On ne se trouve pas en l'espèce devant une situation similaire à celle des affaires qui ont donné lieu aux arrêts de la Cour constitutionnelle du 2 avril 2014 et du 29 mai 2014 (paragraphes 25 et 26 de l'arrêt), dans laquelle la Présidence de la télécommunication et de l'informatique (PTI) avait bloqué l'accès à l'intégralité d'un site sans qu'une mesure d'une telle ampleur eût été ordonnée par un juge. Par ailleurs, dans l'affaire Ahmet Yıldırım c. Turquie (arrêt no 3111/10, CEDH 2012), le tribunal avait ordonné de bloquer totalement l'accès à Google Sites à la suite d'une demande de la PTI. En l'espèce, c'est le tribunal lui-même qui, de sa propre initiative, a ordonné le blocage de l'accès à l'intégralité du site YouTube, et la PTI n'a fait qu'exécuter cette décision.
EHRM, 01-12-2015, nr. 14027/11, nr. 48226/10
ECLI:CE:ECHR:2015:1201JUD004822610
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
01-12-2015
- Magistraten
Paul Lemmens, Işıl Karakaş, Nebojša Vučinić, Ksenija Turković, Robert Spano, Jon Fridrik Kjølbro, Stéphanie Mourou-Vikström
- Zaaknummer
14027/11
48226/10
- Roepnaam
Cengiz ea./Turkije
- Vakgebied(en)
EU-recht (V)
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:CE:ECHR:2015:1201JUD004822610, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 01‑12‑2015
Uitspraak 01‑12‑2015
Paul Lemmens, Işıl Karakaş, Nebojša Vučinić, Ksenija Turković, Robert Spano, Jon Fridrik Kjølbro, Stéphanie Mourou-Vikström
Partij(en)
ARRÊT
STRASBOURG
1er décembre 2015
En l'affaire Cengiz et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Ksenija Turković,
Robert Spano, Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 octobre 2015,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
Procédure
1.
À l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes (nos 48226/10 et 14027/11) dirigées contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, MM. Serkan Cengiz, Yaman Akdeniz et Kerem Altıparmak (‘ les requérants ’), ont saisi la Cour le 20 juillet 2010 (M. Cengiz) et le 27 décembre 2010 (MM. Akdeniz et Altıparmak) en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (‘ la Convention ’).
2.
MM. Akdeniz et Altıparmak ont été représentés devant la Cour par Me A. Altıparmak, avocate à Ankara. Le gouvernement turc (‘ le Gouvernement ’) a été représenté par son agent.
3.
Invoquant l'article 10 de la Convention, les requérants contestent notamment une mesure qui les aurait privés de tout accès à YouTube. En outre, sur le terrain de l'article 6 de la Convention, M. Cengiz se plaint de ne pas avoir bénéficié d'un recours judiciaire effectif aux fins du contrôle de la mesure litigieuse par un tribunal.
4.
Le 16 avril 2014, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.
En fait
I. Les circonstances de l'espèce
5.
M. Serkan Cengiz est né en 1974 et réside à Izmir. Il est enseignant à la faculté de droit de l'université d'Izmir, expert et juriste travaillant dans le domaine de la liberté d'expression.
M. Yaman Akdeniz et M. Kerem Altıparmak sont nés respectivement en 1968 et en 1973. M. Akdeniz est professeur de droit à la faculté de droit de l'université de Bilgi. M. Altıparmak est assistant-professeur de droit à la faculté des sciences politiques de l'université d'Ankara et directeur du centre des droits de l'homme auprès de cette université.
A. Décision de blocage de YouTube
6.
YouTube (http://www.youtube.com) est le principal site web d'hébergement de vidéos sur lequel les utilisateurs peuvent envoyer, regarder et partager des vidéos. La plupart des vidéos du site ou des chaînes YouTube peuvent être vues par tous les internautes, tandis que seules les personnes ayant un compte YouTube peuvent y publier des fichiers vidéo. Cette plateforme est disponible dans plus de 76 pays. Plus d'un milliard d'utilisateurs la consultent chaque mois et y regardent plus de six milliards d'heures de fichiers vidéo.
7.
