EHRM, 02-05-2017, nr. 23572/07
ECLI:CE:ECHR:2017:0502DEC002357207
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
02-05-2017
- Magistraten
Robert Spano, Julia Laffranque, Ledi Bianku, Nebojša Vučinić, Paul Lemmens, Jon Fridrik Kjølbro, Stéphanie Mourou-Vikström
- Zaaknummer
23572/07
- Roepnaam
Zschüschen/België
- Vakgebied(en)
Bijzonder strafrecht (V)
Strafprocesrecht (V)
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:CE:ECHR:2017:0502DEC002357207, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 02‑05‑2017
Uitspraak 02‑05‑2017
Robert Spano, Julia Laffranque, Ledi Bianku, Nebojša Vučinić, Paul Lemmens, Jon Fridrik Kjølbro, Stéphanie Mourou-Vikström
Partij(en)
DÉCISION
Requête no 23572/07
Steve Mitchell ZSCHÜSCHEN
contre la Belgique
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant le 2 mai 2017 en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Ledi Bianku,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 25 mai 2007,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
En fait
1.
Le requérant, M. Steve Mitchell Zschüschen, est un ressortissant néerlandais né en 1970 et résidant à Amsterdam (Pays-Bas). Il a été représenté devant la Cour par Me W. Van Steenbrugge, avocat à Gand.
A. Les circonstances de l'espèce
2.
Le 31 mars 2003, le requérant ouvrit un compte bancaire dans une banque en Belgique. En l'espace de deux mois, le requérant effectua cinq versements en liquide pour un montant total de 75 000 euros (EUR) sur ce compte. La banque déclara les versements auprès de la cellule de traitement des informations financières (‘CTIF’ ; voir paragraphe 13, ci-dessous), à la suite de quoi une procédure pénale fut ouverte à l'encontre du requérant du chef de blanchiment de capitaux (article 505, alinéa 1, 1o, 2o, 3o et 4o du code pénal).
3.
Lors d'un interrogatoire, appelé à préciser l'origine de l'argent versé sur le compte bancaire en Belgique, le requérant déclara :
‘Je travaille au noir. Je gagne bien. Assez pour gagner 75 000 euros sur quatre ans. Je ne veux pas en parler, sinon mes employeurs auront des problèmes. […] Il y a des personnes qui m'ont dit que c'était plus avantageux de mettre l'argent dans une banque en Belgique. Je devais alors payer moins d'impôts. Je peux peut-être le prouver, mais je ne le veux pas pour ne pas nuire à ces personnes.’
4.
Par un jugement du tribunal correctionnel d'Anvers du 22 juin 2005, le requérant fut condamné pour blanchiment de capitaux à une peine d'emprisonnement de dix mois avec sursis et une amende de 5 000 EUR. La somme de 75 000 EUR fut également confisquée au motif qu'elle constituait un avantage patrimonial tiré directement de l'infraction. Quant à la caractérisation de l'infraction, le tribunal considéra que :
‘Le blanchiment de l'argent mentionné dans la citation doit porter sur des avantages patrimoniaux résultant directement d'une infraction.
Il faut dès lors démontrer l'existence d'une infraction de base. Il ressort de l'article 505 du code pénal que la loi pénale n'établit pas une liste exhaustive des infractions de base et que la loi n'impose pas d'obligation formelle d'identifier l'infraction de base concrète. Ceci ne viole pas la présomption d'innocence. Le tribunal doit, eu égard aux données contenues dans le dossier et dont la valeur probante doit être appréciée, vérifier si l'origine illégale de l'argent est démontrée.
S'agissant d'une condamnation du chef de blanchiment, il n'est pas requis que l'ouverture d'une poursuite pénale sur base de l'infraction initiale ressorte de la compétence territoriale du juge pénal belge. L'infraction de base commise à l'étranger ne doit donc pas nécessairement ressortir de la compétence extraterritoriale du juge pénal belge. Il ne se pose en l'espèce aucun problème s'agissant de la double incrimination.’
