détention provisoire pour délits présumés de détention illégale, de tentative d'assassinat et de malversation, les cinq personnes citées par J.A. et M.D. dans leurs déclarations, sans caution pour ce qui est des trois premières, ainsi que de faire procéder à une perquisition au domicile de J.S. Les 19 et 20 décembre 1994, les personnes mises en cause déposèrent devant le juge et furent soumises à des confrontations avec J.A. et M.D. Leurs comptes bancaires furent saisis.
27.
Par une décision du 27 décembre 1994, le juge central d'instruction no 5 mit en place une commission rogatoire en Suisse, demandant aux autorités judiciaires de ce pays de rechercher un certain nombre de comptes bancaires concernant, entre autres, J.B., ministre de l'Intérieur au moment des faits. A la suite de nouvelles comparutions spontanées de J.A et M.D. les 26 et 27 décembre 1994, d'autres personnes, y compris le requérant, furent placées en détention provisoire.
28.
Le 28 décembre 1994, le juge central d'instruction no 5 adressa à la secrétaire d'État auprès du ministère de l'Intérieur des questions sur l'utilisation des fonds réservés de ce ministère entre 1983 et 1987, et sur l'identité des personnes pouvant disposer de ces fonds ; il lui demanda également si le directeur général de la sécurité de l'État au moment des faits (le requérant) était en charge de l'affectation de ceux-ci et du contrôle de leur utilisation.
B. Les plaintes déposées par le requérant, l'instruction ouverte contre lui et son renvoi en jugement
29.
Par une décision du 9 janvier 1995, le juge central d'instruction no 5 décida de placer J.J., secrétaire personnel du requérant, en détention provisoire sans caution.
30.
Le 10 janvier 1995, il mit le requérant en examen.
31.
Le 12 janvier 1995, le requérant porta plainte au pénal contre le juge central d'instruction no 5 auprès de la chambre pénale du Tribunal suprême, pour actes de torture, menaces, coercition et provocation tendant à la révélation de secrets pendant l'instruction de l'affaire, ainsi que diverses plaintes auprès du procureur général de l'État et du médiateur. Par une décision motivée du 20 février 1995, le Tribunal suprême prononça le non-lieu. Les autres plaintes furent aussi classées.
32.
Le 16 janvier 1995, le juge central d'instruction no 5 présenta un rapport devant le Tribunal suprême faisant état des premiers indices de délit pesant sur le requérant et de son éventuelle incompétence pour continuer à instruire le dossier, étant donné le statut du requérant.
33.
Le 25 janvier 1995, le Tribunal suprême confirma la compétence du juge central d'instruction no 5, qui poursuivit l'instruction.
34.
Le 2 février 1995, le juge central d'instruction no 5 cita le requérant à comparaître en tant que mis en examen.
35.
Le lendemain, le requérant demanda la récusation du juge central d'instruction no 5, sur la base des articles 217, 218 et 219 de la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire (LOPJ), et 54 du code de procédure pénale, en raison du manque d'impartialité du juge instructeur, compte tenu de l'inimitié manifeste entre eux, qui était de notoriété publique, ainsi que du fait que ce juge avait participé à des activités politiques qui, d'après le requérant, étaient incompatibles avec la fonction de juge. Il récusa par ailleurs, ‘ à titre préventif ’, un autre juge central d'instruction (le no 1, B.) qui serait chargé de décider de la récusation du juge no 5 et de poursuivre l'instruction de l'affaire, juge central qui aurait été ‘ un ami proche ’ du requérant.
36.
Le requérant indiquait, entre autres, que lorsque le juge no 5 était secrétaire d'État, il avait manifesté à plusieurs reprises son intention de travailler auprès du ministère de l'Intérieur, où le requérant fut lui aussi secrétaire d'État d'octobre 1986 jusqu'au 28 janvier 1994. Aussitôt après la mutation du juge au ministère de l'Intérieur, l'hostilité entre les deux hommes avait été telle que le requérant avait démissionné de son poste. Le requérant estimait aussi qu'à la suite de son congé pour convenance personnelle et en raison de ses activités politiques, le juge n'aurait pas dû réintégrer son ancien poste auprès du tribunal central d'instruction no 5 près l'Audiencia nacional et, notamment, reprendre la procédure en cause.
37.
Le juge d'instruction no 1, B., récusé ‘ à titre préventif ’, accepta d'être récusé. Dans le rapport qu'il établit à l'occasion de la récusation, le juge titulaire no 5 nia catégoriquement toute inimitié avec le requérant.
38.
La demande de récusation présentée contre le juge titulaire no 5 fut rejetée par une décision du 14 février 1995, adoptée par le juge remplaçant le juge central d'instruction titulaire. La décision précisait que, pour que les motifs de récusation fondés sur l'article 219, points 4 et 6, de la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire (voir le paragraphe 91 ci-dessous) puissent être appréciés, les plaintes devaient avoir été présentées avant le début de la procédure dans le cadre de laquelle la récusation avait été formulée, ce qui n'était pas le cas en l'occurrence. Par ailleurs, l'inimitié entre le requérant et le juge récusé ne ressortait pas des faits exposés, dans la mesure où des ‘ actes concrets, précis et non équivoques ’ n'avaient pas été décrits et que l'inimitié mutuelle n'avait pas davantage été démontrée. Il était relevé enfin qu'aucun intérêt personnel à caractère économique, affectif, éthique ou autre, du juge central d'instruction no 5 dans la procédure en cause n'avait davantage été prouvé, la demande de récusation se bornant à attribuer au juge récusé des intérêts obscurs et des motivations fondées sur des inimitiés (entre le juge et le requérant) d'origine politique appartenant au passé, alors qu'ils avaient tous les deux eu des activités politiques.
39.
La demande de récusation présentée par J.J., secrétaire personnel du requérant, contre le juge d'instruction no 5 avait entre-temps été rejetée elle aussi, pour des raisons similaires, par une décision du 31 janvier 1995 adoptée par le juge remplaçant le juge central d'instruction no 5 titulaire.
40.
Le 16 février 1995, à la suite de la déposition du requérant en tant que personne mise en cause, le juge central d'instruction no 5 décida de le placer en détention provisoire et sans caution. Cette décision fut confirmée le 28 février 1995.
41.
Le 17 février 1995, à 0 h 50, le requérant se présenta au greffe du tribunal central d'instruction no 5 et signala qu'il avait entendu à la radio, à 23 h 15, c'est-à-dire une heure et quinze minutes avant de recevoir lui-même la notification, qu'il allait être placé en détention provisoire dans une unité spéciale du centre pénitentiaire d'Alcala-Meco.
42.
Le 17 février 1995, R.G.D., secrétaire général du parti socialiste du Pays Basque en Biscaye au moment des faits, fut lui aussi placé en détention provisoire. Il fut remis en liberté provisoire le 18 avril 1995, après le dépôt d'une caution.
43.
Le 27 février 1995, le requérant saisit le Tribunal constitutionnel d'un recours d'amparo contre la décision du 14 février 1995 rejetant sa demande de récusation du juge titulaire no 5. Par une décision motivée du 6 juin 1995, le recours fut déclaré irrecevable comme étant prématuré.
La jonction du dossier d'instruction no 17/1989 au dossier d'instruction no 1/1988 devant le juge central d'instruction no 5
44.
Le 21 mars 1995, le dossier no 17/1989 fut à nouveau joint au dossier no 1/1988.
45.
Par une ordonnance du 18 avril 1995, le juge central d'instruction no 5 ordonna l'inculpation du requérant et de onze autres personnes, confirma la détention provisoire sans caution du requérant, entre autres, et décida le renvoi des intéressés devant la juridiction de jugement après clôture de l'instruction. Le requérant fut inculpé du délit présumé de malversation et de deux délits continus du même type, du délit présumé de détention illégale et de quatre délits présumés contraires à la réglementation monétaire. Par une décision du 9 mai 1995, le juge central d'instruction no 5 confirma l'ordonnance d'inculpation.
46.
Le requérant fit appel de l'ordonnance d'inculpation.
47.
Par une décision du 13 juillet 1995, la chambre pénale de l'Audiencia nacional décida la remise en liberté du requérant moyennant une caution d'un montant de 200 millions de pesetas (1 200 000 EUR environ).
48.
Le 15 juillet 1995, l'un des inculpés, M.P., rectifia sa déposition et reconnut devant le juge central d'instruction no 5 sa participation à la séquestration et aux autres faits qui lui étaient imputés. Les 17 et 20 juillet 1995, d'autres inculpés firent de même et impliquèrent encore d'autres personnes dans cette procédure.
49.
Le 28 juillet 1995, le juge central d'instruction no 5 remit un ‘ exposé motivé ’ à la chambre pénale du Tribunal suprême dans laquelle il arguait que cette dernière devait poursuivre la procédure pour des raisons de compétence en vertu de l'immunité parlementaire de certaines des personnes impliquées, en particulier, F.G., président du gouvernement, J.B., ministre de l'Intérieur de 1982 à 1987 et alors député, et J.-M.B. et N.S., députés, qu'il ne pouvait citer à comparaître aux fins d'inculpation. Il se référait à l'importance à donner aux déclarations des personnes qui s'étaient incriminées elles-mêmes, déclarations dont la véracité ne saurait être mise en doute. L'ensemble des déclarations en question donnaient à penser qu'il existait vraisemblablement un réseau criminel, les faits de la cause ‘ ne portant pas sur une séquestration illégale isolée, mais devant plutôt être compris comme une phase d'un vaste plan d'action antiterroriste illégal ’.
C. La procédure devant le Tribunal suprême (Causa especial no 2530/95)
1. L'instruction menée par le juge délégué de la chambre pénale
50.
Le 31 juillet 1995, le Tribunal suprême accusa réception de l'exposé présenté par le juge central d'instruction no 5 et autorisa ce dernier à poursuivre les actes d'instruction urgents sauf pour ce qui était des personnes bénéficiant de l'immunité parlementaire.
51.
Le 18 août 1995, le Tribunal suprême se déclara compétent, en vertu de l'article 71 de la Constitution (voir paragraphe 89 ci-dessous) pour connaître de l'affaire. Le dossier no 17/1989 devint alors le dossier CE 2530/95. Le secret de l'instruction, prorogé par le juge central d'instruction no 5 le 10 juillet 1995, fut maintenu.
52.
Dans ses allégations présentées le 7 septembre 1995, l'avocat de l'État attira l'attention de la chambre du Tribunal suprême sur, d'une part, la coïncidence des déclarations de certaines personnes mises en cause et les hypothèses à la base de l'imputation des faits à certains inculpés par le juge et, d'autre part, les bénéfices que ces personnes en tiraient pour leur situation personnelle en prison. En effet, comme il a été indiqué ci-dessus (au paragraphe 24), J.A. et M.D. avaient décidé de collaborer avec la justice et avaient fait une déclaration, le 16 décembre 1994, devant le juge central d'instruction no 5, sur la séquestration de S.M. et avaient impliqué dans celle-ci leurs supérieurs hiérarchiques, qui avaient été arrêtés puis placés en détention provisoire. De nouvelles comparutions, ‘ elles aussi apparemment spontanées ’, comme l'indique l'avocat de l'État dans ses allégations, de J.A. et M.D. avaient conduit au placement immédiat en détention provisoire d'autres personnes, dont le requérant.
53.
Par une décision du 7 septembre 1995 rendue en séance plénière, le Tribunal suprême confia l'instruction de l'affaire à un juge d'instruction délégué de la chambre pénale du Tribunal suprême. Le dossier de l'instruction menée par le juge central d'instruction fut transmis au juge d'instruction délégué.
54.
Le juge d'instruction délégué poursuivit l'instruction, entendit les représentants des parties accusatrices et des inculpés, les personnes qui impliquaient J.B. et le requérant, en présence de toutes les parties et de leurs avocats respectifs. Il entendit, entre autres, les 27 et 28 septembre 1995 R.G.D. et J.S., les 4 et 5 octobre 1995 F.A.S. et M.P., le 11 octobre 1995 le requérant et, le 13 décembre 1995, J.B. Des confrontations eurent lieu, entre autres, le 20 octobre 1995, entre le requérant et J.S. et entre le requérant et F.A.S., ainsi que, les 20 et 21 décembre 1995 et 4 janvier 1996, entre J.B. et J.S., entre J.B. et F.A.S. et entre J.B. et R.G.D. Le juge d'instruction délégué remit, le 11 janvier 1996, J.B. en liberté provisoire sous caution. Il sollicita du Parlement espagnol la levée de l'immunité du ministre de l'Intérieur, ce qui fut accordé. M.B. fut ainsi inculpé, par une ordonnance du 23 janvier 1996 (pour le détail de la procédure d'instruction menée par le juge d'instruction délégué, voir ci-dessous l'arrêt du Tribunal constitutionnel du 17 mars 2001).
55.
Le 25 janvier 1996, le requérant et J.B. firent une déposition dite indagatoria (c'est-à-dire une déposition portant sur l'ordonnance d'inculpation). Par une ordonnance du 23 janvier 1996, le juge d'instruction délégué inculpa le requérant du chef d'appartenance à une bande armée. Il refusa d'entendre, en qualité de personnes mises en cause, le président du gouvernement (F.G.) ainsi que deux députés. Il accueillit de nouvelles preuves et en rejeta d'autres qui avaient été proposées par les parties. Les 21 et 22 mars 1996, J.A. et M.D. firent une déposition. Ce dernier en fit une autre le 5 juin 1996. Deux nouvelles confrontations eurent lieu, les 12 et 13 juin 1996, auxquelles participèrent, respectivement, J.B. et le requérant.
56.
Par une décision du 18 juillet 1996, la chambre pénale du Tribunal suprême rejeta l'appel formé contre l'ordonnance d'inculpation du 18 avril 1995 rendue par le juge central d'instruction no 5.
57.
Le requérant proposa certaines preuves telles que le témoignage, par commission rogatoire, de deux juges d'instruction français et d'un procureur, spécialisés dans la lutte antiterroriste, que le juge d'instruction délégué rejeta par des décisions des 5 mars et 16 décembre 1996 et du 21 janvier 1997, estimant que, au vu des questions proposées, les réponses de ces témoins ne pouvaient avoir aucune relation avec les faits concrets poursuivis. Ce rejet fut confirmé ultérieurement par une décision du Tribunal suprême du 12 mars 1997.
