EHRM, 18-01-2007, nr. 24720/03
ECLI:NL:XX:2007:BA5142
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
18-01-2007
- Magistraten
C.L. Rozakis, L. Loucaides, F. Tulkens, N. Vajic, M.A. Kovler, E. Steiner, M.K. Hajiyev
- Zaaknummer
24720/03
- LJN
BA5142
- Vakgebied(en)
Internationaal publiekrecht / Mensenrechten
Intellectuele-eigendomsrecht (V)
Internationaal privaatrecht (V)
Internationaal publiekrecht (V)
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:NL:XX:2007:BA5142, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 18‑01‑2007
Uitspraak 18‑01‑2007
C.L. Rozakis, L. Loucaides, F. Tulkens, N. Vajic, M.A. Kovler, E. Steiner, M.K. Hajiyev
Partij(en)
ARRÊT
STRASBOURG
18 janvier 2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire
Alliance Capital (luxembourg) Sa
c.
Luxembourg,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de:
MM. C.L. ROZAKIS, président,
L. LOUCAIDES,
Mmes F. TULKENS,
N. VAJIC,
M. A. KOVLER,
Mme E. STEINER,
M. K. HAJIYEV, juges,
et de M. S. NIELSEN, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 décembre 2006,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date:
Procédure
1
A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 24720/03) dirigée contre le Grand-Duché de Luxembourg et dont une société luxembourgeoise sise à Luxembourg, Alliance Capital (Luxembourg) SA (‘la requérante’), a saisi la Cour le 29 juillet 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (‘la Convention’).
2
La requérante est représentée par Me Y. Prussen, avocat à Luxembourg. Le gouvernement luxembourgeois (‘le Gouvernement’) est représenté par son conseil, Me V. Dupong, avocate à Luxembourg.
3
La requérante alléguait en particulier d'avoir été privée de son droit d'accès à un tribunal.
4
Le 29 avril 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
5
Dans la mesure où M. D. Spielmann, juge élu au titre du Luxembourg, s'est déporté (article 28 du règlement de la Cour) et où le gouvernement défendeur a renoncé à l'usage de son droit de désignation, la chambre a désigné pour siéger à sa place Mme F. Tulkens, juge élue au titre de la Belgique (article 27 § 2 de la Convention et article 29 § 2 du règlement de la Cour).
En fait
Les circonstances de l'espèce
6
La requérante est une société luxembourgeoise, ayant son siège social à Luxembourg.
7
Elle fut assignée successivement par deux sociétés en vue de se faire défense d'utiliser sa dénomination sociale.
1. Première assignation introduite contre la requérante
8
Le 4 mars 1993, la société de droit allemand, dénommée Allianz Kapitalanlage GmbH (ci-après ‘Allianz Kapitalanlagegesellschaft’) fit assigner la requérante devant le tribunal de commerce. Elle argua notamment qu'il existait un risque de confusion entre les deux sociétés au vu de leurs raisons sociales, sinon identiques, du moins similaires.
9
Le 26 mai 1993, la société de droit américaine, dénommée Alliance Capital Management L.P. (ci-après ‘Alliance Capital’) intervint au litige. Faisant valoir qu'elle avait conféré à sa filiale établie au Luxembourg une licence pour utiliser le nom d'Alliance Capital, elle assigna Allianz Kapitalanlagegesellschaft afin de voir constater l'absence de droit de cette dernière de demander l'interdiction pour la requérante d'utiliser sa dénomination sociale.
2. Deuxième assignation introduite contre la requérante
10
Le 6 juillet 1993, la société anonyme de droit luxembourgeois Allianz Asset Management Luxembourg SA (ci-après ‘Allianz Asset Management’), exposant qu'elle était une filiale du groupe ‘Allianz’, lança une assignation dans les mêmes termes que Allianz Kapitalanlagegesellschaft.