5.
Ainsi, le tribunal correctionnel considéra qu'il pouvait être déduit des constatations et des diverses déclarations au dossier un nombre d'éléments qui, pris ensemble, constituaient des présomptions graves, précises et concordantes desquelles la preuve de l'infraction de blanchiment était livrée. En particulier, le tribunal prit en compte le fait que le requérant n'avait pas donné d'explication quant à l'origine de l'argent, qu'il était connu aux Pays-Bas pour des infractions liées à la drogue et qu'il n'y disposait pas de revenus connus. De plus, le tribunal estima que les déclarations du requérant n'étaient pas crédibles compte tenu du fait qu'il refusait de donner des détails ou des preuves de ses dires.
6.
Le 27 juin 2006, la cour d'appel d'Anvers considéra notamment :
‘Pour qu'il puisse être question d'une infraction de blanchiment telle que prévue par l'article 505 alinéa 1, 2o, 3o ou 4o du code pénal, il est requis que l'objet de l'infraction concerne une chose telle qu'entendue par l'article 42, 3o du code pénal, c'est-à-dire un avantage patrimonial découlant directement d'une infraction (la dénommée infraction de base), des biens ou des valeurs qui l'ont remplacé, ou des revenus perçus de ces avantages ; de plus, il est requis que l'auteur de l'infraction de blanchiment connaissait l'origine ou la source illégale, ou, dans le cas de l'article 505 alinéa 1, 4o du code pénal, qu'il aurait dû la connaître ;
Il n'est pas requis que des poursuites pénales aient été instituées pour l'infraction de base ; il n'est pas requis que dans l'inculpation l'infraction de base soit concrètement spécifiée ; il n'est même pas requis que le juge pénal devant se prononcer sur le blanchiment connaisse l'infraction de base précise, à condition qu'il puisse, sur la base de données factuelles, en exclure toute origine légale (Cass. 25 septembre 2001, J.T., 2002, 660) ;
L'absence de mention de l'infraction de base dans l'acte d'accusation n'emporte pas violation des droits de la défense ; la qualification des faits mis à charge mentionnée dans la citation répond aux conditions posées par l'article 6 § 3 a) [de la Convention] ; par cette qualification, l'inculpé a été informé en détails des faits mis à sa charge ; en particulier, il a été informé de l'endroit où et de la date à laquelle les échanges d'argent eurent lieu ainsi que de la totalité des montants échangés et par conséquent des avantages patrimoniaux présumés.’
7.
Elle confirma le jugement attaqué et déclara le requérant coupable du délit visé à l'article 505, alinéa 1, 3o, du code pénal, en se référant en particulier aux faits suivants : l'absence de justification économique pour les versements ; le fait que, sauf pour le premier versement, les autres versements avaient été faits par une tierce personne demeurée inconnue, alors que le requérant restait dehors parce qu'il avait le sentiment que ‘ce n'était pas bon’ ; les coupures relativement petites, typiques pour le trafic de stupéfiants.
8.
Le requérant se pourvut en cassation invoquant la violation de l'article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.
9.
Par un arrêt du 28 novembre 2006, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle considéra notamment :
‘Concernant l'infraction de blanchiment de l'article 505, alinéa 1er, 3o, du code pénal, la partie poursuivante assume notamment la charge de la preuve de la provenance illégale ou criminelle des objets litigieux et de la connaissance que l'auteur en aurait eu. La charge de la preuve relative à la provenance illégale ou criminelle est satisfaite lorsque, sur la base d'éléments de fait, toute provenance légale de ces choses peut être exclue avec certitude. Il est satisfait à la charge de la preuve concernant la connaissance de l'auteur, lorsque celle-ci peut être déduite avec certitude des circonstances de fait. Un tel règlement de la preuve ne requiert aucune preuve de la part du prévenu, ni dès lors la preuve de son innocence.