Le 5 mai 2008, se fondant sur l'article 8 §§ 1 b), 2, 3 et 9 de la loi no 5651 relative à la régularisation des publications sur Internet et à la lutte contre les infractions commises sur Internet (‘ la loi no 5651 ’), le tribunal d'instance pénal d'Ankara rendit une décision ordonnant le blocage de l'accès au site internet http://www.youtube.com et aux adresses IP 208.65.153.238–208.65.153.251 fournissant l'accès à ce site. Le tribunal considérait notamment que le contenu de dix pages de ce site (dix fichiers vidéo) violait la loi no 5816 interdisant l'outrage à la mémoire d'Atatürk.
8.
Le 21 mai 2010, M. Cengiz forma opposition à la décision de blocage du 5 mai 2008. Invoquant son droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées, il demandait la levée de cette mesure.
9.
Le 31 mai 2010, MM. Akdeniz et Altıparmak, en qualité d'usagers de YouTube, formèrent également opposition à la décision de blocage du 5 mai 2008. Ils demandaient la levée de cette mesure, arguant qu'il existait un intérêt public à accéder à YouTube et que le blocage en question constituait une atteinte grave à la substance même de leur droit à la liberté de recevoir des informations et des idées. Ils soutenaient en outre que six des dix pages concernées par la décision du 5 mai 2008 avaient déjà été supprimées et que les quatre autres pages n'étaient plus accessibles à partir de la Turquie. Dès lors, selon les requérants, la mesure de blocage avait perdu toute raison d'être et constituait une restriction disproportionnée au droit des internautes à recevoir et communiquer des informations et des idées.
10.
Le 9 juin 2010, le tribunal d'instance pénal d'Ankara rejeta l'opposition formée par les requérants, considérant notamment que le blocage litigieux était conforme aux exigences de la législation. S'agissant de la question de la non-accessibilité des fichiers vidéo à partir de la Turquie, il indiquait que, si l'accès à ces fichiers à partir de la Turquie avait effectivement été bloqué par YouTube, les vidéos en question n'avaient pas pour autant été supprimées dans la base de données du site et qu'elles restaient dès lors accessibles aux utilisateurs d'Internet dans le monde. Il estimait en outre que, n'étant pas parties à la procédure d'enquête, les requérants n'avaient pas qualité pour contester de telles décisions. Enfin, le tribunal indiquait qu'une opposition formée contre la même décision de blocage avait déjà été rejetée le 4 juin 2008.
11.
Le 2 juillet 2010, le tribunal correctionnel d'Ankara confirma la décision du 9 juin 2010 du tribunal d'instance pénal d'Ankara, considérant que celle-ci était conforme aux règles de procédure et qu'elle relevait du pouvoir discrétionnaire accordé au tribunal.
B. Décisions ultérieures
12.
Le 17 juin 2010, le tribunal d'instance pénal d'Ankara adopta une décision additionnelle concernant YouTube, par laquelle il ordonnait le blocage d'accès au site internet de http://www.youtube.com et à l'adresse de quarante-quatre autres adresses IP appartenant au site litigieux.
13.
Le 23 juin 2010, MM. Akdeniz et Altıparmak formèrent opposition à la décision additionnelle du 17 juin 2010.
14.
Le 1er juillet 2010, le tribunal d'instance pénal d'Ankara rejeta l'opposition formée par les deux requérants et par les représentants de YouTube et les représentants de l'association de la technologie d'Internet. S'agissant de la question de la non-accessibilité des fichiers vidéo à partir de la Turquie, il réitérait que, si l'accès à ces fichiers à partir de la Turquie avait effectivement été bloqué par YouTube, les vidéos en question n'avaient pas pour autant été supprimées dans la base de données du site et qu'elles restaient dès lors accessibles aux utilisateurs d'Internet dans le monde. Il indiquait en outre que, n'étant pas parties à l'affaire, les demandeurs n'avaient pas qualité pour contester de telles décisions. Il ajoutait que, dès lors que, selon lui, le site en question continuait à enfreindre la loi en restant actif, le blocage litigieux était conforme aux exigences de la législation. Il écartait enfin l'argument tiré de l'inconstitutionnalité alléguée de la disposition qui avait été appliquée en l'espèce.
15.
Par le jugement déjà mentionné ci-dessus (paragraphe 11), 1er 2 juillet 2010, le tribunal correctionnel d'Ankara confirma également la décision du 1er juillet 2010 du tribunal d'instance pénal d'Ankara.