58.
Au terme de l'instruction, l'affaire fut renvoyée en jugement devant la chambre pénale du Tribunal suprême par une décision du 4 avril 1997.
59.
Le 24 avril 1998, le Tribunal suprême écarta les preuves proposées par le requérant se rapportant au témoignage de certaines autorités judiciaires, policières et politiques françaises figurant déjà dans les demandes précédentes de l'intéressé, en raison de leur manque de pertinence pour les faits de la présente espèce.
2. La procédure de jugement devant la chambre pénale du Tribunal suprême
60.
Les débats oraux débutèrent le 25 mai 1998 pour se terminer le 15 juillet 1998.
61.
Par un arrêt du 29 juillet 1998, la chambre pénale du Tribunal suprême, réunie en formation plénière de onze juges, reconnut le requérant coupable sur un chef de malversation de fonds publics et sur un chef de séquestration, et le condamna à une peine de dix ans d'emprisonnement, à douze ans d'interdiction absolue d'assumer des fonctions publiques, et à l'inéligibilité à des fonctions publiques pendant la durée de la condamnation ainsi qu'à des amendes. Elle le relaxa des autres chefs d'inculpation.
62.
Le Tribunal suprême conclut que les auteurs du délit de malversation étaient J.B. et le requérant. Ce dernier avait, par délégation du ministre, la disposition des fonds réservés, qui devaient servir à la séquestration planifiée. Tant le requérant que J.B. remplissaient la condition d'autorité et avaient toute liberté de disposer de ces fonds réservés. Ils avaient été au courant des incidences de la séquestration de S.M. jusqu'à la libération de celui-ci, grâce à des communications fréquentes avec le gouverneur civil de Biscaye. Ils avaient été impliqués par d'autres coïnculpés dans la mesure où ils avaient approuvé l'obtention de l'argent nécessaire provenant des fonds réservés et l'avaient procuré. Pour ce qui était du délit de séquestration, le Tribunal suprême nota qu'il y avait eu des contacts fréquents entre plusieurs coïnculpés, d'une part, et J.B. et le requérant, d'autre part, pendant toute la durée de la séquestration de S.M., jusqu'au moment de sa libération, décidée le 13 décembre 1983.
63.
Dans son arrêt, la chambre pénale du Tribunal suprême rejeta tout d'abord les exceptions préliminaires soulevées par le requérant, telles que la prescription des délits et les causes de nullité de la procédure. En ce qui concerne le rejet de la demande de récusation du juge central d'instruction no 5 près l'Audiencia nacional, la chambre estima que l'inimitié grave qui opposait ce dernier au requérant, selon celui-ci, n'avait pas été prouvée et que, en tout état de cause, le fait que ces deux hommes aient eu des divergences politiques à l'époque où le juge était rattaché au ministère de l'Intérieur ne pouvait être qualifié d'inimitié grave.
64.
Le Tribunal suprême s'exprima en ces termes dans la partie ‘ Faits prouvés ’ :
‘ (…) Le juge [en cause] (…) fut nommé par décret royal du 30 juillet 1993 délégué du gouvernement au plan national contre la drogue, avec rang de secrétaire d'État, rattaché d'abord au ministère des Affaires Sociales et ensuite au ministère de l'Intérieur à partir du 31 décembre de cette même année (…), puis cessa d'exercer ces fonctions, à sa propre demande, en vertu d'un décret royal 977/1994 du 13 mai.
A ce dernier ministère [le requérant] était, depuis de nombreuses années, le directeur général de la sécurité de l'État, avec le même rang de secrétaire d'État, et il a cessé d'exercer à ce poste en vertu d'un décret royal du 28 janvier 1994 (…)
Donc, les deux secrétaires d'État exercèrent conjointement au sein du ministère de l'Intérieur pendant un peu moins d'un mois.
Des incidents ou des circonstances qui auraient pu amener la présente chambre à conclure à l'existence d'une inimitié entre [le juge en cause et le requérant], pas plus que des prétendues menaces ou coercitions de toute sorte que [le juge] aurait utilisées lors de l'examen de la présente procédure, n'ont pu être établis. ’
65.
Dans la partie ‘ En droit ’ de son arrêt, lorsqu'il en vint à l'examen des exceptions préliminaires soulevées, le Tribunal suprême précisa ce qui suit :
‘ Le requérant et certains témoins soutiennent que le juge en cause prétendait s'intégrer au sein du ministère de l'Intérieur afin de commander les forces et corps de la sécurité de l'État quant aux matières portant sur le trafic de stupéfiants, et [que] le requérant, alors secrétaire d'État et directeur de la sécurité de l'État, s'y opposa, dans la mesure où il considérait que le commandement de ces forces devait être unique. Toutefois, personne n'a pu établir l'existence, en invoquant des incidents concrets, [de mauvaises relations prétendument publiques et notoires]. ’
66.
En ce qui concerne les allégations selon lesquelles le juge avait abandonné la politique en nourrissant des sentiments de vengeance ou de haine vis-à-vis du requérant qui l'auraient amené à impliquer celui-ci dans certains délits lorsqu'il avait intégré son poste de juge central d'instruction, le Tribunal suprême nota qu'il ne pouvait pas connaître la véritable intention du juge instructeur et qu'il était précisément du ressort de ce dernier de réunir de telles preuves. En outre :
‘ (…) le poste de délégué du gouvernement au plan national contre la drogue n'a aucun rapport avec les fonds réservés ou la lutte antiterroriste, ni avec les personnes concernées par cette dernière activité, qui constitue l'objet de la [présente] cause pénale ’.
67.
Le Tribunal suprême rejeta aussi la demande de nullité fondée sur la nouvelle cause de récusation introduite par la loi organique no 5/1997 du 4 décembre — à savoir le fait, pour un juge ou magistrat, d'avoir exercé une fonction publique à l'occasion de laquelle il aurait pu se forger une opinion, au détriment de l'impartialité requise, sur l'objet du litige ou sa cause, sur les parties, leurs représentants ou défenseurs —, car cette réforme législative n'avait pas d'effet rétroactif, même s'il ajoutait :
‘ (…) il se peut que l'activité dudit magistrat, dans ce dossier et dans d'autres relatifs au GAL, ait été la cause politique des modifications que la loi organique no 5/1997 a apportées à la loi organique sur le pouvoir judiciaire (…) ’.
68.
La chambre pénale du Tribunal suprême nota également que la procédure, de son ouverture jusqu'à la mi-décembre 1994, s'était caractérisée par une grande lenteur à obtenir des résultats dans le cadre de l'instruction.
69.
Le Tribunal suprême prenait en compte, pour conclure à la condamnation, entre autres, du requérant, les déclarations des coïnculpés, les témoignages, en particulier ceux de la victime, S.M., de certains documents déclassifiés et remis par le ministère de la Défense lors des débats oraux devant le Tribunal suprême, ainsi que les expertises à contenu médical, comptable, financier et calligraphique. Il notait que les coïnculpés J.S., R.G.D., F.A.S. et M.P. qui avaient, depuis le début de la procédure, écarté tout lien de la police et du ministère de l'Intérieur avec la séquestration de S.M., avaient changé d'avis et adopté une position contraire à partir de leurs dépositions de juillet 1995, tant devant le juge central d'instruction no 5 que devant le juge délégué de la chambre pénale du Tribunal suprême, ainsi que lors des confrontations qui avaient eu lieu devant ce dernier juge et dans le cadre des débats oraux devant la chambre. La nouvelle position ainsi adoptée les impliquait tant eux-mêmes que le requérant et J.B., et n'était pas inspirée par des sentiments de vengeance ou d'inimitié ni par le désir de se disculper ou d'obtenir certains avantages dans la procédure. Au contraire, ils avaient tous fait référence à leurs bonnes relations, et J.B. leur avait même rendu visite lorsqu'ils se trouvaient en prison afin de les encourager à rester sur leur position consistant à nier leur participation à la séquestration. Des confrontations avaient eu lieu entre J.B. et J.S. et entre le premier et R.G.D. lors des débats contradictoires. Le Tribunal suprême prenait aussi en compte certains documents du Centre supérieur des renseignements (Centro superior de información de la defensa, ‘ CESID ’) qui lui avaient été directement adressés par le ministère de la Défense, et qui mentionnaient les diverses possibilités d'opérations à effectuer en France dans le cadre de la lutte antiterroriste, et il n'estimait pas soutenable que des hautes autorités de Biscaye (le gouverneur civil), le secrétaire général du parti socialiste de Biscaye et des policiers haut gradés de la province aient pu agir sans l'approbation des responsables du ministère de l'Intérieur (dont le ministre et un secrétaire d'État). Par ailleurs, aucune investigation sérieuse sur l'éventuel séjour en Espagne de S.M. après sa séquestration sur le territoire français n'avait été effectuée. D'autre part, le Tribunal suprême écarta de la procédure certaines preuves entachées de nullité telles que celles qu'avait permis de recueillir l'écoute, sans autorisation judiciaire constatée, des communications téléphoniques entre J.B. et J.S.
70.
Quatre magistrats membres de la chambre exprimèrent une opinion dissidente, estimant non prouvée la participation du requérant à la détention et à la séquestration de S.M. ou à la mise à disposition d'un million de francs français pour le financement de l'opération.
71.
Selon deux des magistrats dissidents, certains éléments faisaient planer un doute sur la régularité de l'instruction. Ainsi, il existait, selon eux, des indices d'après lesquels les premières dépositions faites, mi-décembre 1994, par les inculpés J.A. et M.D., avaient été précédées de réunions informelles avec le juge central d'instruction no 5, ce qui pouvait les avoir privées de spontanéité ; elles auraient servi à imprimer une orientation à la suite de l'instruction et auraient été à l'origine des imputations dirigées contre le requérant et contre le ministre de l'Intérieur de l'époque. Immédiatement après ces dépositions, le 17 décembre 1994, le juge central d'instruction no 5 avait informé le juge de l'application des peines que la seule façon de prévenir les risques pour la vie de J.A. et M.D. était d'éviter que ceux-ci dorment en prison, où ils étaient censés passer la nuit quatre fois par semaine. Or ce bénéfice, ‘ insolite ’, d'après les magistrats dissidents, leur avait été octroyé.
72.
Concernant l'instruction menée par le juge délégué de la chambre pénale du Tribunal suprême, les magistrats dissidents estimaient ce qui suit :
‘ (…) l'instruction menée par le juge central n'offrait pas de garanties suffisantes, c'est pourquoi il faut se méfier de la reproduction des mesures d'instruction dans les débats oraux (…) ; il faut tenir compte du fait que toutes les mesures d'instruction adoptées dans la première phase n'ont pas été répétées en totalité par le juge d'instruction délégué de la chambre, et que la façon d'agir de celui-ci était inévitablement conditionnée par les résultats obtenus par des techniques discutables d'investigation du juge central d'instruction ’.
73.
Ils ajoutaient que :
‘ (…) les raisonnements sur lesquels la chambre du jugement a fondé sa conviction de culpabilité par rapport à J.B. et le requérant ignorent, à tort, les limites entre la responsabilité politique de ces derniers, qui ne ressortit pas à la compétence de ce Tribunal, et une responsabilité pénale qui, selon nous, n'a pas été prouvée (…) ’
74.
Pour ces magistrats, l'arrêt portait aussi atteinte au principe de la présomption d'innocence ; en l'espèce, ils considéraient que le requérant était condamné sans preuve à charge suffisante.
75.
L'un des deux autres magistrats dissidents estimait que le requérant aurait dû être acquitté et que, comme les deux premiers magistrats le mentionnaient, l'arrêt portait atteinte au principe de la présomption d'innocence, le requérant étant condamné sans preuve à charge et le délit étant prescrit.
D. La procédure d'amparo devant le Tribunal constitutionnel
76.
Le 21 août 1998, le requérant forma un recours d'amparo contre cet arrêt devant le Tribunal constitutionnel en invoquant, entre autres, l'article 24 §§ 1 et 2 (droit à un procès équitable, à un tribunal indépendant et impartial, et à la présomption d'innocence) de la Constitution.
77.
Dans son recours, le requérant se plaignait du manque d'impartialité du juge central d'instruction no 5, étant donné les rapports entre ce juge instructeur et lui-même, ainsi que la relation entre le juge instructeur et l'objet du litige. Il estimait que le juge central d'instruction no 5 aurait dû être récusé en application de la nouvelle cause de récusation introduite par la réforme de la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire en raison de ses fonctions auprès du ministère de l'Intérieur.
78.
Par une décision du 12 novembre 1998, le Tribunal constitutionnel déclara le recours d'amparo recevable. Il ouvrit parallèlement le dossier sur la situation personnelle du requérant pour décider de la suspension ou non de l'exécution de la peine d'emprisonnement pendant la procédure d'examen du recours d'amparo.
79.
Par une décision du 26 novembre 1998, le Tribunal constitutionnel décida la non-suspension de l'exécution de l'arrêt a quo.
80.
Le 22 décembre 1998, la chambre pénale du Tribunal suprême présenta un rapport favorable à l'octroi au requérant et à J.B. d'une mesure partielle de grâce.
81.
Le lendemain, 23 décembre 1998, sur accord du Conseil des ministres, le requérant bénéficia d'une mesure partielle de grâce pour ce qui était de l'interdiction absolue d'assumer des fonctions publiques et l'inéligibilité à des fonctions publiques, et réduisit de deux tiers la durée de la peine privative de liberté qui lui avait été infligée.
82.
Le 29 décembre 1998, le Tribunal constitutionnel décida la suspension de l'exécution de l'arrêt contesté pour ce qui était de la peine privative de liberté seulement.
83.
Le Tribunal constitutionnel invita alors le requérant ainsi que le ministère public et toutes les autres parties mises en cause à présenter leurs observations écrites. Le 3 février 1999, le requérant déposa ses observations. Le 8 février 1999, l'avocat de l'État remit ses observations concluant au rejet des griefs formulés par le requérant. Le 10 février 1999, le ministère public présenta son avis dans lequel il concluait au rejet des griefs du requérant. Le 12 février 1999, l'une des parties accusatrices ayant agi en cette qualité dans le cadre de la procédure pénale présenta ses observations, s'exprimant dans le même sens que le ministère public et l'avocat de l'État.