Du reste, il revient au prévenu lui-même d'apprécier s'il est opportun pour sa défense de rendre publiques les informations dont il dispose concernant l'origine des capitaux. Le choix que le prévenu peut faire ne porte pas atteinte à ses droits de la défense en rapport avec la seule infraction de blanchiment mise à sa charge.’
B. Le droit et la pratique internes pertinents
1. L'infraction de blanchiment
10.
L'article 505 du code pénal dispose :
‘Seront punis d'un emprisonnement de quinze jours à cinq ans et d'une amende de vingt-six [euros] à cent mille [euros] ou d'une de ces peines seulement :
[…]
- 2o.
ceux qui auront acheté, reçu en échange ou à titre gratuit, possédé, gardé ou géré des choses visées à l'article 42, 3o, alors qu'ils connaissaient ou devaient connaître l'origine de ces choses au début de ces opérations ;
- 3o.
ceux qui auront converti ou transféré des choses visées à l'article 42, 3o, dans le but de dissimuler ou de déguiser leur origine illicite ou d'aider toute personne qui est impliquée dans la réalisation de l'infraction d'où proviennent ces choses, à échapper aux conséquences juridiques de ses actes ;
- 4o.
ceux qui auront dissimulé ou déguisé la nature, l'origine, l'emplacement, la disposition, le mouvement ou la propriété des choses visées à l'article 42, 3o, alors qu'ils connaissaient ou devaient connaître l'origine de ces choses au début de ces opérations.
Les infractions visées à l'alinéa 1er, 3o et 4o, existent même si leur auteur est également auteur, coauteur ou complice de l'infraction d'où proviennent les choses visées à l'article 42, 3o.
[…]
Les choses visées à l'alinéa 1er, 3o et 4o, constituent [l']objet des infractions couvertes par ces dispositions, au sens de l'article 42, 1o, et seront confisquées, dans le chef de chacun des auteurs, coauteurs ou complices de ces infractions, même si la propriété n'en appartient pas au condamné, sans que cette peine puisse cependant porter préjudice aux droits des tiers sur les biens susceptibles de faire l'objet de la confiscation.
[…]’
11.
L'article 42, 3o du code pénal dispose que la confiscation spéciale s'applique ‘aux avantages patrimoniaux tirés directement de l'infraction, aux biens et valeurs qui leur ont été substitués et aux revenus de ces avantages investis’.
12.
Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, pour déclarer l'auteur coupable de blanchiment et le condamner, il suffit que soient établies la provenance ou l'origine illégale et la connaissance requise qu'il en avait, sans qu'il soit nécessaire que le juge connaisse l'infraction précise, à la condition que, sur la base des données de fait, il puisse exclure toute provenance ou origine légale (voir, parmi d'autres, Cass. 25 septembre 2001, P.01.0725.N, Cass. 21 mars 2006, P.06.0034.N, Cass. 3 avril 2012, P.10.2021.N, et Cass. 17 septembre 2013, P.12.1162.N).
2. La cellule de traitement des informations financières
13.
Créée par la loi du 11 janvier 1993 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, la cellule de traitement des informations financières (‘CTIF’) est au cœur du dispositif belge de lutte contre le blanchiment d'argent d'origine criminelle et le financement du terrorisme. Il s'agit d'une autorité administrative indépendante, ayant la personnalité juridique, sous le contrôle des Ministres de la Justice et des Finances. Elle est chargée d'analyser les faits et les transactions financières suspectes de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme qui lui sont transmis par les institutions et les personnes visées par la loi.
3. Le degré de précision de la citation
14.
Depuis un arrêt du 12 octobre 1976 (Pas. 1977, I, 182), la Cour de cassation considère de manière constante que, pour satisfaire aux exigences de l'article 6 § 3 a) de la Convention, il suffit d'informer l'inculpé de manière à ce qu'il soit en mesure d'assurer sa défense. Selon la Cour de cassation, cette exigence peut être remplie par la lecture combinée de la citation et du dossier répressif.
15.