11
Par une assignation du 14 juillet 1993, Alliance Capital déclarait intervenir dans le litige pour faire constater que Allianz Asset Management n'était, à son tour, pas en droit de solliciter l'interdiction litigieuse.
12
Les deux sociétés de chaque groupe — Alliance respectivement Allianz — furent représentées par un seul avocat, dans la mesure où leurs intérêts étaient convergents.
3. Jugement de première instance
13
Le 29 mars 1994, le tribunal d'arrondissement de Luxembourg, siégeant en matière commerciale, traita de manière indistincte des demandes d'Allianz Kapitalanlagegesellschaft et Allianz Asset Management à l'égard de la requérante et d'Alliance Capital, au motif suivant:
‘Compte tenu de l'identité d'objet existant entre les demandes principales d'une part, et les demandes en intervention, d'autre part, et la connexité des demandes principales et en intervention, il échet, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, de joindre les [quatre] rôles (…) pour y statuer par un seul et même jugement.’
Déclarant les demandes d'Allianz Kapitalanlagegesellschaft et Allianz Asset Management fondées, les juges firent défense à la requérante d'user du vocable Alliance et la condamnèrent à modifier sa dénomination sociale.
14
Le 20 avril 1994, la requérante et Alliance Capital interjetèrent appel de ce jugement, moyennant un seul et même exploit d'huissier.
4. Arrêt de la cour d'appel
15
Le 22 février 1995, la cour d'appel, traitant à son tour de façon indistincte des demandes des deux sociétés du groupe Allianz, confirma le jugement du 29 mars 1994.
16
La requérante et Alliance Capital se pourvurent en cassation par un seul et même mémoire. Les arguments qu'ils firent valoir se rapportaient aux deux sociétés du groupe Allianz.
5. Arrêt de la Cour de cassation
17
Le 2 mai 1996, la Cour de cassation rendit son arrêt. Elle résuma en premier lieu la procédure qui s'était déroulée devant les juges du fond, eu égard notamment aux argumentations des quatre sociétés impliquées. Après avoir déclaré ensuite irrecevable le pourvoi d'Alliance Capital et celui de la requérante recevable, elle cassa l'arrêt attaqué, aux motifs suivants:
‘Attendu, selon [la législation pertinente] que ‘la société anonyme est qualifiée par une dénomination particulière ou par la désignation de l'objet de son entreprise. Cette dénomination ou désignation doit être différente de celle de toute autre société. Si elle est identique, ou si sa ressemblance peut induire en erreur, tout intéressé peut la faire modifier et réclamer des dommages-intérêts, s'il y a lieu;’
Attendu que, pour apprécier si la ressemblance d'une dénomination ou d'une désignation peut induire en erreur, le juge doit examiner l'incidence que peut avoir la fréquence d'utilisation d'une dénomination ou d'une désignation sur l'appréciation du risque de confusion et qu'en cas de dénomination composée le juge doit, lorsqu'il examine la ressemblance, confronter les dénominations ou désignations prises dans leur ensemble, eu égard à tous les éléments qui les composent;
Attendu que les juges du fond ont estimé que le fait que des ‘centaines de sociétés utiliseraient le même nom était irrelevant’ et ont écarté de leur examen d'autres éléments de la dénomination composée considérée comme pouvant induire en erreur;
Que ce faisant, les juges du fond n'ont pas donné de base légale à leur décision et n'ont pas mis la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle;
D'où il suit que leur décision encourt la cassation sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres moyens produits à l'appui du pourvoi.’