84.
Par un arrêt du 17 mars 2001, la haute juridiction, réunie en formation plénière, rejeta le recours d'amparo. Pour ce qui était de la violation alléguée de l'article 24 §§ 1 et 2 de la Constitution (droit à un procès équitable et à un juge indépendant et impartial établi par la loi, et à la présomption d'innocence), la haute juridiction rappela, tout d'abord, qu'il n'entrait pas dans ses attributions de substituer son appréciation des preuves à celle faite par les organes juridictionnels. En ce qui concerne le manque d'impartialité du juge instructeur allégué par le requérant, elle nota que la décision rendue par la chambre pénale du Tribunal suprême n'était pas entachée d'arbitraire ni déraisonnable.
85.
La haute juridiction s'exprima en ces termes :
‘ (…) Il est évident que le juge d'instruction peut avoir, tout comme le juge du fond, une relation particulière avec les parties et avec l'objet de la procédure, susceptible d'affecter négativement son équanimité dans la procédure. Cette conclusion se voit confirmée par l'article 219 LOPJ, dans la mesure où les motifs légaux d'abstention et de récusation sont valables pour tous les juges et magistrats et, spécifiquement, par le code de procédure pénale, qui non seulement réitère cette disposition mais prévoit expressément la possibilité de récuser le juge d'instruction (articles 58 et 61 § 2). Dans la mesure où l'instruction criminelle, malgré sa finalité inquisitive, oblige à tenir compte de toutes les circonstances pouvant jouer dans la qualification des faits objets des investigations, favorables ou défavorables à l'inculpé, permet l'adoption de mesures provisoires pouvant affecter les droits fondamentaux de la personne et doit respecter quelques principes (droits de la défense et droit de connaître les chefs d'accusation, principes du contradictoire et d'égalité des armes), il est nécessaire que le juge d'instruction remplisse les conditions exigées de neutralité tant par rapport aux parties que par rapport à l'objet de la procédure ’. (…)
Bien que le contenu de la garantie constitutionnelle d'impartialité du juge d'instruction, vu la configuration de notre système de procédure, ne soit pas identique à celui de la juridiction de jugement (il s'agira d'établir un parallèle avec les décisions qu'il aura adoptées dans une affaire concrète), l'impartialité est également exigible de la part du juge d'instruction dans la mesure où, lors de cette phase du procès pénal telle qu'elle est conçue dans nos lois procédurales, il doit se prononcer sur les allégations qui lui sont présentées, sans préjugés ni motivations contraires à l'application correcte du droit, et il doit prendre des décisions qui peuvent affecter les intérêts ou les droits fondamentaux des parties (c'est le cas des ordonnances de placement en détention provisoire ou de libération conditionnelle, d'inculpation, de non-lieu ou d'ouverture des débats oraux dans le cadre de la procédure abrégée, par exemple). [Ces décisions] doivent répondre à la condition préalable d'être adoptées par un juge qui se doit d'être subjectivement et objectivement neutre. (…)
Le requérant fonde ses soupçons concernant le manque d'impartialité objective du juge du tribunal central d'instruction sur trois aspects du rôle de ce dernier qui l'amènent à la conclusion que le juge ne pouvait instruire le procès diligenté à son encontre, alors que le requérant n'a pu l'écarter du procès, malgré ses demandes d'abstention et de récusation.
Le premier de ces aspects, c'est le fait que le juge récusé ait exercé les fonctions de secrétaire d'État auxquelles il avait été nommé en tant que délégué au plan national contre la drogue ; le deuxième aspect se trouve dans les prétendues connaissances extra-procédurales qu'il a pu acquérir lors de son passage au ministère de l'Intérieur en tant que haut fonctionnaire. Enfin, le troisième aspect, c'est que le magistrat a été réintégré au poste qu'il occupait antérieurement au sein du tribunal central d'instruction, ce qui lui aurait permis de choisir le moment et les affaires dont il aurait la charge. (…)
Même si dans ce cadre les apparences sont très importantes, de simples doutes ou soupçons éprouvés par le requérant qui récuse, ne sont pas suffisants. En effet, il est nécessaire qu'ils atteignent une certaine consistance qui permette d'affirmer qu'ils sont objectifs et légitimement justifiés. (…)
Pour que les doutes [sur l'impartialité objective du juge d'instruction] soient levés, il faut, comme point de départ, pouvoir établir une connexion entre son poste au ministère de l'Intérieur et l'objet concret de la présente procédure. L'examen des compétences du délégué du gouvernement au plan contre la drogue, même après son rattachement au ministère de l'Intérieur (…), est clair à cet effet (…). Le délégué s'était vu assigner la fonction de coordination entre les différents organismes, administrations et départements ministériels, ainsi que des corps et forces de sécurité de l'État pour les cas de délits de trafic de stupéfiants et de blanchiment d'argent commis par des organisations criminelles ou attribuées à la compétence de l'Audiencia nacional (…).
Il n'est donc pas possible, à partir de la simple réglementation légale du poste occupé par le juge récusé en tant que membre du pouvoir exécutif, de conclure à l'existence d'un rapport avec l'instruction de la procédure effectuée postérieurement par ce dernier, dans la mesure où l'objet de cette instruction était l'investigation des activités des dénommés ‘ groupes antiterroristes de libération ’ et l'emploi éventuel de fonds réservés du ministère de l'Intérieur pour leur financement, ce qui est étranger aux compétences [de l'intéressé] en tant que secrétaire d'État. Il est opportun de rappeler ici que la Cour européenne des Droits de l'Homme a considéré, dans l'affaire Gillow (arrêt du 24 novembre 1986), que le fait que l'un des membres du tribunal, ancien président des services du logement, avait décidé une affaire en rapport avec l'occupation d'un immeuble appartenant audit service, ne suffisait pas à inspirer des doutes sur son impartialité, étant donné que les éléments de preuve fournis ne montraient pas qu'à un moment quelconque il eût été mêlé, directement ou non, à l'affaire des requérants. Dans ce cas, comme dans la présente affaire, le simple exercice de fonctions antérieures ne suffit pas à inspirer des doutes légitimes sur l'impartialité du juge. (…)
Il convient de parvenir à des conclusions similaires quant à l'utilisation de connaissances extra-procédurales du juge d'instruction, à propos du délit objet des investigations, acquises pendant le passage du juge au ministère de l'Intérieur. Il ne faut pas oublier que le juge d'instruction possède dans la phase d'enquête de notre procès pénal une double position : celle de directeur de l'instruction et celle de garant des droits fondamentaux. La première de ces fonctions est l'enquête directe concernant les faits, avec une fonction à la fois inquisitoire et accusatoire. Cette fonction peut être considérée comme une activité d'instruction proprement dite et peut provoquer dans l'esprit du juge des préjugés ou des impressions défavorables à l'accusé (…). Tout acte d'instruction ne compromet pas nécessairement l'impartialité du juge. En effet, seul celui qui peut provoquer une conviction anticipée sur la participation de l'inculpé au fait punissable [incriminé], peut créer dans l'esprit du juge des préjugés sur la culpabilité, le rendant ainsi inapte à prendre part à la phase orale de la procédure (…). Ainsi, on ne peut exiger du magistrat instructeur qu'il ne se soit pas formé des préjugés ou des impressions préalables. Le déroulement de l'enquête renforcera les convictions du juge quant à la commission du délit et quant à la participation des auteurs, ce qui fait partie, tout naturellement, de sa position lors du procès et qui conditionnera les décisions ultérieures qu'il aura à prendre. (…)
Il y a lieu de rappeler à présent qu'une fois le litige renvoyé au Tribunal suprême, ce dernier a désigné un magistrat de sa chambre pénale pour qu'il effectuât une nouvelle instruction. Le nouveau magistrat instructeur désigné par la chambre, M., continua l'instruction et fit répéter, en sa présence, toutes les dépositions des personnes qui impliquaient J.B. et le requérant. Il procéda de même avec les dépositions de ce dernier, et ce en présence de toutes les parties et de leurs avocats respectifs.
La procédure suivie pour ces dépositions consista, après avoir informé les déclarants de leurs droits fondamentaux et légaux, à lire, devant eux, les dépositions faites devant le tribunal central d'instruction. Puis il leur fut demandé expressément s'ils souhaitaient les confirmer ou non, en sollicitant, le cas échéant, les explications venant justifier le changement de leurs propos, tant pendant l'instruction que postérieurement. Puis les déclarants furent soumis à un interrogatoire croisé avec les avocats des parties et aux questions du [juge d'instruction délégué].
Toutes les personnes interrogées ratifièrent, en substance, les témoignages antérieurs faits devant le juge central d'instruction, en expliquant, le cas échéant, leurs rétractations, et elles fournirent les informations demandées par les parties.
Le nouveau juge instructeur ordonna de nombreuses mesures probatoires supplémentaires, aussi bien des preuves écrites que des témoignages ou des expertises, de sa propre initiative ou à la requête des parties. A la suite de la demande et de l'obtention de l'autorisation voulue du Congrès des députés, le juge instructeur rendit une ordonnance d'inculpation qui, pour ce qui nous intéresse ici, élargit [les chefs d'inculpation] contre [le requérant], puisqu'il l'inculpa, en plus des délits pour lesquels il avait été mis en accusation par [le juge central no 5], d'un délit d'appartenance à une bande armée. (…)
Il ressort clairement de ce qui a été dit que l'activité menée par le juge instructeur de la deuxième chambre du Tribunal suprême ne s'est pas limitée à reproduire l'instruction antérieure, mais au contraire a représenté une nouvelle instruction dans le cadre de laquelle la majeure partie des actes d'instruction fut à nouveau effectuée (…)
Concernant ce juge instructeur de la deuxième chambre du Tribunal suprême, l'impartialité ne fait pas de doute pour le requérant. En effet, sa conduite ne révèle pas des préjugés ou préventions pouvant ternir la phase procédurale menée par lui, ni quant aux parties ni quant à l'objet du procès. Par conséquent, il n'est pas possible d'en tirer, comme le fait le requérant, une allégation de nullité de l'instruction menée par ce magistrat du Tribunal suprême, au motif que les actes de procédure réalisés par le titulaire du tribunal central d'Instruction no 5 de l'Audiencia nacional, avaient été, selon l'intéressé, entachés de partialité. (…)’.
86.
Le moyen tiré du manque d'impartialité fut, par conséquent, rejeté.
87.
Un magistrat du Tribunal constitutionnel exprima une opinion séparée. Il notait que :
‘ Bien que, comme l'estime la majorité dans son arrêt, opinion que je partage, l'instruction sans faute menée par le juge d'instruction délégué de la chambre pénale du Tribunal suprême M. fasse conclure au rejet du grief, nous aurions dû apprécier (…) le manque d'impartialité objective dans l'activité d'instruction initialement menée par le juge du tribunal central d'instruction no 5 près l'Audiencia nacional ’.
88.
Il indiquait ne pas souscrire au raisonnement de l'arrêt selon lequel les conditions requises pour une impartialité objective du juge instructeur récusé étaient remplies. Il ajoutait ce qui suit :
‘ (…) le fait que le juge central d'instruction no 5 a occupé un poste de délégué du gouvernement au plan national contre la drogue au sein du ministère de l'Intérieur, implique qu'il a eu une ‘ connaissance directe ’ de la réalité (adherencias de realidad) qui est celle visée par la loi comme motif d'écarter le juge de la cause. Cette connaissance, ces contacts avec la réalité de la matière que constitue la trame de l'instance pénale, rouverte ou maintenue, tiennent à l'exercice même d'une telle fonction, qui l'a lié à la personne de l'accusé, [le requérant], qui bénéficia, dans le même département, de la fonction de directeur de la sécurité de l'État, avec le même titre de secrétaire d'État que le juge instructeur récusé, et dont les contacts avec les membres de certains corps de la sécurité de l'État, ainsi que la possibilité d'avoir connaissance, sans obligatoirement en disposer ou les gérer lui-même, de la gestion des fonds réservés au budget concernant le ministère en question, ne sont pas étrangers à la fonction administrative de ce juge.
C'est cette réalité d'un environnement qui est propre à la fonction publique exercée et du contact avec les personnes qui lui étaient proches dans cet environnement, indépendamment du fait que les relations personnelles ne puissent pas être qualifiées d'inimitié manifeste, qui est à l'origine du manque d'impartialité objective manifestement couvert par l'article 219, point 12, de la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire. En effet, un tel environnement et ses liens furent suivis, pratiquement sans solution de continuité, par l'exercice de la fonction judiciaire d'instruction du dossier pénal qui était toujours ouvert. Or la réforme introduite par la loi organique no 5/1997 qui empêche un juge ou un magistrat ayant exercé une fonction publique de reprendre des fonctions juridictionnelles vise à instaurer ‘ davantage de distance entre les tâches publiques non judiciaires et l'exercice du pouvoir juridictionnel ’, pour citer le préambule de la loi en question.
Ne dément pas ce que je viens de dire, à mon avis, le fait que cette cause de récusation ait été légalement introduite après la récusation formée par le demandeur d'amparo, dans la mesure où nous ne nous trouvons pas, en l'espèce, devant un problème de rétroactivité de la loi, mais en présence d'une impartialité objective qui ne peut pas être précisée par le législateur dans des termes absolus (…), le numerus clausus des causes de récusation se référant, de façon prédominante, à celle à caractère subjectif. (…)
Le but de la cause d'abstention ou de récusation est d'éliminer des sphères d'intérêts juxtaposés qui auraient pu entrer en contact (…) et cela, quel que soit l'usage fait par la suite par le juge instructeur des connaissances extra-procédurales acquises dans le cadre de l'exercice de la fonction. L'examen rigoureux auquel il est procédé dans l'arrêt que je conteste a rendu inapplicable la cause légale dont il s'agit, laquelle tend à séparer deux sphères d'action qui, pour sauvegarder la nécessaire impartialité objective, doivent rester étrangères à toute influence réciproque. (…) ’
II. Le droit interne pertinent
89.