S'agissant en particulier de l'infraction de blanchiment, par un arrêt du 9 mai 2006 (P.06.0242.N), la Cour de cassation précisa qu'il était satisfait aux conditions de l'article 6 § 3 a) de la Convention lorsque ladite infraction était qualifiée de manière précise, en énonçant notamment l'origine illicite de ces avantages patrimoniaux et la connaissance qu'en avait l'auteur, sans que l'infraction de base doive elle-même être qualifiée ou qu'il faille même en faire mention.
C. La Convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme
16.
La Convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme, signée à Varsovie le 16 mai 2005 (STCE no 198 ; ci-après ‘la Convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment’) est entrée en vigueur le 1er mai 2008. Au jour de l'adoption de la présente décision, 29 États membres ont ratifié cette Convention. Elle a été ratifiée par la Belgique le 17 septembre 2009, et est entrée en vigueur à l'égard de celle-ci le 1er janvier 2010.
S'agissant des infractions de blanchiment, l'article 9 de ladite Convention dispose :
- ‘1.
Chaque Partie adopte les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour conférer le caractère d'infraction pénale conformément à son droit interne lorsque l'acte a été commis intentionnellement à:
- a.
la conversion ou au transfert de biens dont celui qui s'y livre sait que ces biens constituent des produits, dans le but de dissimuler ou de déguiser l'origine illicite desdits biens ou d'aider toute personne qui est impliquée dans la commission de l'infraction principale à échapper aux conséquences juridiques de ses actes;
- b.
la dissimulation ou le déguisement de la nature, de l'origine, de l'emplacement, de la disposition, du mouvement ou de la propriété réels de biens ou de droits y relatifs, dont l'auteur sait que ces biens constituent des produits;
et, sous réserve de ses principes constitutionnels et des concepts fondamentaux de son système juridique:
- c.
l'acquisition, la détention ou l'utilisation de biens, dont celui qui les acquiert, les détient ou les utilise sait, au moment où il les reçoit, qu'ils constituent des produits;
- d.
la participation à l'une des infractions établies conformément au présent article ou à toute association, entente, tentative ou complicité par fourniture d'une assistance, d'une aide ou de conseils en vue de sa commission.
[…]
- 3.
Chaque Partie peut adopter les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour conférer le caractère d'infraction pénale, conformément à son droit interne, à certains ou à l'ensemble des actes évoqués au paragraphe 1 du présent article, dans l'un et/ou l'autre des cas suivants:
- a.
lorsque l'auteur a soupçonné que le bien constituait un produit,
- b.
lorsque l'auteur aurait dû être conscient que le bien constituait un produit.
[…]
- 6.
Chaque Partie s'assure qu'une condamnation pour blanchiment au sens du présent article est possible dès lors qu'il est prouvé que les biens objet de l'un des actes énumérés au paragraphe 1.a ou b de cet article, proviennent d'une infraction principale, sans qu'il soit nécessaire de prouver de quelle infraction précise il s'agit.
[…]’
17.
En ses parties pertinentes, le rapport explicatif de la Convention précise ce qui suit :
‘97.
Le paragraphe 3 de [l'article 9] concerne le mens rea. Le processus d'évaluation a montré qu'il peut s'avérer très difficile de prouver l'élément moral d'une infraction de blanchiment, car les tribunaux prescrivent souvent (ou sont supposés prescrire) un niveau très élevé de connaissance de l'origine des produits par les auteurs de l'infraction de blanchiment présumée. L'adjonction de ce paragraphe dans la présente Convention permet également aux Parties de sanctionner pénalement l'auteur présumé d'une infraction pénale a) lorsqu'il a soupçonné que le bien était le produit d'une infraction et/ou b) lorsqu'il aurait dû être conscient que le bien était le produit d'une infraction. L'alinéa a. prévoit un élément moral moins subjectif et pourrait s'appliquer à une personne qui réfléchit un peu à la question de l'origine des produits (il suffit qu'elle suspecte que le bien est le produit d'une infraction), mais n'a pas la certitude que le bien en question ait une originelle criminelle. Le paragraphe 3.b prévoit l'incrimination du comportement négligent, dans le cas où le tribunal, sur la base d'une évaluation objective des éléments de preuve, se prononce sur la question de savoir si l'auteur de l'infraction aurait dû être conscient que le bien était le produit d'une infraction, qu'il ait ou non réfléchi à la question.