Les extraits pertinents du dispositif de l'arrêt se lisent ainsi qu'il suit:
‘(…)
casse l'arrêt rendu le 22 février 1995 par la cour d'appel (…), pour autant qu'il a confirmé le jugement du 29 mars 1994 rendu par le tribunal d'arrondissement de Luxembourg, siégeant en matière commerciale, et qui a fait droit à la demande introduite par [Allianz Kapitalanlagegesellschaft] contre la [requérante];
déclare quant à ce, nulle et de nul effet ladite décision judiciaire et les actes qui s'en sont suivis et remet les parties en même état où elles se sont trouvées avant l'arrêt cassé et pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel autrement composée;
condamne la société [Allianz Kapitalanlagegesellschaft] aux dépens tant de l'instance en cassation que de la décision annulée dont distraction au profit de Maître Prussen, avocat ayant exercé le ministère d'avoué, sur ses affirmations de droit;
(…)’
6. Arrêt de la cour d'appel sur renvoi
18
Suite à plusieurs échanges de conclusions entre les parties, la cour d'appel autrement composée rendit son arrêt le 20 mars 2002. En premier lieu, elle se prononça sur la question de l'examen des arguments formulés par la requérante à l'encontre de Allianz Asset Management:
‘La société [Allianz Asset Management] — s'emparant du fait que le dispositif de l'arrêt de la Cour de cassation du 2 mai 1996 ne mentionne nulle part la cassation de l'arrêt de la cour d'appel en ce que ce dernier a confirmé le jugement de première instance ayant fait droit à sa demande dirigée contre la société [requérante] — se rapporte, arguant de l'autorité de la chose jugée des chefs non cassés d'une décision frappée de pourvoi, à la sagesse de la cour d'appel quant à la recevabilité de l'acte d'appel de la société [requérante] pour autant qu'il est dirigé contre elle et, en ordre subsidiaire, quant à la compétence de la cour d'appel pour connaître de cet appel.
La cour d'appel constate au vu de l'arrêt de la Cour de cassation qu'elle n'est pas saisie sur renvoi de la Cour de cassation de l'appel de la société [requérante] relatif au jugement du 29 mars 1994 pour autant que celui-ci a statué sur la demande introduite par la société Allianz Asset Management contre la société [requérante].
Puisque la cour d'appel n'est pas saisie de cet appel, elle ne peut pas se prononcer sur la recevabilité de cet appel et sur sa compétence pour en connaître.
La cour d'appel n'est donc saisie que de l'appel de la société [requérante] relatif au jugement du 29 mars 1994 pour autant que celui-ci a statué sur la demande introduite par la société [Allianz Kapitalanlagegesellschaft] contre la société [requérante] et tendant à la modification de la dénomination sociale de celle-ci.
Cet appel est recevable pour avoir été introduit dans les formes et délais de la loi.’
Elle analysa ensuite le fond de l'affaire et, réformant, déclara la demande de Allianz Kapitalanlagegesellschaft en modification de la dénomination sociale de la requérante non fondée.
19
Le 26 juillet 2002, la requérante se pourvut en cassation contre cet arrêt.
7. Deuxième arrêt de la Cour de cassation
20
Par un arrêt du 6 mars 2003, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante aux motifs suivants:
‘Attendu que [la requérante] ne saurait par le biais du recours contre l'arrêt sur renvoi du 20 mars 2002, attaquer le jugement de premier ressort du tribunal d'arrondissement de Luxembourg du 29 mars 1994 ni l'arrêt confirmatif du 22 février 1995, cassé par l'arrêt de la Cour régulatrice du 2 mai 1996; que sous ce rapport, le pourvoi n'est pas recevable; qu'il l'est en tant que dirigé contre l'arrêt du 20 mars 2002;
Attendu, selon les termes du moyen, qu'il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir ‘justifié l'ensemble des dispositions attaquées en jugeant que la cour d'appel n'était pas saisie sur le renvoi de la Cour de cassation de l'appel de la [requérante] relatif au jugement du 29 mars 1994 pour autant que celui-ci a statué sur la demande introduite par [Allianz Asset Management] contre la [requérante]’ ceci ‘à la suite d'une interprétation erronée de l'arrêt de cassation’;
Mais attendu qu'en l'occurrence, la cour d'appel n'a pas déterminé sa saisine par rapport aux parties par une interprétation motivée de l'arrêt de cassation, mais n'a fait que constater, d'après le terme même employé, la limite de cette saisine au regard du dispositif de cet arrêt; qu'il ne lui appartenait pas de procéder à la rectification d'une erreur matérielle affectant éventuellement la décision de cassation, une telle rectification devant être opérée par la juridiction dont elle émane;
D'où il suit que le moyen est sans fondement.’
