EHRM, 03-10-2006, nr. 63879/00
ECLI:NL:XX:2006:AZ8335
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
03-10-2006
- Magistraten
A.B. Baka, J.-P. Costa, R. Türmen, M. Ugrekhelidze, E. Fura-Sandström, D. Jociene, M. D. Popovic
- Zaaknummer
63879/00
- LJN
AZ8335
- Vakgebied(en)
Internationaal publiekrecht / Mensenrechten
Internationaal publiekrecht (V)
Strafprocesrecht (V)
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:NL:XX:2006:AZ8335, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 03‑10‑2006
Uitspraak 03‑10‑2006
A.B. Baka, J.-P. Costa, R. Türmen, M. Ugrekhelidze, E. Fura-Sandström, D. Jociene, M. D. Popovic
Partij(en)
ARRÊT
STRASBOURG
3 octobre 2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire
Ben Naceur
c.
France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. BAKA, président,
J.-P. COSTA,
R. TÜRMEN,
M. UGREKHELIDZE,
Mmes E. FURA-SANDSTRÖM,
D. JOCIENE,
M. D. POPOVIC, juges,
et de Mme S. DOLLÉ, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 septembre 2006,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
Procédure
1
A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 63879/00) dirigée contre la République française et dont un ressortissant tunisien, M. Laïfa Ben Naceur (‘le requérant’), a saisi la Cour le 13 septembre 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (‘la Convention’).
2
Le gouvernement français (‘le Gouvernement’) a été représenté par son agent, M. R. Abraham, auquel a succédé dans ses fonctions, Mme E. Belliard, Directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3
Le requérant alléguait que le délai plus long dont dispose le procureur général pour interjeter appel du jugement correctionnel constitue une atteinte au principe de l'égalité des armes au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.
4
La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5
Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
6
Par une décision du 29 novembre 2005, la Cour a déclaré la requête recevable.
7
Ni le requérant ni le Gouvernement n'ont déposé d'observations écrites complémentaires sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
En fait
I. Les circonstances de l'espèce
8
Le requérant est né en 1951 et est actuellement détenu au centre de détention de Muret (Haute-Garonne).
9
Le 22 février 1999, le tribunal correctionnel de Lyon condamna le requérant, ayant comparu assisté de son avocat, à sept ans d'emprisonnement et à l'interdiction définitive du territoire français pour trafic de stupéfiants en état de récidive légale.
10
Ni le requérant ni le procureur de la République ne firent appel du jugement dans le délai de dix jours imparti par l'article 498 du code de procédure pénale.
11
Le 8 mars 1999, le procureur de la République demanda au procureur général près la cour d'appel de Lyon d'interjeter appel, ce que fit ce dernier par acte d'huissier du 16 mars suivant, en vertu de l'article 505 du code de procédure pénale, qui ouvre au procureur général un délai d'appel de deux mois à compter du prononcé du jugement correctionnel.
12
Devant la cour d'appel, le procureur général, seul appelant, requit à l'encontre du requérant le prononcé d'une peine de quinze ans d'emprisonnement assortie de l'interdiction définitive du territoire français.
13
Le requérant présenta des conclusions dans lesquelles il demanda à la cour d'appel de prononcer l'irrecevabilité de l'appel en raison de la non-conformité à l'article 6 § 1 de la Convention et au principe de l'égalité des armes de l'appel formé par le procureur général en dehors du délai d'appel imparti au procureur de la République et à lui-même. Le requérant contesta également sa culpabilité.
14
Le 1er juillet 1999, la cour d'appel de Lyon confirma le jugement sur la culpabilité et l'interdiction définitive du territoire français, et porta la peine d'emprisonnement à douze ans, dont une période de sûreté des deux tiers. Concernant l'exception d'irrecevabilité soulevée par le requérant, la cour d'appel se prononça comme suit :
‘Attendu qu'aux termes de l'article 505 du code de procédure pénale, le procureur général forme son appel dans le délai de deux mois à compter du jour du prononcé du jugement ; que cette faculté ouverte au procureur général n'est nullement en contradiction avec les dispositions de l'article 6 de la Convention susvisée dans les cas où, comme en l'espèce, le droit d'appel est également ouvert au prévenu ; qu'il convient de déclarer recevable l'appel du procureur général.’