[…]
101.
Le paragraphe 6 aborde la question de la preuve de l'infraction principale dans le cadre de poursuites pénales pour blanchiment. Pour faciliter l'action pénale, les auteurs de la présente Convention ont rappelé qu'il importait que les autorités chargées des poursuites n'aient pas à prouver tous les éléments factuels d'une infraction principale spécifique, si la preuve de l'origine illicite des biens peut être déduite de l'ensemble des circonstances de l'affaire. En précisant que ce paragraphe s'appliquait aux condamnations pour blanchiment ‘au sens du présent article’, les auteurs de la présente Convention ont voulu indiquer que cette disposition s'inscrivait pleinement dans le cadre de la définition du blanchiment telle que prévue par l'article 9, et notamment de son paragraphe 1er, qui vise des agissements ‘intentionnels’. Dès lors, les Parties peuvent mettre en œuvre l'article 9.6 en exigeant que l'auteur du blanchiment ait eu connaissance que les biens en cause provenaient d'une infraction principale, sans qu'il soit nécessaire d'établir précisément de quelle infraction précise il s'agissait.’
Griefs
18.
Le requérant développe plusieurs griefs tirés de l'article 6 §§ 1, 2 et 3 a) de la Convention, et de l'article 1 du Protocole no 1.
En droit
A. Sur le grief tiré de l'article 6 §§ 1 et 2 de la Convention
19.
Invoquant une violation de l'article 6 §§ 1 et 2 de la Convention, le requérant estime que sa présomption d'innocence, son droit de se taire ainsi que ses droits de la défense ont été violés compte tenu du fait que les juridictions nationales n'ont pas caractérisé l'infraction à la base du blanchiment (dite ‘infraction de base’) et n'ont pas établi l'origine illégale de l'argent soi-disant blanchi. En considérant qu'il était suffisant d'établir que toute origine légale de l'argent était exclue pour caractériser l'infraction de blanchiment et qu'il n'était pas nécessaire d'identifier l'infraction de base, les juridictions nationales auraient renversé la charge de la preuve et violé le droit du requérant de se taire puisqu'il lui revenait de facto de rapporter la preuve de l'origine légale de l'argent, et donc de son innocence.
20.
En leurs parties pertinentes, les dispositions invoquées se lisent comme suit :
- ‘1.
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (…)
- 2.
Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.’
1. Principes généraux applicables
21.
La Cour rappelle les principes généraux dégagés dans l'arrêt John Murray c. Royaume-Uni (8 février 1996, §§ 45–49, Recueil des arrêts et décisions 1996-I) tels que rappelés dans l'arrêt O'Halloran et Francis c. Royaume-Uni ([GC], nos 15809/02 et 25624/02, § 46, CEDH 2007-III) en ces termes :
‘La Cour a jugé qu'il ne faisait aucun doute que ‘le droit de se taire lors d'un interrogatoire de police et le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination [étaient] des normes internationales généralement reconnues qui [étaient] au cœur de la notion de procès équitable (…) En mettant le prévenu à l'abri d'une coercition abusive de la part des autorités, ces immunités concour[ai]ent à éviter des erreurs judiciaires et à garantir le résultat voulu par l'article 6’ (John Murray, précité, § 45). La Cour a considéré les deux extrêmes. D'une part, il était manifestement incompatible avec ces immunités de fonder une condamnation exclusivement ou essentiellement sur le silence du prévenu ou sur son refus de répondre à des questions ou de déposer. D'autre part, ces immunités ne pouvaient ni ne devaient empêcher de prendre en compte le silence du prévenu dans des situations qui appelaient à l'évidence une explication de sa part. Elle en a conclu que le ‘droit de garder le silence’ n'était pas absolu (ibidem, § 47). Au sujet du degré de coercition exercé en cette affaire, la Cour a noté que le silence de l'intéressé ne constituait pas une infraction pénale ou un contempt of court, et que le silence ne pouvait en soi passer pour un indice de culpabilité (ibidem, § 48). La Cour a donc établi une distinction entre cette affaire et l'affaire Funke c. France (25 février 1993, série A no 256-A) en ce que, dans cette dernière, le degré de coercition avait en pratique ‘vid[é] de son sens l'interdiction de contribuer à sa propre incrimination’ (ibidem, § 49).’