21
La requérante indique que les procès entre les entités des groupes ‘Alliance Capital Management LP’ et ‘Allianz Aktiengesellschaft’ ont pris fin à la suite d'un accord transactionnel, qui délimite les droits de marque et les droits au nom commercial de chaque partie dans les diverses parties du monde. Suite à cet accord (conclu à une date non précisée), la requérante n'a pas été obligée de modifier sa dénomination sociale, mais l'usage de son nom commercial est désormais strictement restreint en Europe.
En droit
I. Sur la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la convention
22
La requérante met en cause l'équité de la procédure et allègue en substance un défaut d'accès au tribunal. En particulier, elle reproche à la Cour de cassation d'avoir, dans son arrêt du 6 mars 2003, entériné le refus de la cour d'appel d'examiner, le 20 mars 2002, le volet du litige concernant la société Allianz Asset Management. Elle se plaint également de ne pas avoir disposé, devant les autorités nationales, d'un recours effectif pour faire valoir son droit sur sa dénomination sociale. Elle invoque les articles 6 et 13 de la Convention ainsi que l'article 1er du Protocole no 1, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi:
Article 6
‘Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…)’
Article 13
‘Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles.’
Article 1 du Protocole no 1
‘Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. (…)’
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La Cour estime que les griefs de la requérante doivent être examinés à la lumière de l'article 6 § 1 de la Convention. Par ailleurs, elle rappelle que lorsque l'article 6 § 1 de la Convention trouve comme en l'espèce à s'appliquer, les exigences de cet article, qui impliquent toutes les différentes garanties propres du procès équitable, sont en principe plus strictes que celles de l'article 13 qui se trouvent absorbées par elles (Kudla c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000-XI).
24
En l'espèce, la Cour estime que les griefs de la requérante peuvent s'analyser comme une atteinte alléguée au droit d'accès à un tribunal.
A. Sur la recevabilité
25
Le Gouvernement soulève une exception d'irrecevabilité tirée du défaut d'épuisement des voies de recours internes. Il explique que, dans son arrêt du 2 mai 1996, la Cour de cassation avait adopté un raisonnement qui laissait entrevoir une cassation totale de l'arrêt de la cour d'appel du 22 février 1995. Toutefois, elle avait omis de reprendre dans son dispositif la cassation de ce dernier arrêt concernant la société Allianz Asset Management et elle avait, en conséquence, uniquement cassé l'arrêt en ce qu'il visait la société Allianz Kapitalanlagegesellschaft. Selon le Gouvernement, la requérante aurait dû se rendre compte de cette omission et introduire dès cet instant une requête en rectification d'erreur matérielle, sinon en interprétation, de l'arrêt de la Cour de cassation du 2 mai 1996. Si le Gouvernement admet que la loi du 18 février 1885 sur les pourvois et la procédure en cassation, telle que modifiée, ne prévoit pas de procédure expresse pour pareilles requêtes, il expose que ces créations prétoriennes existent depuis longtemps au Luxembourg et sont utilisées couramment pour réparer des omissions comme celle alléguée par la requérante. Pour prouver que la voie des requêtes en rectification d'erreur matérielle et en interprétation est régulièrement empruntée par les justiciables devant les juridictions luxembourgeoises, le Gouvernement produit des exemples de jugements rendus en la matière par différents juges du fond. Exposant que la requérante aurait pu demander la rectification, sinon l'interprétation, de l'arrêt du 2 mai 1996 immédiatement après que l'arrêt litigieux ait été rendu, voire même tout au long de la procédure subséquente, le Gouvernement insiste sur le caractère accessible, effectif et disponible de pareils recours. Il en conclut que le dispositif de l'arrêt du 2 mai 1996, qui est en contradiction avec la motivation du même arrêt, aurait pu faire l'objet d'une rectification, sinon du moins d'une interprétation, par les mêmes juges ayant prononcé l'arrêt litigieux. Faute d'avoir utilisé une des procédures ainsi à sa disposition, la requérante n'a ainsi pas épuisé les voies de recours internes.