La Constitution espagnole :
Article 10 § 2
‘ Les dispositions relatives aux droits fondamentaux et aux libertés reconnus par la Constitution seront interprétés conformément à la Déclaration universelle des Droits de l'Homme et aux traités et accords internationaux sur les mêmes matières ratifiés par l'Espagne. ’
Article 24
- ‘ 1.
Toute personne a le droit d'obtenir une protection effective des juges et tribunaux pour l'exercice de ses droits et intérêts légitimes, sans qu'en aucun cas elle ne soit en mesure de se défendre.
- 2.
De même, toute personne a droit à un juge de droit commun déterminé préalablement par la loi, a le droit de se défendre et de se faire assister par un avocat, d'être informée de l'accusation portée contre elle, d'avoir un procès public sans délais indus et dans le respect de toutes les garanties, d'utiliser les moyens de preuve pertinents pour sa défense, de ne pas s'incriminer soi-même, de ne pas s'avouer coupable et d'être présumée innocente.
(…)’
Article 71
- ‘ 1.
Les députés et les sénateurs ne peuvent être poursuivis à l'occasion des opinions exprimées dans l'exercice de leurs fonctions.
- 2.
Pendant la durée de leur mandat, les députés et les sénateurs jouissent également de l'immunité et ne peuvent être arrêtés qu'en cas de flagrant délit. Ils ne peuvent pas être inculpés ni poursuivis en justice sans l'autorisation préalable de leur chambre.
- 3.
Dans des procès contre des députés et des sénateurs, la compétence revient à la chambre pénale du Tribunal suprême.
(…)’
La compétence de la chambre pénale du Tribunal suprême est expliquée en détail à l'article 57 § 1, al. 2 de la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire. Elle est compétente pour instruire et juger les procédures diligentées contre le président du Gouvernement, les présidents du Congrès et du Sénat, les présidents du Tribunal suprême, du Conseil général du pouvoir judiciaire, du Tribunal constitutionnel, des membres du Gouvernement, des députés et des sénateurs, entre autres.
90.
La loi organique no 6/1985 du 1er juillet 1985 portant sur le pouvoir judiciaire :
Article 52
‘ Les magistrats, juges et assesseurs, de tout grade et hiérarchie, ne peuvent être récusés que pour un motif légitime ’.
Chapitre II : Sur la récusation des juges d'instruction et magistrats
Article 217
‘ Les juges et magistrats doivent se déporter ou, le cas échéant, peuvent être récusés pour les causes déterminées par la loi. ’
Article 218 § 2
‘ Seuls pourront récuser :
- 2.
Dans les affaires pénales, le procureur public, la partie accusatrice populaire ou privée, la partie civile, l'accusé ou l'inculpé, la personne mise en examen ou dénoncée et le tiers responsable civil. ’
Article 219
‘ Constituent des causes de déport ou, selon le cas, de récusation :
(…)
- 4.
le fait d'être ou d'avoir été accusé par une des parties comme étant responsable d'un délit ou d'une contravention ; (…)
- 6.
le fait d'être ou d'avoir été accusateur d'une des parties. (…)
- 8.
une amitié intime ou une inimitié manifeste.
- 9.
le fait d'avoir un intérêt direct ou indirect au litige. (…)
- 12.
(voir la loi organique no 5/1997, qui a modifié la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire). ’
Article 221
‘ Le juge ou magistrat qui est frappé par l'une des causes exposées aux articles précédents doit se déporter de l'affaire sans attendre d'être récusé.
(…) ’
Article 223
‘ La demande en récusation doit être formulée par la partie dès qu'elle a connaissance de la cause de récusation. Si la partie avait connaissance de la cause de récusation dès avant le litige, elle doit, sous peine d'irrecevabilité, la mentionner au début de la procédure.
(…) ’
91.
La loi organique no 5/1997 du 4 décembre 1997 de réforme de la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire no 6/1985 a ajouté une nouvelle cause d'abstention ou de récusation des juges.
Exposé des motifs
‘ La présente loi propose de réformer les normes concernant (…) les situations administratives des personnes en charge de l'administration de la justice, en particulier les dispositions relatives au statut des juges et magistrats concernant l'exercice par ces derniers de fonctions publiques à caractère politique, étrangères à l'administration de la justice.
(…)
En premier lieu, sont substantiellement réduites les fonctions publiques dont l'exercice par des juges ou magistrats impliquera une mise à disposition (servicios especiales), avec maintien du poste précédemment occupé puis réintégration à celui-ci une fois la fonction publique terminée. Ainsi, ni les membres du gouvernement national ou des gouvernements autonomes, ni les secrétaires d'État, sous-secrétaires et secrétaires généraux, les députés, sénateurs ou membres des Assemblées législatives autonomes, ne bénéficieront de la mise à disposition susmentionnée. De même, ne bénéficieront plus de ces mises à disposition les personnes appelées à occuper des postes au ministère de la présidence du gouvernement. Cependant, pareille [mise à disposition] restera possible lorsqu'elle paraîtra raisonnable, dans certains cas où la nature et le contenu fonctionnel du poste et de sa catégorie le justifient.
En deuxième lieu, il est disposé que, sauf les exceptions déjà mentionnées, les juges et magistrats qui seraient élus membres d'une Chambre législative ou d'une Corporation municipale ainsi que ceux qui exercent des fonctions politiques ou de confiance, devront attendre trois années avant de réintégrer le service qui était le leur viennent ou un autre service qui comporterait l'exercice de la puissance juridictionnelle. ’
Article 4
‘ A l'article 219 de la loi organique 6/1985, du 1er juillet, portant sur le Pouvoir judiciaire il est ajouté un nouveau point [le point 12], qui dispose :
[Est une cause de déport ou de récusation :]
- ‘ 12.
Le fait, pour un juge ou magistrat d'avoir exercé une fonction publique à l'occasion de laquelle il aura pu se faire une opinion, au détriment de l'impartialité requise, sur l'objet du litige ou sa cause, sur les parties, leurs représentants ou leurs défenseurs. ’
(…) ’
92.
La loi organique no 19/2003, du 23 décembre de 2003, de réforme de la loi organique no 6/1985 portant sur le pouvoir judiciaire a modifié l'article 219 de cette dernière.
Article 219
‘ Est une cause de déport ou de récusation :
(…)
- 13.
Le fait d'avoir exercé une fonction publique, un emploi ou une profession à l'occasion desquels l'intéressé aura participé directement ou indirectement à l'affaire objet du litige ou à une autre ayant un rapport avec ce dernier. ’
93.
Le code de procédure pénale :
Article 118
‘ Toute personne accusée d'une infraction peut exercer les droits de la défense en participant à la procédure, quel qu'en soit le type, à partir du moment où elle est informée de son existence, qu'elle ait fait l'objet d'une détention ou de toute autre mesure préventive, ou bien qu'elle ait été mise en examen, auquel cas elle est informée de ce droit.
La recevabilité d'une plainte pénale ainsi que tout acte de procédure résultant de la mise en examen du chef d'un délit contre une ou plusieurs personnes déterminées sont portés immédiatement à la connaissance des [auteurs] présumés [des faits reprochés].
Pour exercer le droit reconnu au premier alinéa, les personnes intéressées doivent être représentées par un avoué et défendues par un avocat. Ceux-ci sont désignés d'office en cas de non-désignation par l'intéressé et s'il en fait la demande (…)
En l'absence de désignation d'un avoué ou d'un avocat, les personnes intéressées sont invitées à procéder à leur désignation. Lorsque les personnes intéressées ne procèdent pas à la désignation d'un conseil de leur choix, des défenseurs sont désignés d'office lorsque la procédure atteint un état d'avancement exigeant le conseil de défenseurs ou lorsqu'un recours pour lequel leur concours est indispensable doit être exercé. ’
Article 302
‘ Les parties à la procédure peuvent prendre connaissance des actes réalisés et prendre part à tous les actes de procédure.
(…) ’
En droit
I. Sur la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la Convention
94.
Le requérant se plaint de ce que sa cause n'ait pas été examinée par un tribunal impartial, dans la mesure où, selon lui, des doutes légitimes existaient quant à l'impartialité du juge central d'instruction no 5 de l'Audiencia nacional étant donné les mauvaises relations qu'il entretenait avec celui-ci et le rapport qu'avait le juge instructeur avec l'objet de la procédure litigieuse. Il invoque l'article 6 § 1 de la Convention qui, dans ses parties pertinentes, est libellé comme suit :
- ‘ 1.
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (…) par un tribunal (…) impartial, qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
(…) ’
A. Observations des parties
1. Le Gouvernement
95.
Pour ce qui est de l'impartialité subjective, le Gouvernement soutient que le juge central d'instruction no 5 près l'Audiencia nacional démentit ouvertement, lorsqu'il émit son rapport à l'occasion de la demande de récusation, l'existence d'une inimitié avec le requérant. Il relève (paragraphes 14–17, 20 et 21 ci-dessus), que le requérant et le juge central d'instruction no 5 se sont trouvés en même temps au sein du ministère de l'Intérieur, en tant que secrétaires d'État, un peu moins d'un mois. Il est impossible de savoir si, comme le dit le requérant, le juge nourrissait un sentiment de vengeance lorsqu'il démissionna de ses fonctions politiques et réintégra son poste de juge, mais les fonctions politiques du juge n'avaient, de toute façon, aucun rapport avec les fonds réservés ni la lutte antiterroriste. Par ailleurs, la demande de récusation présentée par le requérant fut rejetée par un juge dont l'impartialité n'a pas été mise en cause et le Tribunal suprême, réuni en formation plénière, estima que l'inimitié alléguée n'avait pas été prouvée. Le prétendu manque d'impartialité subjective du juge central no 5 n'est que l'expression du désaccord du requérant avec l'appréciation des preuves effectuée lors de l'examen de sa demande de récusation.
96.
Le Gouvernement se réfère à cet égard à la jurisprudence de la Cour selon laquelle l'impartialité subjective du juge est présumée jusqu'à preuve du contraire (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, série A no 86, et Piersack c. Belgique, 1er octobre 1982, série A no 53). Il rappelle que la tâche de la Cour consiste à rechercher si la procédure litigieuse, envisagée en bloc, revêtit un caractère équitable, notamment quant au mode d'administration des preuves (voir, entre autres, Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B). Il conclut que l'inimitié alléguée n'ayant aucunement été prouvée, la présomption d'impartialité du juge doit prévaloir.
97.
Concernant les plaintes déposées au pénal par le requérant et la demande de récusation rejetée par une décision du 14 février 1995, le Gouvernement rappelle, comme l'arrêt de condamnation l'a constaté, que pour que les motifs de récusation invoqués pussent être appréciés, les plaintes auraient dû être présentées avant le début de la procédure dans le cadre de laquelle la récusation était formulée alors que, en l'espèce, la procédure était déjà entamée contre le secrétaire personnel du requérant. Par ailleurs, les plaintes ont été classées puisque les faits imputés au récusé ne pouvaient pas être qualifiés de délit ni de contravention.
98.
Quant à l'impartialité objective, le Gouvernement se réfère à l'arrêt Gautrin et autres c. France du 20 mai 1998 (§ 58, Recueil des arrêts et décisions 1998-III), et relève que les appréhensions du requérant se bornent au constat que le juge récusé a occupé le poste de délégué au plan national contre la drogue, rattaché pendant un certain temps au ministère de l'Intérieur, sans que toutefois l'intéressé précise pourquoi cette circonstance impliquerait un intérêt direct ou indirect du juge, ni en quoi consisterait cet intérêt.
99.
Le Gouvernement souligne que le droit à un juge impartial n'est pas mis en cause par cela seul que le juge récusé a exercé des fonctions au sein du pouvoir exécutif avant de réintégrer son ancien poste de juge central d'instruction près l'Audiencia nacional. Selon lui, pour que son impartialité suscite des doutes, il faut que le juge en question ait pu, du fait de son poste à caractère politique, se forger une opinion sur l'objet de la procédure ou sur les parties à cette dernière ; or, en l'espèce, il n'a pas été prouvé que le juge ait pu se faire pareille opinion dans le cadre de ses fonctions en tant que délégué au plan national contre la drogue ni qu'il ait acquis des connaissances extra-procédurales, qui ne peuvent être présumées. Le Gouvernement insiste sur le fait que, dans la procédure pénale espagnole, le juge instructeur est tant le directeur de l'instruction que le garant des droits fondamentaux, et que les effets des actes d'instruction et leur valeur probante dépendent, non pas des connaissances privées ou extra-procédurales du juge d'instruction, mais de ce qui résulte des débats oraux et de la décision de la juridiction du fond. Par ailleurs, le juge d'instruction délégué de la chambre pénale du Tribunal suprême poursuivit l'enquête et recueillit une nouvelle fois bon nombre des preuves déjà versées au dossier. Les dépositions faites devant le juge central d'instruction furent lues à l'audience, les intéressés eurent la possibilité de les confirmer ou non et purent s'exprimer sur leurs modifications éventuelles. Ils furent interrogés par les avocats des parties et répondirent aux questions du juge d'instruction délégué.
100.
Le Gouvernement observe que le motif de récusation ajouté à la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire par la loi organique no 5/1997 du 4 décembre 1997 a disparu en tant que tel de cette loi et a été remplacé par l'article 219, point 13, de la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire, dans la version donnée par la loi organique no 19/2003 du 23 décembre 2003. Selon lui, aucune connexité préalable entre le juge récusé et l'objet de la procédure n'a pu être prouvée. Par ailleurs, ainsi que le prévoient les lois organiques portant sur le régime électoral général et sur le pouvoir judiciaire, les juges qui se portent candidats aux élections ont le droit de se voir conserver leur poste et de réintégrer ce dernier lorsqu'ils cessent d'exercer leurs fonctions électives.
101.
Le Gouvernement souligne enfin qu'à supposer même que le juge central d'instruction no 5 n'ait pas été impartial (ce qu'il conteste), ses décisions concernant des mesures telles que le placement en détention provisoire ou l'ordonnance d'inculpation étaient susceptibles d'appel devant la chambre pénale de l'Audiencia nacional. Il insiste par ailleurs sur l'instruction très complète menée par le juge d'instruction délégué de la chambre pénale du Tribunal suprême, qui entendit les dépositions des inculpés, des témoignages et des expertises, et put examiner le dossier. Il note que quatre des coïnculpés, qui avaient refusé de façon solidaire de reconnaître toute participation de la police et du ministère de l'Intérieur dans la séquestration de S.M. lors de leurs premières déclarations, décidèrent toutefois, devant le juge central d'instruction no 5 dans leurs dépositions de juillet 1995 comme devant le juge d'instruction délégué de la chambre pénale du Tribunal suprême et dans le cadre des débats oraux devant la chambre du Tribunal suprême, de s'incriminer eux-mêmes, et d'impliquer le ministre de l'Intérieur et le directeur de la sécurité de l'État (le requérant).