22.
Aussi, la Cour considère de manière constante qu'outre le fait qu'il est explicitement mentionné à l'article 6 § 2, le droit pour une personne poursuivie au pénal d'être présumée innocente et d'obliger l'accusation à supporter la charge de prouver les allégations dirigées contre elle relève de la notion générale de procès équitable au sens de l'article 6 § 1 (voir, mutatis mutandis, Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, § 68, Recueil 1996-VI). Ce droit n'est toutefois pas absolu, car tout système juridique connaît des présomptions de fait ou de droit, auxquelles la Convention ne met pas obstacle en principe du moment que les États contractants ne franchissent pas certaines limites prenant en compte la gravité de l'enjeu et préservant les droits de la défense (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141-A, et Phillips c. Royaume-Uni, no 41087/98, § 40, CEDH 2001-VII).
23.
Dans son appréciation de la présente affaire, la Cour prend également en compte l'importance que revêt pour les États membres la lutte contre le blanchiment de capitaux issus d'activités illicites, susceptible de servir à financer des activités criminelles notamment dans le domaine du trafic de stupéfiants ou du terrorisme international (Grifhorst c. France, no 28336/02, § 93, 26 février 2009, et Michaud c. France, no 12323/11, § 123, CEDH 2012). La Cour a déjà reconnu comme poursuivant un but d'intérêt général la confiscation de biens ou avantages patrimoniaux tirés d'une infraction, puisque celle-ci tend à empêcher un usage illicite et dangereux pour la société de biens dont la provenance légitime n'a pas été démontrée (voir, mutatis mutandis, M. c. Italie, no 12386/86, décision de la Commission du 15 avril 1991, Décisions et Rapports (DR) 70, pp. 59, 78, Arcuri et autres c. Italie (déc.), no 52024/99, 5 juillet 2001, et Riela et autres c. Italie (déc.), no 52439/99, 4 septembre 2001).
2. Application au cas d'espèce
24.
En l'espèce, après ses déclarations initiales (paragraphe 3, ci-dessus), le requérant a choisi de ne pas fournir les informations dont il disposait sur l'origine de l'argent, faisant valoir son droit de garder le silence. Il a pu le faire tout au long de la procédure et aucune contrainte directe n'a été exercée sur lui pour qu'il réponde aux questions y relatives. En ce sens, la présente affaire se distingue des affaires examinées par la Cour dans lesquelles les requérants avaient été condamnés à des amendes pour le seul fait d'avoir refusé de fournir des informations (Funke c. France, 25 février 1993, série A no 256-A, Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, CEDH 2000-XII, J.B. c. Suisse, no 31827/96, CEDH 2001-III, Shannon c. Royaume-Uni, no 6563/03, 4 octobre 2005, et O'Halloran et Francis, précité).
25.