26
La requérante réplique que la prétendue création jurisprudentielle luxembourgeoise concernant l'interprétation ou la rectification d'une erreur matérielle pouvant entraîner une appréciation erronée de la portée d'un arrêt de la Cour de cassation n'existe pas. Il n'est pas possible d'imaginer que la Cour de cassation puisse accepter comme recevable une procédure qui, par voie de requête en rectification ou en interprétation, tend à anéantir une décision coulée en force de chose jugée conférant à Allianz Asset Management des droits à l'égard de la requérante. C'est bien pour cela que le Gouvernement ne produit aucune décision apportant la preuve d'une jurisprudence bien établie en la matière et qui, notamment, définirait la procédure en rectification d'un jugement ou arrêt, voire d'un arrêt de cassation, dont le dispositif a omis de statuer sur un chef de demande. Selon la requérante, la qualification du problème serait celle d'une omission de statuer qui donne lieu à la procédure de la requête civile, prévue par l'article 617 du nouveau code de procédure civile; or, cette procédure n'est pas admise devant la Cour de cassation. L'argumentation du Gouvernement concernant les prétendus recours qui seraient à la disposition de la requérante se heurte ainsi à l'article 617 de ce code. La procédure préconisée par le Gouvernement nécessite dès lors un revirement complet de jurisprudence par rapport à la jurisprudence actuelle en matière d'omission de statuer, qui équivaudrait pratiquement à une abrogation de l'article 617 précité; ainsi, la Cour de cassation devrait déclarer que la procédure de la requête civile serait remplacée par une procédure en rectification applicable également aux arrêts en cassation. Finalement, la requérante poursuit que l'arrêt de la Cour de cassation du 2 mai 1996 contient les motifs nécessaires pour justifier une cassation totale et n'aurait pas dû être interprété par la cour d'appel sur renvoi comme une cassation partielle; l'arrêt de la Cour de cassation du 6 mars 2003 se devait de répondre à la question qui lui avait été soumise, à savoir si la cour d'appel avait correctement déterminé la portée de l'arrêt du 2 mai 1996. Or, en décidant que la cour de renvoi n'avait fait que constater la limite de sa saisine au regard du dispositif de l'arrêt du 2 mai 1996, la Cour de cassation a, dans son arrêt du 6 mars 2003, opté pour une solution injuste et choquante, que le Gouvernement tente actuellement de justifier par des arguments de procédure incompatibles avec les principes.
27
La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes: tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l'occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants: éviter ou redresser les violations alléguées contre eux. Cette règle se fonde sur l'hypothèse que l'ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (voir, par exemple, Mifsud c. France [GC] (déc.), no 57220/00, 11 septembre 2002).
28
Les dispositions de l'article 35 § 1 de la Convention ne prescrivent cependant que l'épuisement des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues; il incombe à l'Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi d'autres, Dattel c. Luxembourg, no 13130/02, § 35, 4 août 2005; Casse c. Luxembourg, no 40327/02, § 36, 27 avril 2006).
29
En l'espèce, la Cour est d'avis que la question de savoir si les requêtes en rectification d'erreur matérielle et en interprétation invoquées par le Gouvernement constituait un recours adéquat pour tenter de remédier à la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la Convention tirée du refus du droit d'accès au tribunal relève de l'examen au fond de l'affaire. Partant, l'exception du Gouvernement tirée du défaut d'épuisement des voies de recours internes doit être jointe au fond.