15
Le requérant forma un pourvoi en cassation et déposa un mémoire ampliatif dans lequel il réitéra son argumentation relative à la non-conformité de l'article 505 du code de procédure pénale au principe de l'égalité des armes garanti par l'article 6 de la Convention. Il s'appuya également sur la jurisprudence de la chambre criminelle, qui avait décidé que l'article 546 du code de procédure pénale était contraire à l'article 6 de la Convention en ce qu'il réservait au seul procureur général un droit d'appel contre certains jugements rendus en matière de police.
16
Par arrêt du 15 mars 2000, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi en ces termes :
‘Attendu que pour déclarer recevable l'appel formé par le procureur général, la cour d'appel énonce que la faculté qui lui est ouverte de former son appel dans le délai de deux mois à compter du jour du prononcé du jugement, en vertu de l'article 505 du code de procédure pénale, n'est pas contraire aux dispositions de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme dans le cas où, comme en l'espèce, le droit d'appel est également ouvert au prévenu ;
Attendu qu'en statuant ainsi, et dès lors que l'article 505 du code de procédure pénale ne prive pas le prévenu d'un recours dont pourrait user le procureur général mais le soumet seulement à des conditions de forme et de délai différentes de celles qui s'appliquent à ce dernier, les juges ont fait l'exacte application de la loi (…)’
II. Le droit et la pratique internes pertinents
A. Code de procédure pénale
Article 496
‘Les jugements rendus en matière correctionnelle peuvent être attaqués par la voie de l'appel (…)’
Article 497
‘La faculté d'appeler appartient :
- 1o.
Au prévenu ;
- 2o.
A la personne civilement responsable quant aux intérêts civils seulement ;
- 3o.
A la partie civile, quant à ses intérêts civils seulement ;
- 4o.
Au procureur de la République ;
- 5o.
Aux administrations publiques, dans les cas où celles-ci exercent l'action publique ;
- 6o.
Au procureur général près la cour d'appel.’
Article 498
‘Sauf dans le cas prévu à l'article 505, l'appel est interjeté dans le délai de dix jours à compter du prononcé du jugement contradictoire (…)’
Article 500
‘En cas d'appel d'une des parties pendant les délais ci-dessus, les autres parties ont un délai supplémentaire de cinq jours pour interjeter appel.’
Article 505
‘Le procureur général forme son appel par signification, soit au prévenu, soit à la personne civilement responsable du délit, dans le délai de deux mois à compter du jour du prononcé du jugement.’
Article 509
‘L'affaire est dévolue à la cour d'appel dans la limite fixée par l'acte d'appel et par la qualité de l'appelant ainsi qu'il est dit à l'article 515 (…)’
Article 515
‘La cour peut, sur l'appel du ministère public, soit confirmer le jugement, soit l'infirmer en tout ou en partie dans un sens favorable ou défavorable au prévenu.
La cour ne peut, sur le seul appel du prévenu, du civilement responsable, de la partie civile ou de l'assureur de l'une de ces personnes, aggraver le sort de l'appelant (…)’
B. Jurisprudence de la Cour de cassation
17
En matière d'appel des jugements de police, la Cour de cassation a jugé que l'article 546 du code de procédure pénale était contraire à l'article 6 de la Convention en ce qu'il réservait au seul procureur général la possibilité de faire appel de tous les jugements rendus en matière de police alors que le prévenu et le procureur de la République n'en avait le droit que dans trois hypothèses limitativement énumérées (cf. Cass. Crim. 6 mai 1997, Bull. crim. no 170, Dalloz 1998, p. 223 ; Cass. crim. 21 mai 1997, Bull. crim. no191 ; Cass. Crim. 17 juin 1998, Bull. crimno196). La loi no 99–515 du 23 juin 1999 a abrogé le dernier alinéa de l'article 546 du code de procédure pénale, supprimant ce droit d'appel général du procureur général, qui est dorénavant soumis aux mêmes conditions restrictives d'appel que le prévenu et le procureur de la République.
18
L'appel en matière correctionnelle est dévolutif, c'est-à-dire que le litige se trouve déféré au juge d'appel avec toutes les questions de fait ou de droit qu'il comporte. En vertu de l'article 509 du code précité, l'acte d'appel définit les limites de la saisine du juge d'appel, qui peut n'être saisi que de certains chefs du jugement. Lorsque c'est le cas, l'appel incident (article 500 du même code) permet à l'autre partie d'élargir la saisine de la cour d'appel au-delà des points visés par l'appel principal.