La présente requête ressemble plus à l'affaire John Murray (précité) qui portait, comme en l'espèce, sur les déductions défavorables tirées du silence d'une personne pendant l'interrogatoire et le procès pour conclure à la culpabilité de cette personne. Dans cette affaire, la Cour a estimé que, pour rechercher si le fait de tirer de son silence des conclusions défavorables à l'accusé enfreint l'article 6, il faut tenir compte de l'ensemble des circonstances, eu égard en particulier aux cas où l'on peut procéder à des déductions, au poids que les juridictions nationales leur ont accordé en appréciant les éléments de preuve et le degré de coercition inhérent à la situation (John Murray, précité, § 47 ; dans le même sens, notamment Condron c. Royaume-Uni, no 35718/97, § 56, CEDH 2000-V).
26.
Contrairement à l'affaire John Murray, l'autorisation de tirer des conclusions défavorables du silence de l'accusé ne ressort en l'espèce pas d'un texte de loi spécifique, mais du règlement de la preuve en droit belge qui prévoit que le juge du fond apprécie souverainement les éléments de preuve portés devant lui (dans le même sens, Telfner c. Autriche, no 33501/96, § 17, 20 mars 2001).
27.
Le requérant se plaint en l'espèce du fait que les juridictions nationales ont considéré qu'il n'était pas nécessaire de définir l'infraction de base pour pouvoir le condamner du chef de blanchiment. La Cour relève que cette approche fait l'objet d'une jurisprudence constante de la Cour de cassation (paragraphe 12, ci-dessus). Elle ne trouve rien à redire à cette approche, qui par ailleurs semble être celle suivie à l'article 9 §§ 3 et 6 de la Convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment (voir paragraphes 16 et 17, ci-dessus). La Cour considère que cette approche ne saurait, en soi, constituer une atteinte aux droits garantis par l'article 6 §§ 1 et 2 de la Convention. La Cour doit toutefois vérifier si, dans les circonstances de l'espèce, l'approche adoptée par les juridictions nationales a constitué une violation du droit du requérant de se taire, et de ne pas contribuer à sa propre incrimination et à sa présomption d'innocence.
28.
S'agissant du degré de coercition exercé en l'occurrence, la Cour relève que le requérant a fait des déclarations initiales lors d'un interrogatoire (paragraphe 3, ci-dessus), mais qu'il n'a pas souhaité fournir de plus amples informations sur l'origine de l'argent litigieux et qu'il a pu garder le silence sur ce fait. Son refus de répondre n'a pas constitué une infraction pénale en soi (dans le même sens, John Murray, précité, § 48 ; a contrario, Funke, précité).
29.
S'agissant ensuite du rôle que les déductions ont joué dans la procédure pénale et pour la condamnation du requérant, le fait que le refus du requérant de prouver ses déclarations vagues et peu convaincantes quant à l'origine de l'argent litigieux ait été utilisé, entre autres éléments, par les juridictions du fond pour conclure que toute origine légale de l'argent pouvait être exclue ne constitue pas, en soi, une atteinte à son droit de garder le silence et de ne pas contribuer à sa propre incrimination. La Convention n'interdit pas de prendre en compte le silence d'un accusé pour conclure à sa culpabilité, sauf si sa condamnation se fonde exclusivement ou essentiellement sur son silence (John Murray, précité, § 47), ce qui n'est manifestement pas le cas en l'espèce. En effet, les juridictions internes ont établi de manière convaincante un faisceau d'indices concordants pour conclure à la culpabilité du requérant, son refus de fournir des explications quant à l'origine de l'argent, alors que la situation appelait une explication de sa part, ne venant que conforter ces indices (dans le même sens, John Murray, précité, § 51 ; a contrario, Condron, précité, §§ 61–62, et Telfner, précité, §§ 17-18).
30.
La Cour rappelle qu'elle a déjà considéré qu'il n'était pas incompatible avec la notion de procès équitable en matière pénale d'imposer aux requérants l'obligation de donner des explications crédibles sur leur situation patrimoniale (Grayson et Barnham c. Royaume-Uni, nos 19955/05 et 15085/06, § 49, 23 septembre 2008). Aussi, si la version fournie par le requérant de ses transactions financières (paragraphe 3, ci-dessus) avait été conforme à la vérité, il n'aurait pas été difficile pour lui de démontrer l'origine de l'argent litigieux (dans le même sens, Phillips, précité, § 45).