30
La Cour estime que le grief tiré du défaut d'accès à un tribunal pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
31
La requérante allègue qu'une erreur de la Cour de cassation qui ne saurait lui être imputable l'a privée de son droit de voir examiner par les juridictions luxembourgeoises ses prétentions à l'égard de la société Allianz Asset Management. En effet, elle rappelle que, dans deux affaires concernant Allianz Asset Management et Allianz Kapitalanlagegesellschaft et qui tendaient à un but unique, la Cour de cassation a adopté, dans son arrêt du 2 mai 1996, un raisonnement qui laissait entrevoir une cassation totale de l'arrêt de la cour d'appel du 22 février 1995; elle a cependant omis de reprendre dans son dispositif la cassation de ce dernier arrêt concernant la société Allianz Asset Management. La Cour de cassation a ensuite entériné, le 6 mars 2003, le refus de la cour d'appel d'examiner, le 20 mars 2002, le volet du litige concernant la société Allianz Asset Management, au motif qu'il n'appartenait pas à la cour d'appel de renvoi de procéder à la rectification d'une erreur matérielle affectant éventuellement la décision de cassation du 2 mai 1996. La requérante en conclut que la solution adoptée par la Cour de cassation tant dans le premier arrêt que dans le second a porté atteinte à son droit à un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Elle estime que ni les procédures en rectification d'erreur matérielle ou en interprétation, ni une action en responsabilité pour dysfonctionnement de la justice, telles que préconisées par le Gouvernement, ne pourraient redresser cette violation.
32
Le Gouvernement admet que la Cour de cassation avait omis de reprendre dans le dispositif de son arrêt du 2 mai 1996 la cassation du premier arrêt de la cour d'appel s'agissant de la société Allianz Asset Management. Il estime toutefois que les procédures en rectification d'erreur matérielle sinon en interprétation auraient pu permettre à la requérante de vérifier auprès de la Cour de cassation l'origine de l'omission constatée et de sauvegarder ainsi ses droits quant à l'accès à la justice. Selon le Gouvernement, un nouveau recours en cassation contre l'arrêt du renvoi n'était pas un moyen adéquat pour remédier à l'erreur matérielle de la Cour de cassation. Le Gouvernement fait finalement remarquer que le prétendu préjudice de la requérante aurait pu être couvert par l'article 1er de la loi du 1er septembre 1988 relative à la responsabilité civile de l'Etat et des collectivités publiques: l'intéressée aurait ainsi pu sauvegarder ses droits par le biais d'une action intentée contre l'Etat pour cause de dysfonctionnement du service public de la justice.
2. Principes généraux
33
La Cour considère que l'article 6 § 1 garantit à chacun le droit à ce qu'un tribunal connaisse de toute contestation portant sur ses droits et obligations de caractère civil. Ce ‘droit à un tribunal’, dont le droit d'accès constitue un aspect, peut être invoqué par quiconque a des raisons sérieuses d'estimer illégale une ingérence dans l'exercice de l'un de ses droits de caractère civil et se plaint de n'avoir pas eu l'occasion de soumettre pareille contestation à un tribunal répondant aux exigences de l'article 6 § 1 (voir, notamment, Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, § 36).
34
Par ailleurs, il ressort de la jurisprudence de la Cour que le droit d'accès à un tribunal n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d'un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l'Etat, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l'accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s'en trouve atteint dans sa substance même. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l'article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi d'autres, Levages Prestations Services c. France, arrêt du 23 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions1996-V, p. 1543, § 40).
35
La Cour rappelle qu'elle n'a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C'est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et aux tribunaux, qu'il incombe d'interpréter la législation interne (Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 290, § 33). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Platakou c. Grèce, no 38460/97, § 37, CEDH 2001-I).