2. Le requérant
102.
Pour ce qui est de l'impartialité subjective, le requérant estime qu'aucune des déclarations du représentant de l'État ne dément que tous les actes d'instruction aient été effectués par le juge central d'instruction no 5, dont l'inimitié manifeste avec le requérant aurait été démontrée. Cette inimitié découlerait de leur rivalité politique lorsque le juge en cause occupait un poste au ministère de l'Intérieur et du désir de ce juge d'avoir un contrôle direct sur les forces de sécurité de l'État, ce à quoi le requérant s'était opposé frontalement. D'après l'intéressé, il est pour le moins anormal qu'un secrétaire d'État auprès du ministère de l'Intérieur puisse être juge instructeur dans une procédure pénale diligentée à l'encontre d'un autre secrétaire d'État du même ministère, non seulement en raison de l'inimitié manifeste qui régnait entre eux, mais aussi parce que la connaissance extra-procédurale qu'il avait des faits et des personnes jette le doute sur son ‘ apparence d'impartialité ’. Le requérant rappelle à cet égard que le juge no 5 le plaça en détention provisoire lors de sa première déposition.
103.
Le requérant souligne qu'aucun des éléments de preuve soumis dans la demande de récusation n'a été accepté. Or, lors des débats oraux, toutes les personnes interrogées ont dit qu'il s'agissait d'une inimitié manifeste et connue, voire publique et notoire. Pour le requérant, le juge d'instruction n'avait pas l'impartialité subjective requise, d'autant que, comme le dit la Cour (Piersack c. Belgique, précité), en matière d'impartialité judiciaire, même les apparences ont de l'importance.
104.
Le requérant estime que l'instruction de l'affaire est la conséquence d'une décision politique et personnelle du juge qui, en tant que secrétaire d'État auprès du ministère de l'Intérieur, possédait des informations et des connaissances en rapport avec l'affaire pénale, de sorte que l'investigation qu'il a menée ne peut être considérée comme objectivement impartiale. Il rappelle que le juge en cause a démissionné avec fracas de son activité politique, après un discours enflammé contre le président du gouvernement de l'époque, qui avait refusé de lui octroyer le contrôle total des forces de sécurité de l'État qu'il réclamait.
105.
Il considère que, comme la Cour l'a dit à de nombreuses reprises, l'impartialité objective garantit que les membres du pouvoir judiciaire, dans l'exercice de leurs fonctions, ne partent pas d'une idée préconçue ou d'un préjugé, en raison de leur lien préalable avec l'objet du litige. En l'espèce, il existe pour le requérant un lien préalable évident entre le juge, l'objet du litige et les parties, qui a de toute évidence contaminé l'instruction.
106.
Selon le requérant, le motif de récusation du juge concerné est si évident que le législateur l'a retenu et l'a introduit peu après parmi les motifs de récusation prévus à l'article 219, point 12, de la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire, par la loi organique no 5/1997 du 4 décembre (voir ci-dessus, ‘ Droit interne pertinent ’). Il est ainsi affirmé, dans l'exposé des motifs de cette dernière loi, que ‘ sont substantiellement réduites les fonctions publiques dont l'exercice par des juges ou magistrats impliquera une mise à disposition, avec maintien du poste précédemment occupé puis réintégration à celui-ci, une fois la fonction publique terminée ’, dont celles de secrétaire d'État.
107.
Le requérant soutient enfin que dans l'instruction qu'il a menée, le juge d'instruction délégué de la chambre pénale du Tribunal suprême s'est borné à recueillir une nouvelle fois les preuves déjà versées au dossier, les témoins ayant été invités à confirmer les dépositions faites devant le juge central d'instruction no 5.
B. Appréciation par la Cour
1. Sur l'applicabilité de l'article 6
108.
La Cour rappelle tout d'abord que l'exigence d'impartialité ne vise en principe que le ‘ tribunal ’ qui se caractérise au sens matériel par son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit et à l'issue d'une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence (voir, notamment, Strivay, Simon et Simon c. Belgique (déc.), no 44559/98, 45038/98 et 45083/98, 5 septembre 2002 ; H. c. Belgique, 30 novembre 1987, § 50, série A no 127, et Sramek c. Autriche, 22 octobre 1984, § 36, série A no 84). Se pose avant tout la question de savoir si tel est le cas d'un juge chargé d'une instruction pénale et si les principes régissant l'exigence d'impartialité doivent lui être appliqués de la même manière qu'aux juges du fond, et notamment en considération de la particularité de la phase d'instruction (Mitterrand c . France (déc.), no 39344/04, 7 novembre 2006).
109.
La Cour rappelle qu'à maintes reprises, elle a considéré que les garanties de l'article 6 s'appliquaient à l'ensemble de la procédure, y compris aux phases de l'information préliminaire et de l'instruction judiciaire (voir, notamment, les arrêts Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 36, et Pandy c. Belgique, no 13583/02, § 50, 21 septembre 2006) dans la mesure où leur inobservation initiale risque de compromettre gravement le caractère équitable du procès. Il ne faut pas oublier que la Convention a pour but de ‘ protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs ’ (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32) et que la jurisprudence de la Cour ne se désintéresse pas des phases qui se déroulent avant la procédure de jugement. Ainsi, l'article 6 — spécialement son paragraphe 3 — peut jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si, et dans la mesure où, son inobservation initiale risque de compromettre gravement l'équité du procès (Imbrioscia, précité, § 36). Ainsi qu'il est établi dans la jurisprudence de la Cour, le droit énoncé au paragraphe 3 c) de l'article 6 constitue un élément parmi d'autres de la notion de procès équitable en matière pénale contenue au paragraphe 1 (Imbrioscia, précité, § 37, Brennan c. Royaume-Uni, no 39846/98, § 45, CEDH 2001-X, et Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 50, 27 novembre 2008).
110.
Il est vrai que l'article 6 § 1 de la Convention garantit le droit a un ‘ tribunal indépendant et impartial ’ et que la notion de ‘ tribunal ’ ne s'étend pas au juge d'instruction, qui n'est pas appelé à se prononcer sur le bien-fondé d'une ‘ accusation en matière pénale ’.
111.
Toutefois, dans la mesure où les actes accomplis par le juge d'instruction influent directement et inéluctablement sur la conduite et, dès lors, sur l'équité de la procédure ultérieure, y compris le procès proprement dit, la Cour estime que, même si certaines des garanties procédurales envisagées par l'article 6 § 1 de la Convention peuvent ne pas s'appliquer au stade de l'instruction, les exigences du droit à un procès équitable au sens large impliquent nécessairement que le juge d'instruction soit impartial (voir, mutatis mutandis, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 86, 15 octobre 2009). Elle a par ailleurs souligné l'importance du stade de l'enquête pour la préparation du procès, dans la mesure où les preuves obtenues durant cette phase déterminent le cadre dans lequel l'infraction imputée sera examinée au procès (Can c. Autriche, no 9300/81, rapport de la Commission du 12 juillet 1984, § 50, série A no 96).
112.
A ce propos, la Cour observe que le droit espagnol exige par ailleurs que le juge d'instruction, chargé d'instruire tant à charge qu'à décharge, réponde à des critères d'impartialité. Par son système de garantie collective des droits qu'elle consacre, la Convention vient renforcer, conformément au principe de subsidiarité, la protection qui en est offerte au niveau national (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, § 28, Recueil 1998-I), conformément à son article 53.
113.
La Cour relève à cet égard que le Tribunal constitutionnel a reconnu dans son arrêt que le juge d'instruction est, d'une part le directeur de l'instruction et, d'autre part, un juge des garanties ; l'adoption par le juge d'instruction de certaines mesures provisoires qui affectent les droits fondamentaux de la personne soumise à une instruction pénale requiert que ce juge, comme tout autre juge, soit objectivement et subjectivement impartial. Cette question est d'autant plus importante en l'espèce que, d'une part, le juge central d'instruction no 5 plaça le requérant en détention provisoire sans caution et que, d'autre part, le requérant a été jugé et condamné en seule et unique instance par le Tribunal suprême.
114.
Eu égard à ce qui précède, compte tenu des spécificités du droit espagnol à cet égard et, notamment, quant à l'exigence de l'impartialité du juge d'instruction, la Cour conclut que l'article 6 § 1 trouve à s'appliquer à la procédure d'instruction menée en l'espèce par le juge central d'instruction no 5 près l'Audiencia nacional.
2. Sur l'observation de l'article 6
a) Les principes généraux
115.
La Cour rappelle d'emblée sa jurisprudence relative à l'impartialité d'un tribunal. Au vu de ce qui précède, elle estime que cette jurisprudence s'applique également au juge d'instruction. L'impartialité? se définit d'ordinaire par l'absence de préjugé ou de parti pris. Son existence peut s'apprécier de diverses manières. La Cour distingue entre une démarche subjective, essayant de déterminer ce que tel juge pensait dans son for intérieur ou quel était son intérêt dans une affaire particulière, et une démarche objective amenant á rechercher s'il offrait des garanties suffisantes pour exclure á cet égard tout doute légitime (Piersack c. Belgique, 1er octobre 1982, § 30, série A no 53, et Grieves c. Royaume-Uni [GC], no 57067/00, § 69, 16 décembre 2003). En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance (Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998-VIII, et Morel c. France, no 34130/96, § 42, CEDH 2000-VI). Pour se prononcer sur l'existence, dans une affaire donnée, d'une raison légitime de redouter d'un organe particulier un défaut d'impartialité, l'optique de celui qui met en doute l'impartialité entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L'élément déterminant consiste à savoir si l'on peut considérer les appréhensions de l'intéressé comme objectivement justifiées (Ferrantelli et Santangelo c. Italie, § 58, 7 août 1996, Recueil 1996-III, et Wettstein c. Suisse, no 33958/96, § 44, CEDH 2000-XII).
116.
Dans le cadre de la démarche subjective, la Cour a toujours considéré que l'impartialité personnelle d'un magistrat se présume jusqu'á la preuve du contraire (Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, § 47, série A no 154). Quant au type de preuve requis, elle a par exemple cherché à vérifier le bien-fondé d'allégations selon lesquelles un juge avait témoigné d'une hostilité ou malveillance quelconque envers l'accusé ou, mû par des motifs d'ordre personnel, s'était arrangé pour obtenir l'attribution d'une affaire (De Cubber, arrêt précité, § 25). Le principe selon lequel un tribunal doit être présumé exempt de préjugé ou de partialité est depuis longtemps établi dans la jurisprudence de la Cour (voir, par exemple, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 58, série A no 43). La Cour reconnaît la difficulté d'établir l'existence d'une violation de l'article 6 pour partialité subjective. C'est la raison pour laquelle, dans la très grande majorité des affaires soulevant des questions de partialité, elle a eu recours à la démarche objective. La frontière entre les deux notions n'est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d'un juge peut, du point de vue d'un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective) mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 119, CEDH 2005-XIII).
117.
Une analyse de la jurisprudence de la Cour permet de distinguer deux types de situations susceptibles de dénoter un défaut d'impartialité du juge. Le premier, d'ordre fonctionnel, regroupe les cas où la conduite personnelle du juge n'est absolument pas en cause mais où, par exemple, l'exercice par la même personne de différentes fonctions dans le cadre du processus judiciaire (Piersack, arrêt précité) ou des liens hiérarchiques ou autres avec un autre acteur de la procédure (voir les affaires de cours martiales, par exemple Miller et autres c. Royaume-Uni, nos 45825/99, 45826/99 et 45827/99, 26 octobre 2004) suscitent des doutes objectivement justifiés quant à l'impartialité du tribunal, lequel ne répond donc pas aux normes de la Convention selon la démarche objective. Le second type de situations est d'ordre personnel et se rapporte à la conduite des juges dans une affaire donnée. D'un point de vue objectif, pareille conduite peut suffire à fonder des craintes légitimes et objectivement justifiées, comme dans l'affaire Buscemi c. Italie (no 29569/95, § 67, CEDH 1999-VI), mais peut également poser problème dans le cadre de la démarche subjective (voir, par exemple, l'affaire Lavents c. Lettonie (no 58442/00, 28 novembre 2002), voire révéler des préjugés personnels de la part des juges. A cet égard la réponse à la question de savoir s'il y a lieu de recourir à la démarche objective, à la démarche subjective ou aux deux dépend des circonstances de la conduite litigieuse.
b) Application à l'espèce des principes ci-dessus
118.
La Cour se propose d'examiner le grief du requérant en appliquant chacune des deux démarches, à la lumière des considérations exposées ci-dessus relativement à la partialité fonctionnelle et à la partialité personnelle des magistrats.
i. La démarche objective
119.
Le requérant allègue que, dans les circonstances particulières de l'affaire, des doutes légitimes existaient quant à l'impartialité du juge central d'instruction no 5 près l'Audiencia nacional étant donné, d'une part, les mauvaises relations entre lui-même et le juge instructeur et, d'autre part, le rapport entre l'objet de la procédure litigieuse et le juge instructeur, en raison des activités exercées par ce dernier auprès du ministère de l'Intérieur. Celles-ci auraient permis au juge d'avoir une connaissance extra-procédurale étendue des faits et des personnes concernées par le procès en question, mettant ainsi en cause l'apparence d'impartialité du juge central d'instruction no 5.
120.