31.
Ainsi, de l'avis de la Cour, eu égard au poids des preuves à charge contre le requérant, les conclusions tirées de son refus de donner une explication convaincante sur l'origine de l'argent placé sur son compte bancaire en Belgique étaient dictées par le bon sens et ne sauraient passer pour iniques ou déraisonnables (dans le même sens, John Murray, précité, § 54).
32.
Dans ce contexte, on ne peut pas davantage déclarer que l'approche adoptée par les juridictions du fond en l'espèce, suivant la jurisprudence constante de la Cour de cassation (paragraphe 12, ci-dessus), a eu pour effet de déplacer la charge de la preuve de l'accusation sur la défense, en contravention au principe de la présomption d'innocence garantie par l'article 6 § 2 de la Convention (dans le même sens, John Murray, précité, § 54).
33.
Partant, la Cour estime que le grief tiré de l'article 6 §§ 1 et 2 de la Convention est manifestement mal fondé, et qu'il convient de le déclarer irrecevable en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
B. Sur le grief tiré de l'article 6 § 3 a) de la Convention
34.
Invoquant une violation de l'article 6 § 3 a) de la Convention, le requérant fait valoir que le fait que l'infraction de base ne soit pas elle-même décrite ou mentionnée dans la citation devant le tribunal correctionnel l'a empêché d'être informé de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui, et ce d'autant plus que cette information n'a pas non plus été fournie à un stade ultérieur de la procédure.
35.
En leurs parties pertinentes, les dispositions invoquées se lisent comme suit :
- ‘1.
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
(…)
- 3.
Tout accusé a droit notamment à :
- a)
être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu'il comprend et d'une manière détaillée, de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui ;
(…).’
36.
La Cour constate que le requérant a invoqué ce grief devant la cour d'appel (paragraphe 6, ci-dessus) mais qu'il ne l'a pas réitéré à l'appui de son pourvoi en cassation. Le requérant explique ne pas avoir soulevé ce grief devant la Cour de cassation dès lors que cette dernière avait déjà, dans un arrêt du 9 mai 2006 (P.06.0242.N ; paragraphe 15, ci-dessus), rejeté un tel moyen.
37.
Sans se prononcer sur la question de savoir si le requérant peut être considéré comme ayant épuisé les voies de recours internes au sens de l'article 35 § 1 de la Convention, la Cour estime que ce grief est en tout cas irrecevable pour les motifs suivants.
38.
En l'espèce, la Cour relève que, conformément aux exigences de la jurisprudence nationale (paragraphes 14 et 15, ci-dessus), la citation du 17 février 2004 contient un aperçu complet et détaillé de toutes les opérations de change suspectes. En outre, elle mentionne la qualification juridique donnée à ces faits.
39.
La Cour considère que, dès lors que le requérant était poursuivi pour des faits de blanchiment d'argent, le fait que la citation se limitait à décrire les opérations servant à établir l'existence de ce délit suffisait pour permettre au requérant d'exercer ses droits de la défense. On ne saurait déduire de l'article 6 § 3 a) de la Convention une obligation de préciser en outre les activités illicites ayant généré les bénéfices qui ont fait l'objet du blanchiment en cause, ces activités ne constituant pas l'objet de l'accusation.
40.
Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la citation du requérant lui permettait d'être informé, d'une manière suffisamment détaillée, de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui.
41.
Partant, ce grief est manifestement mal fondé, et il convient de le déclarer irrecevable en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
C. Sur le grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1
42.
Enfin, le requérant invoque une violation de l'article 1 du Protocole no 1. La Cour constate que ce grief n'a pas été soulevé devant les juridictions nationales. Partant, le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes au sens de l'article 35 § 1 de la Convention et ce grief doit être rejeté conformément à l'article 35 § 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 1er juin 2017.
Stanley Naismith
Greffier
Robert Spano
Président