36
La Cour rappelle en outre que l'article 6 de la Convention n'astreint pas les Etats contractants à créer des cours d'appel ou de cassation (voir, notamment, Delcourt c. Belgique, arrêt du 17 janvier 1970, série A no 11, pp. 13 15, §§ 25–26). Cependant, si de telles juridictions existent, les garanties de l'article 6 doivent être respectées, notamment en ce qu'il assure aux plaideurs un droit effectif d'accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs ‘droits et obligations de caractère civil’ (voir, parmi d'autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, arrêt du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2956, § 37).
3. Application en l'espèce
37
La Cour rappelle qu'en vertu d'un arrêt de la cour d'appel du 22 février 1995, rendu au profit des sociétés Allianz Kapitalanlagegesellschaft et Allianz Asset Management, la requérante fut condamnée à modifier sa dénomination sociale.
38
Suite au pourvoi de la requérante, la Cour de cassation se prononça en date du 2 mai 1996. Dans son arrêt, elle adopta un raisonnement qui laissait entrevoir une cassation totale de l'arrêt de la cour d'appel; elle omit cependant de reprendre dans son dispositif la cassation de ce dernier arrêt concernant la société Allianz Asset Management et elle cassa, en conséquence, uniquement l'arrêt en ce qu'il visait la société Allianz Kapitalanlagegesellschaft.
39
Le 20 mars 2002, la cour d'appel sur renvoi décida qu'au vu du dispositif de l'arrêt de cassation, elle n'était pas saisie de l'appel de la requérante par rapport à la société Allianz Asset Management et ne pouvait donc pas se prononcer sur sa compétence pour connaître de cet appel.
40
Le 6 mars 2003, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante, aux motifs que la cour d'appel sur renvoi n'avait fait que constater la limite de sa saisine et n'était pas tenue de procéder à la rectification d'une erreur matérielle affectant éventuellement l'arrêt de cassation, une telle rectification devant être opérée par la juridiction dont elle émane.
41
A l'issue de l'ensemble de ces procédures, la requérante se vit ainsi appliquer, dans un litige portant sur le même objet, deux décisions opposées. En effet, tandis que le premier arrêt de la cour d'appel, rendu au profit d'Allianz Asset Management, condamna la requérante à changer sa dénomination sociale, l'arrêt sur renvoi déclara la demande d'Allianz Kapitalanlagegesellschaft en modification de la dénomination sociale de la requérante non fondée.
42
Le Gouvernement indique que la requérante aurait dû se rendre compte de l'omission commise par la Cour de cassation dans son arrêt du 2 mai 1996 et aurait dû faire usage dès cet instant, voire même tout au long de la procédure qui s'en est suivie, des recours en rectification d'erreur matérielle ou en interprétation qu'elle avait à sa disposition.
43
La Cour constate tout d'abord — et le Gouvernement l'admet — que les recours en question sont une création prétorienne qui ne découle pas d'une disposition procédurale spécifique.
44
Elle se doit, ensuite, de noter que le Gouvernement n'a pas pu fournir un seul arrêt de la Cour de cassation dans lequel la haute juridiction aurait fait droit à une requête en rectification d'erreur matérielle ou en interprétation présentée dans des circonstances comparables à celles de la présente affaire (voir, mutatis mutandis, G.B. c. France, no 23312/94, décision de la Commission du 17 janvier 1996).
45
Rappelant que la Convention vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, mutatis mutandis, Čonka c. Belgique, no 51564/99, § 46, CEDH 2002-I), la Cour estime qu'en l'espèce, la voie des recours en rectification d'erreur matérielle ou en interprétation n'offrait pas à la requérante une possibilité claire et concrète de contester l'arrêt de la Cour de cassation du 2 mai 1996 (voir, mutatis mutandis, Lungoci c. Roumanie, no 62710/00, § 42, 26 janvier 2006).