La Cour relève qu'au moment du prononcé de l'arrêt du Tribunal suprême en l'espèce, le 29 juillet 1998, une modification de la LOPJ était intervenue en vertu des lois organiques no 5/1997 et no 19/2003 (voir les paragraphes 91 et 92 ci-dessus), par laquelle une nouvelle cause d'abstention ou de récusation des juges a été ajoutée. Selon l'exposé des motifs de cette loi, les juges et magistrats qui seraient élus membres d'une chambre législative ainsi que ceux qui exerceraient des fonctions politiques devraient attendre trois ans avant de réintégrer leur ancien poste ou tout autre poste qui comporterait l'exercice de la fonction juridictionnelle. L'article 4 de cette loi ajoutait en effet comme cause de déport ou de récusation le fait d'avoir ‘ exercé une fonction publique à l'occasion de laquelle [le juge] aura[it] pu se faire une opinion, au détriment de l'impartialité requise, sur l'objet du litige ou sa cause, sur les parties, leurs représentants ou leurs défenseurs. ’
121.
La Cour observe que le dossier d'instruction relatif à la présente affaire avait été attribué au juge central d'instruction en avril 1989. Mise à part la commission rogatoire réclamant aux autorités françaises le dossier de la procédure suivie en France relativement à la séquestration de S.M., aucun acte important d'instruction n'eut lieu avant que le juge ne prît un congé pour convenance personnelle afin de se porter candidat aux élections générales de juin 1993 et d'occuper ensuite d'autres fonctions au sein du Gouvernement. Ce n'est qu'après le retour de ce juge au poste de juge central d'instruction no 5, quelques jours à peine après sa démission de ses fonctions de délégué auprès du gouvernement, que l'instruction du dossier en cause reprit activement.
122.
La Cour se doit d'examiner si, comme le pense l'auteur de l'opinion dissidente jointe à l'arrêt rendu par le Tribunal constitutionnel en l'espèce, la fonction de délégué du gouvernement au plan national contre la drogue que le juge central d'instruction no 5 a occupée au sein du ministère de l'Intérieur peut poser problème quant à l'impartialité de l'intéressé une fois son poste de juge réintégré. La Cour observe que le juge central d'instruction était, tout comme le requérant, secrétaire d'État au sein du ministère de l'Intérieur. Il n'est pas à exclure que le juge ait eu des contacts avec des membres de certaines forces de la sécurité de l'État, et qu'il ait pris connaissance de la gestion des fonds réservés affectés au ministère en question.
123.
La Cour ne peut que souscrire à l'opinion dissidente jointe à l'arrêt du Tribunal constitutionnel en ce que, indépendamment des relations personnelles conflictuelles ou de l'inimitié manifeste alléguée qui seront examinées dans le cadre de la démarche subjective ci-après, c'est le fait que le juge ait exercé une fonction publique et ait été en contact avec certaines personnes dans ce contexte, puis qu'il ait été immédiatement réintégré dans l'exercice de la fonction judiciaire d'instruction du dossier pénal ouvert, entre autres, à l'encontre de ces personnes, qui est à l'origine de l'allégation d'un manque d'impartialité objective.
124.
La Cour constate, en effet, que la modification législative opérée par la loi organique no 5/1997 du 4 décembre 1997 (voir le paragraphe 91 ci-dessus) visait, d'après son préambule, en empêchant un juge ou un magistrat ayant exercé une fonction publique de reprendre immédiatement des fonctions juridictionnelles, à instaurer ‘ davantage de distance entre les tâches publiques non judiciaires et l'exercice du pouvoir juridictionnel ’. Il est vrai, comme le magistrat dissident du Tribunal constitutionnel le souligne, que cette nouvelle cause de récusation a été introduite après la demande de récusation formée par le requérant. Mais la Cour estime qu'elle n'est pas limitée, dans son appréciation du droit à un juge impartial, par les causes de récusation établies par les législations internes, le but de la cause d'abstention ou de récusation étant de supprimer les sphères d'intérêts juxtaposés qui auraient pu se recouper.
125.
Eu égard aux faits de la cause, la Cour estime que l'impartialité du juge central d'instruction no 5 pouvait sembler sujette à caution. Les craintes du requérant sur ce point peuvent donc passer pour avoir été objectivement justifiées ; en conséquence, la démarche objective mène à la conclusion que, lorsqu'il a été réintégré à son poste de juge après son congé pour pouvoir se porter candidat aux élections générales de 1993 et a repris le dossier de la présente procédure, le juge central d'instruction no 5 ne répondait pas à l'exigence d'impartialité imposée par l'article 6 de la Convention.
ii. La démarche subjective
126.
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, dans le cadre de la démarche subjective, l'impartialité personnelle d'un magistrat est présumée jusqu'à preuve du contraire (Wettstein c. Suisse, no 33958/96, § 43, CEDH 2000-XII). Quant au type de preuve exigé, la Cour s'est par exemple efforcée de vérifier si un juge avait témoigné d'hostilité ou de malveillance pour des raisons personnelles (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 25, série A no 86).
127.
Le requérant insiste en l'espèce sur l'inimitié manifeste montrée par le juge central d'instruction no 5 envers lui, inimité qui découlerait de leur rivalité politique et du désir du juge d'avoir un contrôle direct sur les forces de sécurité de l'État. Il se réfère aussi aux connaissances extra-procédurales que le juge aurait eues des faits et des personnes mises en cause, ce qui porterait atteinte à son ‘ apparence d'impartialité ’.
128.
En dépit de l'argument du requérant, la Cour n'est pas convaincue qu'il existe suffisamment d'éléments indiquant que le juge central d'instruction no 5 ait fait montre de préventions personnelles. Elle en veut pour preuve le peu de temps (vingt-huit jours) qu'il a été secrétaire d'État, au même rang et en même temps que le requérant, au sein du ministère de l'Intérieur, et les fonctions bien différentes de l'un et de l'autre.
129.
Même si dans certains cas il peut se révéler difficile de fournir des preuves permettant de réfuter la présomption d'impartialité subjective du juge, la condition d'impartialité? objective fournit, il convient de le rappeler, une garantie importante de plus (Pullar, précité, § 32).
130.
La Cour a estimé en l'espèce, au paragraphe 125 ci-dessus, que l'impartialité objective du juge central d'instruction no 5 était sujette à caution. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu pour elle d'examiner plus avant le grief selon lequel le comportement du juge en cause a porté atteinte, du point de vue subjectif, au droit du requérant à un tribunal impartial.
iii. Le contrôle du Tribunal suprême
131.
Enfin, comme dans l'affaire Kyprianou c. Chypre ([GC], no 73797/01, §§ 81 et suivants, CEDH 2005-XIII), la Cour doit se demander si le Tribunal suprême et, en particulier, le juge d'instruction délégué de sa chambre pénale, a redressé le défaut en question. Elle rappelle à cet égard que, d'après sa jurisprudence constante, un constat de violation de l'article 6 § 1 de la Convention ne peut être fondé sur le manque allégué d'indépendance ou d'impartialité d'un organe juridictionnel, ni sur le manquement par cet organe à une garantie procédurale essentielle si la décision rendue était soumise au contrôle subséquent d'un organe judiciaire doté de la plénitude de juridiction et offrant les garanties de l'article 6 (voir, par exemple, Helle c. Finlande, 19 décembre 1997, § 46, Recueil 1997-VIII, et Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 134, CEDH 2005-XIII). Une juridiction supérieure ou suprême peut bien entendu, dans certains cas, redresser les défauts de la procédure de première instance (De Cubber, précité, § 33).
Certes, dans la présente espèce, il ne s'agit pas du manque allégué d'indépendance ou d'impartialité d'un organe juridictionnel, mais d'un juge chargé de l'instruction de l'affaire. Il ne faut toutefois pas oublier que le requérant n'a été jugé (et condamné) qu'en unique instance, par le Tribunal suprême qui, lui, a mené une nouvelle instruction, par le biais d'un juge d'instruction délégué de la chambre du Tribunal suprême. L'instruction menée par le juge central d'instruction a donc été examinée et soumise au contrôle d'un nouveau juge d'instruction d'un tribunal supérieur.
132.
En l'espèce, les parties sont en désaccord quant à l'étendue de l'instruction menée par le juge d'instruction délégué du Tribunal suprême. Pour le requérant, l'instruction conduite par le juge central d'instruction no 5 conditionna inévitablement l'instruction du juge d'instruction délégué du Tribunal suprême, qui se borna à demander aux témoins de confirmer les dépositions déjà faites. Pour le Gouvernement, l'instruction menée par le juge d'instruction délégué de la chambre pénale du Tribunal suprême fut très complète.
133.
La Cour observe que lorsque le dossier fut renvoyé au Tribunal suprême, un juge de la chambre pénale fut désigné comme instructeur. Elle note que le nouveau juge instructeur ainsi désigné fit répéter devant lui toutes les dépositions des personnes qui impliquaient J.B. et le requérant, ainsi que les dépositions de ce dernier, en présence de toutes les parties et de leurs avocats respectifs. Comme le précise l'arrêt rendu par le Tribunal constitutionnel (voir, ci-dessus, paragraphe 85), les dépositions furent confirmées et, en cas de divergence par rapport aux dépositions faites devant le juge central no 5, des explications venant justifier le changement des déclarations furent demandées. Les déclarants furent par ailleurs soumis à des interrogatoires croisés avec les avocats des parties et aux questions du juge d'instruction délégué. La Cour note que le nouveau juge instructeur ordonna en outre l'obtention de preuves supplémentaires, aussi bien des preuves écrites que des témoignages ou des expertises, et qu'il rendit ensuite une ordonnance à l'encontre du requérant, inculpant celui-ci également du délit d'appartenance à une bande armée. Elle relève que, comme l'a noté le Tribunal constitutionnel, l'activité menée par le juge instructeur de la deuxième chambre du Tribunal suprême ne s'est pas limitée à reproduire l'instruction antérieure, mais au contraire a représenté une nouvelle instruction dans le cadre de laquelle la majeure partie des actes d'instruction fut à nouveau effectuée.
134.
La Cour constate au demeurant que, même si le requérant ne voit dans la nouvelle instruction qu'une répétition de celle menée par le juge central d'instruction no 5, il ne met pas en doute l'impartialité personnelle du juge d'instruction délégué du Tribunal suprême. Comme le Tribunal constitutionnel le souligne dans son arrêt, la conduite du juge d'instruction délégué du Tribunal suprême ne révèle pas des préjugés ou préventions pouvant ternir la phase procédurale menée par lui, ni quant aux parties, ni quant à l'objet du procès.
135.
Il est vrai que le juge d'instruction délégué devant la chambre pénale du Tribunal suprême connaissait déjà les personnes qui devaient être citées à déposer et qu'il a continué et conclu la ligne d'investigation entamée par le premier juge d'instruction. La Cour relève toutefois que les parties ont eu la possibilité de confirmer ou contredire, tant devant lui que lors des débats oraux devant le Tribunal suprême, leurs déclarations, dans le respect de toutes les garanties voulues. Elle estime en conséquence, avec le Tribunal constitutionnel, ‘ [qu'] il n'est pas possible d'en tirer, comme le fait le requérant, une allégation de nullité de l'instruction menée par le magistrat du Tribunal suprême, au motif que les actes de procédure réalisés par le juge titulaire du tribunal central d'instruction no 5 de l'Audiencia nacional, avaient été, selon l'intéressé, entachés de partialité ’.
136.
A la lumière de ce qui précède, et après examen des faits de la cause suivant les démarches objective et subjective développées dans sa jurisprudence, la Cour conclut que l'impartialité du juge d'instruction délégué de la chambre du Tribunal suprême ne peut pas être mise en cause et que ce juge délégué a donc ainsi redressé les défauts de l'instruction initiale. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1.
II. Sur la violation alléguée de l'article 6 § 2 de la Convention
137.
Le requérant se plaint de n'avoir pas bénéficié du principe de la présomption d'innocence. Il invoque l'article 6 § 2 de la Convention qui, dans ses parties pertinentes, est libellé comme suit :
‘ 2.
Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. ’
A. Observations des parties
138.
Le requérant estime qu'il a été condamné sur la base de preuves à charge qui consisteraient uniquement dans le témoignage d'un seul coïnculpé, les témoignages par ouï-dire des autres inculpés et de simples conjectures ou des hypothèses non corroborées, ou des déductions ou conclusions non conformes aux règles de la logique ou de l'expérience, alors que les preuves à décharge auraient été écartées de manière injustifiée.
139.
Le requérant soutient en outre que l'arrêt de condamnation a pris en considération des preuves recueillies de manière illicite qui ont causé une distorsion par rapport à la vérité matérielle des faits instruits et de leurs responsables, et que le raisonnement suivi par le Tribunal suprême pour fonder sa conviction de culpabilité ignore à tort les limites entre la responsabilité politique de ces derniers et une responsabilité pénale qui n'a aucunement été prouvée lors des débats oraux. Il renvoie aux votes particuliers exprimés par deux magistrats de la chambre pénale du Tribunal suprême et, en particulier, aux dépositions de deux prévenus précédées de réunions informelles avec le juge instructeur, ainsi qu'aux bénéfices pénitentiaires qu'ils se sont vu accorder ultérieurement. Ces dépositions ne seraient en aucun cas suffisantes pour invalider la présomption de son innocence, car lors des débats oraux, les témoins se sont rétractés puis ils ont réaffirmé leurs dires, et ainsi de suite.
140.
Le Gouvernement observe que le requérant passe outre l'analyse minutieuse des preuves effectuée par le Tribunal suprême et le Tribunal constitutionnel, prétendant semer le doute sur l'instruction menée par le juge central d'instruction, et ce en oubliant celle effectuée par le juge d'instruction délégué du Tribunal suprême. Il souscrit à la rubrique ‘ analyse de la preuve ’ de la partie ‘ En fait ’ de l'arrêt du Tribunal suprême ainsi que les attendus 26 à 33 de la partie ‘ En droit ’ de l'arrêt du Tribunal constitutionnel. Il considère que les juridictions internes ont amplement motivé la condamnation du requérant, fondée exclusivement sur les preuves examinées lors des débats oraux, après avoir étudié en particulier ses allégations relatives aux preuves illicites. Concernant les dépositions des coïnculpés, le Gouvernement se réfère, face aux allégations du requérant relatives aux pressions qui auraient été exercées sur ses coïnculpés, aux passages de l'arrêt du Tribunal constitutionnel où il est indiqué que ces dépositions ont été réitérées devant le juge d'instruction délégué du Tribunal suprême et examinées à l'audience dans le respect des principes du contradictoire, de l'immédiateté et de l'oralité.
B. Appréciation par la Cour
141.