19
Concernant la conformité de l'article 505 du code de procédure pénale à l'article 6 § 1 de la Convention, la Cour de cassation a confirmé la solution adoptée en l'espèce dans plusieurs arrêts postérieurs, en décidant que le délai plus long dont bénéficie le procureur général pour faire appel n'était pas contraire à l'article 6 § 1 précité dès lors que le prévenu bénéficie également d'un droit d'appel et d'un délai lui permettant de l'exercer utilement (cf. Cass. Crim. 27 juin 2000, Bull. crim.no 243 ; 24 octobre 2001 ; 9 janvier 2002 ; 25 juin 2003).
20
L'appel formé par le procureur général dans le délai de deux mois ne donne pas ouverture à appel incident (Cass. Crim. 29 février 2000, Bull. crim. no86). Malgré tout, sans avoir la qualité d'appelant, le prévenu peut faire valoir, en tant qu'intimé, son argumentation en vue d'une infirmation en sa faveur du jugement l'ayant condamné en première instance, comme le prévoit l'article 515 alinéa 1er du code de procédure pénale. Ce principe a été rappelé par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 17 janvier 1996 (pourvoi no 95-80854, publié au bulletin criminel).
C. Recommandation (2000) 19 du Comité des ministres aux Etats membres sur le rôle du ministère public dans le système de justice pénale (adoptée le 6 octobre 2000)
‘(…) Missions du ministère public
On entend par ‘ministère public’ l'autorité chargée de veiller, au nom de la société et dans l'intérêt général, à l'application de la loi lorsqu'elle est pénalement sanctionnée, en tenant compte, d'une part, des droits des individus et, d'autre part, de la nécessaire efficacité du système de justice pénale.’
En droit
I. Sur la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la Convention
21
Le requérant se plaint d'une atteinte au principe de l'égalité des armes en raison du délai plus long dont dispose le procureur général pour interjeter appel du jugement correctionnel et de l'impossibilité de faire un appel incident lorsque ce magistrat a usé de cette faculté, comme ce fut le cas en l'espèce. Il invoque l'article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
‘Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.’
A. Arguments des parties
22
Le requérant estime que la solution adoptée par la Cour dans la décision Guigue et SGEN-CFDT c. France(no59821/00, CEDH 2004-I), qui concluait à l'irrecevabilité d'un grief similaire portant sur la conformité de l'article 505 du code de procédure pénale à l'article 6 § 1 de la Convention, ne saurait être transposée à la présente espèce dans la mesure où la requête avait été introduite non par un prévenu, mais par une partie civile. Or, dans cette affaire, la Cour s'était également fondée, pour rejeter la requête, sur le fait que l'action civile est indépendante de l'action publique. Ainsi, en l'absence d'appel portant sur les dispositions civiles du jugement de première instance, l'appel du procureur général n'avait-il aucune incidence sur le caractère définitif de ces dispositions, quelle que soit l'issue de cet appel pour le prévenu. Au contraire, en l'espèce, l'appel du procureur général a conduit à rejuger l'action publique aux dépens du prévenu.
23
Le requérant estime ensuite que c'est le principe même ainsi que les modalités de l'appel ouvert au procureur général qui sont critiquables. Il fait valoir que si une disposition comparable existe au profit du procureur général près la Cour de cassation, dans le but identique d'unifier la jurisprudence sur tout le territoire, le ‘pourvoi dans l'intérêt de la loi’ qu'il peut introduire ne remet en aucun cas en cause la situation des parties telle qu'elle résulte de la décision attaquée (article 621 du code de procédure pénale). Il estime, en outre, qu'un délai d'appel supplémentaire de deux mois porte atteinte à la sécurité juridique et qu'il est disproportionné par rapport au délai de dix jours dont disposent les autres parties. Enfin, il relève le caractère, selon lui, inadmissible au regard du principe de l'égalité des armes de cette ‘deuxième chance’ offerte au procureur de la République ou aux parties civiles qui auraient laissé passer leur propre délai d'appel.
24
Enfin, le requérant considère que l'impossibilité de faire un appel incident à la suite de l'appel du procureur général l'a mis dans une position d'infériorité contraire au principe de l'égalité des armes. Il fait valoir que, nonobstant les termes de l'article 515 du code de procédure pénale, la possibilité d'obtenir en appel une infirmation à la baisse de la condamnation de première instance est théorique et illusoire. En effet, le prévenu n'ayant pas estimé devoir faire appel, la cour d'appel est induite à considérer que la décision le condamnant en première instance lui convient.