46
La Cour en conclut que les recours mis en avant par le Gouvernement ne sauraient être considérés comme des voies de recours adéquates et que la requérante ne pouvait être tenue de les exercer, contrairement à ce que le Gouvernement soutient à l'appui de l'exception que la Cour a décidé de joindre au fond (voir paragraphe 29 ci-dessus).
47
La Cour rappelle qu'en raison d'une omission commise dans le dispositif de l'arrêt de la Cour de cassation du 2 mai 1996 et entérinée par la suite, la requérante se voit confrontée à deux solutions diamétralement opposées dans un litige concernant pourtant des demandes connexes, voire identiques. En effet, si l'arrêt sur renvoi donne gain de cause à la requérante à l'égard d'Allianz Kapitalanlagegesellschaft, la solution inverse subsiste, de par le premier arrêt de la cour d'appel, quant à Allianz Asset Management. La Cour considère que la requérante a ainsi été pénalisée pour une erreur dont elle ne saurait être tenue pour responsable et contre laquelle elle ne disposait pas de moyens pour réagir efficacement. Dans ces conditions, la requérante a subi ainsi une entrave excessive à son droit d'accès à un tribunal et, partant, à son droit à un procès équitable.
48
En définitive, dans la mesure où le Gouvernement soutient que la requérante aurait pu et pourrait toujours intenter une action en responsabilité contre l'Etat pour cause de dysfonctionnement des services de la justice, la Cour se doit également de constater que le Gouvernement n'a pu fournir une seule décision dans laquelle une juridiction aurait fait droit à pareille demande présentée dans des circonstances comparables à celles de la présente affaire (voir, mutatis mutandis, G.B. c. France, no 23312/94, décision de la Commission du 17 janvier 1996). La requérante ne saurait dès lors se voir reprocher de ne pas avoir fait usage de cette voie pour se voir indemniser du préjudice subi du fait du défaut d'accès à un tribunal.
49
Au vu de tout ce qui précède, la Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. Sur l'application de l'article 41 de la convention
50
Aux termes de l'article 41 de la Convention,
‘Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable.’
A. Frais et dépens
51
Dans ses observations du 15 septembre 2005, la requérante se prononce dans les termes suivants:
‘(…) Les frais et honoraires à ce jour en rapport avec la procédure de cassation qui a conduit à l'arrêt du 6 mars 2003, et en rapport avec la procédure devant la [Cour] concerne des prestations de plus de 300 heures de travail et peuvent être évalués à 130 000 EUR. (…)’
Elle fournit à cet égard les justificatifs suivants:
- —
une facture datée du 4 décembre 2003, s'élevant à une somme de 247 940,16 euros (EUR), concernant les prestations effectuées entre la période du 1er janvier 1996 au 30 juin 2003;
- —
une facture datée du 23 février 2005, s'élevant au montant de 11 826,31 EUR, s'agissant des prestations effectuées entre la période du 1er juillet 2003 au 31 décembre 2004.
La requérante précise cependant également ce qui suit:
‘(…) la partie requérante a manifestement eu un préjudice. Toutefois, le principal intérêt de la procédure devant la [Cour] n'est pas la condamnation de l'Etat du Grand-Duché de Luxembourg à des dommages et intérêts, mais le constat que la solution des juridictions luxembourgeoises était manifestement fausse. (…)’
52
Le Gouvernement, qui s'est vu communiquer une copie de ces observations, n'a pas fait d'observations à cet égard.
53
Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour, statuant en équité, estime raisonnable la somme de 12 000 EUR et l'accorde à la requérante.
B. Intérêts moratoires
54
La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
Par ces motifs, la cour, à l'unanimité,
- 1.
Joint au fond l'exception préliminaire du Gouvernement tirée du défaut d'épuisement des voies de recours internes et la rejette;
- 2.
Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 6 de la Convention;
- 3.
Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention;
- 4.
Dit
- a)
que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 12 000 EUR (douze mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt;
- b)
qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage;
- 5.
Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 janvier 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren NIELSEN
Greffier
Christos ROZAKIS
Président