La Cour estime qu'il lui faut examiner les griefs du requérant sous l'angle de la règle générale du paragraphe 1 de l'article 6 de la Convention, sans perdre de vue les exigences du paragraphe 2 de cet article. Elle rappelle que la présomption d'innocence que le paragraphe 2 consacre constitue un élément, parmi d'autres, de la notion de procès équitable en matière pénale (voir, notamment, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 35, série A no 308, Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 45, Recueil 1996-III, et Foucher c. France, 18 mars 1997, § 30, Recueil 1997-II). C'est pourquoi elle juge approprié d'examiner les griefs du requérant sous l'angle des deux textes combinés.
142.
La Cour rappelle que la question de savoir si une procédure s'est déroulée conformément aux exigences du procès équitable, telles qu'énoncées à l'article 6 § 1 de la Convention, doit être tranchée sur la base d'une appréciation de la procédure en cause considérée dans sa globalité. Elle renvoie à cet égard à la jurisprudence constante des organes de la Convention (voir, par exemple, Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 68, série A no 146). Par ailleurs, il n'entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre appréciation des faits et des preuves à celle des juridictions internes, matière qui relève, au premier chef, du droit interne et des juridictions nationales (Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 45–46, série A no 140, et García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I). Sa tâche est de s'assurer que les moyens de preuve ont été présentés de manière à garantir un procès équitable (voir, mutatis mutandis, les arrêts Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B, et Mantovanelli c. France, 18 mars 1997, § 34, Recueil 1997-II).
143.
La Cour relève, en l'espèce, que le Tribunal suprême a déclaré le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés en se fondant sur tout un ensemble de preuves concluant à sa culpabilité, ainsi qu'il est indiqué dans l'exposé des faits ci-dessus (paragraphe 69). Il a pris en compte notamment les nouvelles dépositions de quatre coïnculpés qui, à partir de juillet 1995, s'incriminèrent eux-mêmes et incriminèrent aussi le requérant, tant devant le juge central d'instruction no 5 que devant le juge délégué de la chambre pénale du Tribunal suprême, de même que lors des confrontations qui eurent lieu devant ce dernier et dans le cadre des débats oraux, et également d'autres indices et preuves à charge, pendant l'instruction effectuée par le juge délégué comme lors des débats oraux. La Cour note que le Tribunal suprême a constaté les bonnes relations existant entres ces quatre coïnculpés et le requérant, et l'absence d'autres motifs tels que la vengeance ou le désir d'obtenir l'acquittement ou d'autres avantages. Le Tribunal suprême a aussi pris en compte certains documents du CESID mentionnant diverses opérations pouvant être menées en France dans le cadre de la lutte antiterroriste, l'impossibilité d'agir, pour les personnes en question, sans l'approbation des responsables du ministère de l'Intérieur (dont le requérant), et le fait qu'aucune investigation sérieuse sur un éventuel séjour en Espagne de S.M. n'avait été effectuée, entre autres. La Cour note par ailleurs que certaines preuves obtenues notamment par l'écoute, sans autorisation judiciaire constatée, des communications téléphoniques entre J.B. et J.S., furent écartées.
144.
La Cour estime qu'il appartenait aux juridictions internes d'apprécier la pertinence et l'impartialité des dépositions des coïnculpés, et de considérer si elles pouvaient, ou non, être inspirées par un désir de vengeance ou d'autres motifs similaires, ou bien tendaient à s'assurer l'impunité. Elle constate que le Tribunal suprême a pris soin de motiver et raisonner sa décision à ce sujet. La circonstance que certaines de ces dépositions aient émané de coïnculpés et non pas d'un témoin n'est pas pertinente. A cet égard, la Cour souligne que le terme ‘ témoin ’ a, dans le système de la Convention, un sens ‘ autonome ’ (Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, § 33, série A no 235-B). Ainsi, dès lors qu'une déposition, qu'elle soit faite par un témoin stricto sensu ou par un coïnculpé, est susceptible de fonder, d'une manière substantielle, la condamnation du prévenu, elle constitue un témoignage à charge et les garanties prévues par l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention lui sont applicables (cf., mutatis mutandis, Ferrantelli et Santangelo c. Italie, §§ 51 et 52, 7 août 1996, Recueil 1996-III).
145.
La Cour rappelle à ce propos que l'appréciation de la preuve relève, en premier lieu et de façon prioritaire, de la responsabilité de la juridiction de jugement. C'est, en effet, au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu'il incombe d'interpréter les faits et la législation interne (voir, mutatis mutandis, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 33), et la Cour ne substituera pas sa propre appréciation des faits et du droit à la leur en l'absence d'arbitraire (voir, entre autres, Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII), les juridictions internes ayant, en principe, la responsabilité de veiller au bon déroulement de leurs propres procédures.
146.
La Cour estime que le Tribunal suprême a fondé sa conviction de la culpabilité du requérant sur les éléments de preuve à charge produits pendant l'instruction et à l'audience.
147.
Elle constate, en particulier, que le Tribunal suprême s'est prononcé par une décision amplement motivée. Elle n'a pas compétence pour réexaminer les preuves ni pour réviser ou remplacer les organes judiciaires internes dans l'interprétation des éléments de preuve sur lesquels la condamnation s'est fondée. Elle ne relève donc aucune méconnaissance des droits de la défense du requérant imputable à la juridiction concernée, cette dernière ayant bénéficié d'une procédure contradictoire. Le fait que le requérant ait été condamné à l'issue de cette procédure ne saurait suffire pour que la Cour conclue à une violation des dispositions de la Convention invoquées par lui.
148.
Il n'y a donc pas eu violation de l'article 6 § 2 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour,
1.
Dit, par quatre voix contre trois, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2.
Dit, par quatre voix contre trois, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 2 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 janvier 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith
Greffier adjoint
Josep Casadevall
Président
Au présent arrêt se trouvent joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées des juges Casadevall, Zupančič et Power.
J.C.M.
S.H.N.
Opinion dissidente du juge Casadevall à laquelle se rallie la juge power
1.
Je ne puis suivre la majorité lorsqu'elle conclut à la non-violation des paragraphes 1 et 2 de l'article 6 de la Convention dans cette affaire qui revêt une importance capitale pour les droits de l'individu.
2.
Je vais essayer d'exprimer mon point de vue sur le cas d'espèce qui concerne l'un des aspects essentiels du procès équitable, à savoir le droit à un tribunal, et tout particulièrement le droit à un juge impartial, tel qu'établi par la Convention et par la jurisprudence de notre Cour, principe conventionnel qui est au cœur de la confiance que la justice se doit d'inspirer dans tout État de droit.
3.
Je souscris sans réserve aux parties En fait et En droit de l'arrêt jusqu'à la page 31 et notamment à la conclusion qui figure au paragraphe 125, à savoir que, d'après la démarche objective, lorsqu'il a été réintégré à son poste de juge après son congé politique et a repris le dossier de la présente procédure, ‘ le juge central d'instruction no 5 ne répondait pas à l'exigence d'impartialité imposée par l'article 6 de la Convention ’. Dès lors, à ce stade, et sans nécessité d'examiner de surcroît le volet subjectif du grief tiré du comportement du juge, on ne peut que constater une violation flagrante de l'article 6 de la Convention.
4.
Les difficultés dans cette affaire apparaissent, à mon avis, aux paragraphes 131 à 136, dans lesquels la majorité s'efforce d'effacer les vices du dossier d'enquête, contaminé par le premier juge central d'instruction, à partir d'un prétendu contrôle effectué par le Tribunal suprême. Voilà la question qui se pose en l'espèce et sur laquelle je n'ai pas trouvé de réponse tranchée dans la jurisprudence de la Cour :
Les vices et les dommages résultant du manque de l'impartialité exigée d'un juge d'instruction peuvent-ils être réparés par le simple fait que, sept mois plus tard, un nouveau juge instructeur (fût-il d'une juridiction suprême) est désigné, et qu'il est chargé de prendre un dossier déjà contaminé et de ‘ mener ’, ‘ poursuivre ’, ‘ continuer ’ et/ou ‘ conclure ’ l'instruction ?
En d'autres termes, peut-on formellement remédier aux actes et décisions de procédure (ouverture du dossier, vérification des indices de criminalité, recherche de preuves, envoi de commissions rogatoires, mises en examen et interrogatoires des accusés et des témoins) déjà pris par un juge d'instruction partial et en effacer les traces sans une déclaration judiciaire de nullité absolue ab initio ?
5.
D'après la jurisprudence constante de notre Cour, la non-observation initiale des garanties exigées par l'article 6 risque de compromettre gravement le caractère équitable du procès (Pandy c. Belgique, cité dans l'arrêt) ; les actes accomplis par le juge d'instruction influent directement et inéluctablement sur la conduite et, dès lors, sur l'équité de la procédure ultérieure y compris le procès proprement dit (Micallef c. Malte, cité dans l'arrêt). La Cour souligne encore l'importance de la phase de l'enquête pour la préparation du procès, dans la mesure où les preuves obtenues durant cette phase déterminent le cadre dans lequel l'infraction reprochée sera examinée au procès (Can c. Autriche, cité dans l'arrêt). En application de ces principes, partant de la même logique et par la force des choses, l'enquête déjà menée par le juge central d'instruction no 5 ne pouvait que déterminer le cadre de l'instruction reprise ex post par le juge délégué de la chambre du Tribunal suprême.
6.
Il est vrai que la Cour a aussi établi qu'un constat de violation de l'article 6 § 1 de la Convention ne peut être fondé sur le manque allégué d'indépendance ou d'impartialité d'un juge si la décision rendue a été soumise au contrôle subséquent d'un organe judiciaire doté de la plénitude de juridiction (Helle c. Finlande et Kyprianou c. Chypre, cités dans l'arrêt). Mais, avec les réserves qui s'imposent s'agissant d'actes d'instruction ou d'enquête préliminaire déjà accomplis, donc difficiles, voire impossibles, à réparer, on ne peut pas proprement parler en l'espèce d'un ‘ contrôle subséquent d'un organe judiciaire ’, car il ne s'agissait pas d'un recours ou d'un appel.
7.
En effet, le juge délégué de la chambre du Tribunal suprême n'était pas censé exercer un contrôle sur l'instruction déjà accomplie par le juge central no 5, sa fonction étant d'instruire l'affaire à la place de ce dernier à partir du moment de la constatation que dans le dossier d'instruction apparaissait et pouvait être mise en cause une personne jouissant de ‘ l'immunité de juridiction ’, en l'espèce le député et ancien ministre J.B. (comme le prévoit l'article 71 § 3 de la Constitution ; voir le paragraphe 89 de l'arrêt). Par contre, le juge central d'instruction no 5 ne se dessaisit de l'affaire en faveur du Tribunal suprême que quelque sept mois plus tard, période pour laquelle la majorité a conclu à l'inobservation de l'exigence d'impartialité du juge imposée par l'article 6 de la Convention.
8.
Il est dit au paragraphe 54 de l'arrêt, entre autres, que le juge d'instruction délégué ‘ poursuivit l'instruction ’. Or, il ne s'agissait pas de ‘ poursuivre l'instruction ’, mais de ‘ mener l'instruction ’ ou plutôt, dans les circonstances de l'espèce, de ‘ refaire l'instruction ’ en partant de zéro afin d'effacer tous les actes viciés, puisque le juge central no 5 pouvait avoir manqué de la compétence ratione personae (article 71 § 3 de la Constitution) et que par la suite il a manqué de l'impartialité requise.
9.
La majorité note que le nouveau juge instructeur désigné ‘ fit répéter devant lui toutes les dépositions des personnes qui impliquait J.B. et le requérant ’ (paragraphe 133 de l'arrêt). Je suis persuadé que ce fut le cas en ce qui concerne les dépositions des témoins et des inculpés, mais quid des autres actes de procédure ? Ce qui est très plausible, c'est que le nouveau juge instructeur, sur lequel aucun doute ne plane, trouva le chemin tout préparé dès lors que le dossier d'enquête instruit par le juge central no 5 contenait tous les éléments et circonstances, ainsi que la liste des personnes qui devaient être citées à déposer, lui permettant de ‘ continue[r] et conclu[re] la ligne d'investigation entamée par le premier juge d'instruction ’, comme la majorité l'admet (paragraphe 135 de l'arrêt). Hélas, l'arbre était déjà contaminé à ce stade.
10.
Sur ce point crucial relatif aux actes de procédure pris par le nouveau juge d'instruction, il faut noter que dans l'opinion séparée jointe à l'arrêt du Tribunal suprême du 29 juillet 1998, les deux juges dissidents, à la page 10, affirment : ‘ il faut garder à l'esprit que les actes pratiqués dans la première phase de l'instruction ne furent pas tous répétés par le juge délégué de la chambre et que la conduite de celui-ci fut inévitablement conditionnée par les résultats déjà obtenus à partir des techniques d'investigation discutables du juge central d'instruction ’ (traduction libre de l'espagnol). Cette affirmation, dans sa première partie, est corroborée par l'arrêt du Tribunal constitutionnel du 17 mars 2001, sur recours ‘ d'amparo ’ du requérant, où le Tribunal précise que le nouveau juge d'instruction ‘ a répété la plupart des actes de procédure ’ (page 39) et que ‘ le fait de n'avoir pas répété tous les actes de preuve ne permet pas (…) ’ (page 40). Cela démontre que les actes de procédure accomplis au cours de la première phase de l'instruction par le juge central no 5 ne furent pas tous réitérés par le juge délégué de la chambre du Tribunal suprême.
11.
Au moment du prononcé de l'arrêt du Tribunal suprême, le 29 juillet 1998, était intervenue une modification de la LOPJ (paragraphes 91 et 92 de l'arrêt) qui ajoutait une nouvelle cause d'abstention ou de récusation des juges. L'article 4 se réfère à l'exercice d'une fonction politique par un juge. Dans le monde judiciaire espagnol, cette cause de récusation ou d'abstention est connue sous le nom de ‘ clause Garzón ’.
12.