25
Le Gouvernement rappelle, à titre liminaire, que selon la jurisprudence de la Cour, le principe de l'égalité des armes ne revêt pas un caractère absolu et n'exige pas des Etats l'établissement d'une stricte égalité entre les parties (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I ; APEH Üldözötteinek Szövetsége et autres c. Hongrie, no32367/96, CEDH 2000-X).
26
Sur la question des délais d'appel différents pour le prévenu et le procureur général, le Gouvernement estime que la situation du requérant en l'espèce doit être différenciée de celle où, avant la réforme instituée par la loi du 23 juin 1999, le procureur général avait seul la faculté d'interjeter appel de certaines contraventions en vertu de l'ancien article 546 du code de procédure pénale. Dans la présente affaire, le requérant disposait, en sa qualité de prévenu, du droit de faire appel du jugement correctionnel. Il n'a donc pas été privé d'un recours, mais a seulement été soumis à des conditions de forme et de délai distinctes de celles du procureur général.
27
Le Gouvernement soutient en conséquence que la solution retenue par la Cour dans l'affaire Guigue et SGEN-CFDTprécitée, où un grief similaire était présenté par une partie civile dans la procédure interne, doit être étendue mutatis mutandis à l'espèce et que, comme dans cette affaire, le grief du requérant doit être déclaré manifestement mal fondé. De plus, selon le Gouvernement, cette différence de délai trouve sa justification dans le rôle qu'assigne au procureur général l'article 35 du code de procédure pénale, à savoir celui de veiller à l'application de la loi pénale sur toute l'étendue du ressort de la cour d'appel, et qui a été consacré par le Comité des ministres du Conseil de l'Europe dans sa Recommandation (2000) 19 du 6 octobre 2000 (article 1er).
28
Enfin, le Gouvernement souligne qu'en l'espèce, la procédure a, dans son ensemble, revêtu le caractère équitable voulu par l'article 6 § 1 de la Convention puisque la cour d'appel a dûment réexaminé la question de la culpabilité du requérant, qui a présenté sa cause assisté d'un défenseur, et qu'elle pouvait soit confirmer le jugement, soit l'infirmer dans un sens favorable ou défavorable au requérant.
29
Sur la question de l'impossibilité de former un appel incident en cas d'appel du procureur général, le Gouvernement estime que le requérant ne justifie aucunement avoir été placé de ce fait dans une position désavantageuse par rapport au procureur général lors de l'examen de l'affaire devant la cour d'appel. De plus, le Gouvernement souligne qu'en l'espèce, le procureur général n'a nullement limité le champ de l'appel à certains chefs du jugement. Dès lors, à supposer que le requérant se plaigne de l'impossibilité pour lui, faute d'appel incident, d'influer sur l'étendue de la saisine de la cour d'appel, le Gouvernement relève que cette situation ne s'est pas produite en l'espèce. Dans la mesure où la Cour ne saurait se prononcer in abstracto, le grief, pris en ce sens, devrait donc être déclaré irrecevable ratione personae, faute pour le requérant d'en avoir été ‘victime’.
30
A titre subsidiaire, le Gouvernement soutient qu'en tout état de cause, le requérant ayant fait le choix de ne pas faire appel, il ne saurait se plaindre de ne pas avoir pu influer sur son étendue.
B. Appréciation de la Cour
31
La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le principe de l'égalité des armes — l'un des éléments de la notion plus large de procès équitable — requiert que chaque partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, parmi d'autres, l'arrêt De Haes et Gijsels précité, p. 238, § 53). De plus, la violation d'un tel principe ne dépend pas d'une absence d'équité supplémentaire, quantifiable et liée à une inégalité de procédure (APEH Üldözötteinek Szövetsége et autres, arrêt précité, p. 387, § 42 ; Guigue et SGEN-CFDT c. France, décision précitée).
32
S'agissant des règles de nature procédurale telles que les délais régissant le dépôt de documents et l'introduction de recours, la Cour rappelle qu'elles sont partie intégrante de la notion de procédure équitable et que c'est d'abord aux autorités nationales et, spécialement, aux cours et tribunaux qu'il incombe d'interpréter et d'appliquer le droit interne. La Cour ne substituera sa propre interprétation du droit à la leur que si cette dernière s'avère arbitraire ou si elle place le requérant dans une situation de net désavantage par rapport à l'Etat (voir, mutatis mutandis, Tejedor García c. Espagne, arrêt du 16 décembre 1997,Recueil 1997-VIII, p. 2 796, § 31 et Platakou c. Grèce, no 38460/97, §§ 47–48, CEDH 2001-I).