Ma conclusion est que, compte tenu de la spécificité de cette affaire, le manque d'impartialité objective du juge central d'instruction no 5, constatée par la majorité au paragraphe 125 de l'arrêt, a contaminé toute l'instruction sans possibilité de réparation et qu'une constatation de violation de l'article 6 s'impose. Je fais miens les mots du juge Zupancic lorsqu'il affirme (au paragraphe 10 de son opinion jointe à l'arrêt) que la réalité objective est irrémédiablement perdue dans le passé et qu'elle ne peut pas être ressuscitée, répétée, recréée ou revérifiée.
13.
Les considérations précédentes me dispensent d'analyser le grief sous l'angle de la présomption d'innocence.
Opinion dissidente du juge Zupančič
(Traduction)
1.
D'autres opinions séparées dans cette intéressante affaire traiteront peut-être de détails plus techniques concernant les particularités du déroulement de la procédure. Il existe assurément dans l'avis de la majorité une contradiction flagrante entre la conclusion parfaitement logique du paragraphe 114 et l'antithèse pas si dialectique que cela figurant au paragraphe 136.
2.
Je ne m'attarderai pas sur cette contradiction si ce n'est pour dire que le caractère non convaincant du paragraphe 133 pose un problème. Si ce paragraphe avait été convaincant, ce qu'il n'est pas, j'aurais peut-être pu suivre la majorité lorsqu'elle conclut à la non-violation de l'article 6 § 1 ou de l'article 6 § 2 de la Convention européenne des droits de l'homme. La véritable question qui se pose en l'espèce est celle de l'impartialité du juge d'instruction. Je renvoie ici à mon opinion séparée dans l'affaire Kyprianou c. Chypre. J'y ai décrit les principales exigences épistémologiques concernant l'objectivité par rapport à des événements historiques. Je vais reprendre brièvement ces paramètres d'impartialité pour autant qu'ils s'appliquent au juge d'instruction. La substance de l'impartialité consiste pour une personne à être dans l'état d'esprit de quelqu'un qui n'a pas pris de décision. Cette absence de décision suppose, dans un cadre contradictoire digne de ce nom, que l'axe des informations émanant des deux parties et parvenant à l'arbitre ne soit pas touché. En réalité, le mot latin decisio signifie ‘ le fait de trancher ’. Par voie de conséquence, le mot prae-judicium implique dans une situation donnée que la personne qui nourrit un préjugé a arrêté une décision, au sens évoqué ci-dessus, avant que les informations émanant des deux parties ne lui soient parvenues. En d'autres termes, une personne qui a un préjugé est quelqu'un qui tire des conclusions hâtives ou se fondant peut-être sur des critères dépourvus de pertinence sur le plan juridique.
3.
Le point de savoir dans quelle mesure le premier juge d'instruction dans l'affaire avait, dans le sens indiqué plus haut, des préjugés, et, partant, dans quelle mesure les procédures décrites au paragraphe 133 auraient pu remédier à cet état de choses, est une question de fait, mais là n'est pas le problème.
4.
La notion même de juge d'instruction est manifestement une contradictio adjecto, une contradiction dans les termes. D'un point de vue épistémologique, un juge, un arbitre, un tiers impartial, etc., est quelqu'un qui reçoit des informations des deux côtés. Cela dit, il ne peut instruire au sens juridique du terme sans envisager d'abord une hypothèse quant à l'événement historique qu'il instruit. Certes, son attitude vis-à-vis du suspect dans la cause peut être plus ou moins objective, mais on veut simplement dire par là qu'il est exempt de préjugé flagrant. Cela ne signifie pas qu'il est impartial ; il est toujours plus ou moins partial par rapport à sa propre hypothèse.
5.
L'impartialité est un idéal juridique qui est souvent atteint dans le système de la comman law, où les éléments de preuve viciés sont soigneusement filtrés par un tiers, à savoir le juge. Le preneur de décision dans l'affaire est le jury, qui occupe une position totalement passive puisqu'il ne doit ni ne peut, précisément pour cette raison, poser des questions spécifiques aux parties. Qui plus est, à cette position structurelle de totale passivité du jury vient s'ajouter sa position épistémologique qui fait que les voies d'information des deux côtés demeurent ouvertes, c'est-à dire non tranchées (de-cisio) aussi longtemps que possible. Si la charge de la preuve se trouve de facto renversée, cela peut contribuer à influencer le jury. Le statut de non-professionnel de celui-ci constitue un avantage de ce point de vue épistémologique, parce qu'il trouve plus difficile de se forger une hypothèse dans la matière sub judice. C'est une situation normale et souhaitable, surtout si nous considérons le fait, totalement inconnu du droit continental, qu'il existe de nombreux obstacles sophistiqués d'irrecevabilité régis par le droit de la preuve. Ici le juge est le dominus litis procédural, qui a strictement pour rôle d'appliquer des filtres en matière de preuves et d'exclure tous les éléments viciés, etc. sous peine d'un nouveau procès ordonné par la juridiction supérieure dans l'affaire considérée.
6.
Les critères des articles 5 et 6 de la Convention représentent la réception — jamais pleinement comprise — en droit procédural continental des idéaux contradictoires (par opposition aux principes inquisitoires antérieurs) de la common law. Les concepts mêmes du procès équitable, par exemple le contre-interrogatoire des témoins ou les conditions nécessaires telles des ‘ raisons plausibles de soupçonner ’ quelqu'un (cause probable), en sont le signe. On peut pour s'en convaincre se reporter aux travaux préparatoires. Tous ces critères, dont l'égalité des armes contradictoire, étaient complètement étrangers au processus juridique continental avant la Seconde Guerre mondiale.
Le juge d'instruction est un fossile dans les cendres figées de l'histoire volcanique de la procédure inquisitoriale et de la torture à laquelle elle recourait. Ces anomalies effroyables qui ne se sont jamais produites en Angleterre, si ce n'est dans le cadre de la procédure devant la Chambre étoilée, furent omniprésentes sur le Continent jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. C'est ainsi que l'on parle non seulement de l'Inquisition espagnole, mais aussi de la Constitutio Criminalis Theresiana austro-hongroise (1768), un code qui illustrait méticuleusement les instruments de la torture espagnole. Inutile de dire que le juge d'instruction est le successeur historique de l'infâme inquisiteur (inquirens) qui avait le pouvoir d'utiliser ces instruments pour extorquer des aveux. En son article 15, la Convention des Nations unies contre la torture interdit catégoriquement d'invoquer comme preuve un élément obtenu par la torture, telle que définie à l'article 1, en vertu d'une clause d'exclusion qui doit aussi s'étendre à tous les fruits de l'arbre empoisonné (Wong Sun c. Etats-Unis, 371 U.S. 471, 83 S. Ct. 407, 9 L. Ed. 2d 441 (1963).
7.
Toutefois, la Convention contre la torture est simplement le seuil minimal qui s'applique universellement. En Europe, cette norme minimale ne doit peut-être pas être considérée comme suffisante. J'ai exprimé mes hésitations à ce sujet dans mon opinion séparée jointe à l'arrêt Jalloh c. Allemagne.
8.
Nous en revenons à la question centrale, celle de savoir si quelqu'un qui se forge une hypothèse sur un événement historique passé non reproductible peut en fait être considéré comme impartial, au sens qu'il convient de donner à ce terme au regard de la norme de la Convention européenne. Si l'on applique des critères épistémologiques dans une procédure où il n'y a pas de jury, pas de droit de la preuve et pas la formation triangulaire typique d'un véritable processus contradictoire, on peut se demander comment un juge du fond, et encore plus un ‘ juge ’ d'instruction, pourrait être impartial.
9.
Un scientifique qui est à la fois l'auteur et le vérificateur de sa propre hypothèse ne peut jamais être impartial Son hypothèse doit donc être réfutable, c'est-à-dire qu'elle doit pouvoir faire l'objet d'une vérification objective. Cette analogie entre le scientifique empirique, d'une part, et le juge d'instruction, d'autre part, est manifestement trompeuse en ce que le scientifique traite d'événements non historiques qui peuvent et doivent être répétés par des expériences scientifiques. Grâce à cette répétition, qui est possible parce que les événements en eux-mêmes ne sont pas historiques, l'hypothèse scientifique est vérifiée ; autrement dit, la réalité objective de la question à l'examen peut se manifester.
10.
Il n'en va pas de même en droit. Tous les événements juridiques sont historiques et non reproductibles. Ce qui implique qu'à l'inverse de l'investigation scientifique, en droit la réalité objective est irrémédiablement perdue dans le passé. Elle ne peut être ressuscitée, répétée, recréée ou revérifiée. C'est précisément parce qu'il en est ainsi qu'il est d'autant plus important qu'un processus qui a de fortes probabilités de violer les droits procéduraux, constitutionnels et fondamentaux soit impartial. Les erreurs judiciaires ne sont pas faciles à redresser ; si ces droits sont méconnus au stade décisif, au début de l'instruction, alors tout le reste est du ressort de l'appel. Là encore, le seul remède est d'exclure les éléments de preuve viciés. Malheureusement, cela n'a pas été fait dans la présente cause
11.
En tant qu'institution procédurale, le juge d'instruction est donc une contradiction dans les termes. Si ce péché originel de la procédure pénale dite mixte est exacerbé par des doutes supplémentaires quant à un préjugé éventuel du juge d'instruction, ou du moins par des apparences de pareil préjugé, la seule question qui demeure est de savoir s'il est possible ou non d'y remédier d'une manière ou d'une autre dans la procédure. C'est une illusion de la part de la majorité en l'espèce de penser que les mesures décrites au paragraphe 133 sont de nature à supprimer les défauts réels liés au préjugé, sans mentionner ceux liés à l'apparence qu'il y a eu pareil préjugé. Le seul remède valable aurait consisté, pour le second juge d'instruction, à effacer complètement le dossier constitué par son prédécesseur. Toutefois, même en cas d'une réouverture aussi radicale de l'instruction, les témoignages recueillis au cours des premiers interrogatoires, et peut-être d'autres éléments de preuve, continueraient d'une certaine manière à être entachés d'un vice que la nouvelle procédure ne pourrait éradiquer.
12.
Je tiens à exprimer une nouvelle fois ma ferme conviction que la question qui se pose dans la présente affaire relève de la Grande Chambre de la Cour et consiste à se demander à quel point exactement l'institution du juge d'instruction est un fossile archaïque de la procédure continentale, laquelle est encore avant tout inquisitoire. Le temps est venu de nous ôter cette poutre des yeux.
Opinion dissidente de la juge power
(Traduction)
1.
Je me suis ralliée à l'opinion dissidente du juge Casadevall, mais je souhaiterais ajouter les brèves observations que voici. J'admets que les questions qui se posaient dans la procédure pénale dirigée contre le requérant revêtaient une extrême importance et qu'il existe un grand intérêt général à la poursuite des infractions graves. Il demeure qu'une fois constatée l'existence d'un préjugé, on ne peut jamais procéder à un exercice de mise en balance entre le droit à un procès équitable et l'intérêt général qu'il y a à réprimer les infractions graves. Les termes exprès de l'article 6 ont un caractère absolu et les intérêts généraux, fussent-ils importants, ne sauraient primer le droit central, garanti à l'article 6, à être jugé par un tribunal indépendant et impartial.
2.
En l'espèce, la question décisive est de savoir dans quelle mesure une procédure judiciaire qui a été entachée, au tout début, par un manque d'impartialité peut néanmoins, le cas échéant, être réputée répondre aux exigences de l'article 6 lorsqu'on estime qu'il a été porté remède au vice ainsi constaté.
3.
Lorsqu'elle envisage l'impartialité au sens de l'article 6, la Cour dit qu'il y va ‘ de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer, au pénal, par les prévenus ’.1. Pareille confiance est intrinsèque à l'ordre démocratique et serait à mon avis compromise si, sur le plan des principes juridiques, une procédure pénale viciée par un préjugé n'en pouvait pas moins être considérée comme conforme aux exigences de la Convention à partir du raisonnement adopté par la majorité en l'espèce (aux paragraphes 133–135 de l'arrêt). Tout en reconnaissant que le juge d'instruction initial n'a pas satisfait aux normes de la Convention (paragraphe 125), la majorité estime que la désignation du nouveau juge d'instruction et les mesures prises par lui ont suffi à redresser ce vice. L'arrêt ne démontre pas en quoi cette désignation a comblé le grave défaut non contesté qui a contaminé la procédure jusqu'alors.
4.
Bien qu'il remplisse personnellement les exigences d'impartialité, le juge d'instruction nouvellement désigné a repris et poursuivi l'instruction d'un dossier qui avait déjà été manifestement entaché de préjugé. Il peut fort bien avoir recueilli de nouvelles dépositions, contre-interrogé à nouveau les témoins et ordonné l'administration de preuves supplémentaires, mais il aurait peut-être toujours ignoré l'existence de ces témoins ou la pertinence de telle ou telle preuve s'il n'avait pas disposé des informations que renfermait déjà le dossier — informations qui avaient été recueillies sur les ordres et les instructions d'un juge auquel manquait l'impartialité requise par l'article 6.
5.
J'admets que le tribunal qui s'est pour finir prononcé sur le bien-fondé des accusations dirigées contre le requérant a satisfait aux exigences d'impartialité, mais une procédure judiciaire est un tout organique et ce qui se passe dans une phase donnée peut influer sur une autre phase et parfois déterminer la suite des événements. La jurisprudence de notre Cour confirme et souligne l'importance du stade de l'enquête pour la préparation du procès, dans la mesure où les preuves obtenues durant cette phase déterminent le cadre dans lequel l'infraction imputée sera examinée au procès.2. Ainsi, dans Salduz c. Turquie (affaire qui concernait les restrictions mises à la possibilité pour le requérant d'avoir accès à un avocat pendant sa garde à vue) la Cour a estimé que ni l'assistance fournie ultérieurement par un avocat ni la nature contradictoire de la suite de la procédure n'avaient pu porter remède au défaut survenu pendant la garde à vue.3.A mon sens, le même raisonnement vaut en l'espèce et ni la désignation du nouveau juge d'instruction, ni le nouvel interrogatoire des témoins mené par lui, ni le fait qu'il ait ordonné l'administration de preuves supplémentaires n'ont vraiment porté remède au défaut tenant au préjugé objectif du juge d'instruction initial. La transmission ultérieure d'un dossier vicié à un juge impartial n'a pas suffi, à mon avis, pour garantir le droit fondamental du requérant à être jugé par un tribunal impartial.