33
La Cour note, tout d'abord, qu'un grief similaire à celui du requérant, tiré d'une rupture de l'égalité des armes en raison de la différence de délai pour interjeter appel existant entre le procureur général et les parties civiles en vertu de l'article 505 du code de procédure pénale, et de l'impossibilité pour celles-ci de faire un appel incident dans ce cas, a déjà été examiné par la Cour dans sa décisionGuigue et SGEN CFDT précitée. Dans cette affaire, la Cour a conclu au défaut manifeste de fondement de ce grief selon la motivation suivante :
‘La Cour observe (…) que le délai d'appel de dix jours, s'il était bref, ne l'était pas au point de priver les requérantes de la possibilité d'exercer utilement cette voie de recours. Le fait que ce délai soit notablement plus court pour les parties privées que pour le procureur général, qui est d'ailleurs dans une situation différente, ne saurait, aux yeux de la Cour, placer celles-là en position de ‘net désavantage’ par rapport à celui-ci, au sens de l'arrêt De Haes et Gijsels précité, en admettant même que le procureur général puisse être regardé comme leur ‘adversaire’ au sens du même arrêt.
De plus, il apparaît, comme l'ont montré les juridictions nationales, que si la constitution de partie civile par voie principale met en mouvement l'action publique, l'action civile exercée par les requérantes demeure une action en réparation du dommage causé par l'infraction, et l'appel qu'elles auraient pu interjeter ne concernait que les intérêts civils. Une telle action est fondamentalement distincte de celle dévolue au procureur général, représentant de la puissance publique chargé de la défense de l'intérêt général, laquelle, par nature, ne porte que sur les dispositions pénales.
Il s'ensuit que les requérantes ont eu une possibilité raisonnable de présenter leur cause à hauteur d'appel en ce qui concerne les intérêts civils, et qu'elles ne sauraient prétendre que la recevabilité de l'appel du procureur général les placerait illégitimement dans une situation nettement désavantageuse par rapport à celui-ci.’
34
Or, la Cour souligne qu'en l'espèce, la situation est sensiblement différente de celle examinée dans l'affaire Guigue et SGEN CFDT. Dans cette dernière affaire, les requérants étaient les parties civiles dont les intérêts ne pouvaient pas être affectés par l'appel interjeté par le procureur général contre le volet pénal du jugement en première instance. Dans la présente affaire, il s'agit du prévenu qui, à l'issue de l'appel, s'est vu infliger une majoration de sa peine de prison. Compte tenu de l'enjeu de l'appel pour le requérant et rappelant qu'en matière pénale les exigences du ‘procès équitable’ sont plus strictes qu'en matière civile (cf., mutatis mutandis, Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, arrêt du 27 octobre 1993, série A no 274, p. 19, § 32), la Cour estime que la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l'affaire Guigue et SGEN CFDTprécitée ne saurait être transposée mutatis mutandisdans la présente affaire. En particulier, s'il est vrai que la partie civile et le ministère public ne sont pas des ‘adversaires’ (voir la décision Guigue et SGEN CFDTprécitée ; voir aussi Berger c. France, no48221/99, § 38, 3 décembre 2002, CEDH 2002-X (extraits)), il n'en va pas de même pour le prévenu condamné en première instance et le ministère public, qui ont des intérêts à la fois distincts et opposés.
35
En l'espèce, la Cour note que bien que le procureur de la République ait laissé s'écouler le délai que la loi lui octroyait pour faire appel, il a demandé au procureur général d'interjeter appel dans le but manifeste que la peine infligée au requérant soit majorée. Le procureur général ayant accédé à cette demande, le requérant s'est trouvé privé de la possibilité d'interjeter un appel incident devant la cour d'appel de Lyon.
36
Le Gouvernement allègue que l'impossibilité d'interjeter un appel incident n'a nullement placé le requérant dans une situation désavantageuse par rapport au ministère public dès lors qu'il a eu la possibilité de contester à nouveau sa culpabilité devant la cour d'appel.
37
Certes, la Cour relève que le requérant a bénéficié d'un nouvel examen de sa culpabilité en vertu de l'article 515 du code de procédure pénale et que l'absence d'appel incident ne fait pas échec au droit à ce réexamen.
38
Cependant, la Cour estime, à l'instar du requérant, que la possibilité d'obtenir en appel un acquittement ou simplement la réformation in melius de la peine infligée en première instance était en grande partie théorique et illusoire dans les circonstances de l'espèce. En particulier, le fait même que le requérant n'ait pas relevé appel dans le délai légal de dix jours qui était à sa disposition apparaissait comme la démonstration qu'il estimait avoir peu de chances de pouvoir faire réformer en appel, dans un sens qui lui aurait été favorable, la décision de condamnation rendue en première instance.
39
Par ailleurs, la Cour n'est pas convaincue par l'argument du Gouvernement, analysé au paragraphe 28 ci-dessus, selon lequel la cour d'appel aurait pu infirmer le jugement dans un sens favorable au requérant. Sans contester l'existence de cette possibilité, la Cour se borne à constater que, concrètement, la cour d'appel a porté de sept à douze ans la peine d'emprisonnement à laquelle le requérant avait été condamné, ce qui constitue une aggravation très importante.
40
Il s'ensuit que le fait que le parquet bénéficie d'une prolongation du délai d'appel, conjugué à l'impossibilité pour le requérant d'interjeter un appel incident, a mis ce dernier dans une position de net désavantage par rapport au ministère public, contrairement au principe de l'égalité des armes. Statuant in concreto, la Cour constate que celui-ci a été méconnu.
41
Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. Sur l'application de l'article 41 de la Convention
42
Aux termes de l'article 41 de la Convention,
‘Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable.’
A. Dommage
33
Le requérant déclare s'en remettre ‘à la sagesse de la Cour’ quant à la satisfaction équitable pouvant lui être attribuée.
44
Relevant que le requérant ne formule aucune demande chiffrée, le Gouvernement considère que le simple constat de violation de l'article 6 § 1 de la Convention constituerait une satisfaction équitable suffisante et adéquate.
45
La Cour relève que le requérant ne justifie d'aucun préjudice matériel subi en raison de la violation alléguée. Elle ne saurait donc lui allouer aucune somme à ce titre. Quant au préjudice moral subi par le requérant, la Cour considère que celui-ci a nécessairement souffert d'anxiété et d'angoisse. Statuant en équité, elle lui alloue 4 500 euros (EUR) à ce titre.
B. Frais et dépens
46
Le requérant ne formule pas non plus de demande précise de satisfaction équitable à ce titre. Il relève que les délais impartis à l'avocat qui l'a représenté devant la Cour jusqu'au mois de février 2006 pour répondre à la demande de la Cour à cet égard étaient trop courts pour qu'il puisse lui-même disposer du temps nécessaire à la fourniture de justificatifs. Il n'a cependant pas demandé de prolongation de ce délai. Il s'en remet également ‘à la sagesse de la Cour’ pour apprécier le montant pouvant lui être alloué en la matière.
47
Eu égard aux circonstances de l'espèce, le Gouvernement considère qu'une somme de 500 EUR pourrait être accordée au requérant au titre des frais et dépens.
48
La Cour constate qu'elle ne dispose d'aucun élément concernant les frais et dépens exposés par le requérant dans le cadre de la procédure interne, au cours de laquelle il a invoqué l'atteinte à l'article 6 § 1 de la Convention (c'est-à-dire devant la cour d'appel et la Cour de cassation). Quant aux frais engagés par le requérant pour sa représentation devant la Cour, elle relève que celui-ci a été représenté par un avocat depuis le dépôt de sa requête jusqu'au mois de février 2006, date à laquelle il a révoqué le mandat de son représentant faute pour ce dernier d'avoir donné suite à la demande du greffe de la Cour relative à la satisfaction équitable. Au vu des circonstances de l'espèce, et bien que le requérant ne fournisse pas de justificatifs, la Cour estime qu'il a nécessairement engagé des frais pour sa défense. Elle lui alloue en conséquence 1 500 EUR à ce titre, tous frais et dépens confondus.
C. Intérêts moratoires
49
La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
- 1.
Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
- 2.
Dit
- a)
que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) au titre du dommage moral et 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
- b)
qu à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- 3.
Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 octobre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. DOLLÉ
Greffière
A B. BAKA
Président