C. Informations soumises par les parties
16.
Le Gouvernement indique que, avant et après la décision de blocage de l'accès à YouTube, entre le 23 novembre 2007 et le 1er juillet 2009, 1 785 plaintes ont été adressées à la Présidence de la télécommunication et de l'informatique (‘ la PTI ’). D'après le Gouvernement, ces plaintes précisaient que YouTube hébergeait des contenus qui auraient été illicites au regard de la loi no 5651, en particulier des contenus qui auraient eu trait à des abus sexuels sur mineurs et d'autres qui auraient outragé la mémoire d'Atatürk.
17.
Le Gouvernement indique également que, avant la décision du 5 mai 2008, les tribunaux internes avaient déjà adopté 34 décisions de blocage de YouTube en raison de contenus illicites que ce site aurait hébergés. À la suite de ces décisions, la PTI aurait pris contact avec le représentant légal de YouTube en Turquie selon la procédure dite de ‘ notification et retrait ’. Toujours selon le Gouvernement, il ressort de la décision du 5 mai 2008 qu'il existait dix adresses web qui diffusaient des contenus diffamatoires à l'égard d'Atatürk. Le Gouvernement ajoute que l'accès à six pages avait été bloqué, mais que les quatre autres pages étaient restées accessibles à partir de la Turquie ou de l'étranger. Aussi, poursuit le Gouvernement, la PTI avait-elle notifié à YouTube sa décision tendant à la suppression de ces contenus. Or YouTube n'aurait pas cessé d'héberger les pages contestées et la PTI n'aurait eu d'autre solution que de bloquer l'accès à l'intégralité du site de YouTube, la Turquie n'ayant pas mis en place de système de filtrage d'URL.
18.
Les requérants indiquent que, à la suite de la décision du 5 mai 2008, l'accès à YouTube a été bloqué en Turquie par la PTI jusqu'au 30 octobre 2010. Ils ajoutent que, à cette dernière date, le blocage de l'accès à YouTube a été levé par le parquet compétent, à la suite, selon les requérants, d'une demande émanant d'une société se prétendant titulaire des droits d'auteur attachés à ces vidéos. Toutefois, toujours selon les requérants, à partir du 1er novembre 2010, YouTube a décidé de diffuser les fichiers vidéo en question, considérant que ceux-ci n'enfreignaient pas les droits des auteurs. Par ailleurs, MM. Akdeniz et Altıparmak soutiennent que leurs recherches ont permis de constater que, en janvier 2015, quatre fichiers vidéo (portant les numéros 1, 2, 7 et 8) sur les dix fichiers qui étaient l'objet de la décision du 5 mai 2008 étaient toujours accessibles via YouTube. À cet égard, ils précisent que, parmi ces fichiers, les enregistrements nos 2 et 7 ne renfermaient aucun contenu susceptible d'être interprété comme un outrage à la mémoire d'Atatürk et qu'ils n'entraient donc pas dans le champ de l'article 8 de la loi no 5651. En particulier, le fichier vidéo no 2 aurait été d'une durée de quatorze secondes et aurait montré le drapeau turc en flammes. Le fichier vidéo no 7 aurait duré quarante-neuf secondes et aurait montré un ancien chef d'état-major turc. Seuls les fichiers nos 1 et 8 auraient pu être vus comme outrageants, mais il n'aurait existé aucune procédure établissant le caractère illégal de leur contenu.
II. Le droit et la pratique internes et internationaux pertinents
A. Droit de l'internet
19.
Pour un exposé du droit et de la pratique internes et internationaux en vigueur à l'époque des faits, la Cour renvoie à son arrêt Ahmet Yıldırım c. Turquie (no 3111/10, §§ 15–37, CEDH 2012).
20.
En ses parties pertinentes en l'espèce, la loi no 5651 du 4 mai 2007 relative à la régularisation des publications sur Internet et à la lutte contre les infractions commises sur Internet était ainsi libellée à l'époque des faits :
Article 8 — La décision de blocage de l'accès et son exécution
- ‘ 1)
Il est prononcé un blocage de l'accès (erişimin engellenmesi) aux publications diffusées sur Internet pour lesquelles il existe des motifs suffisants de soupçonner que, par leur contenu, elles sont constitutives des infractions ci-dessous :
- a)
Infractions prévues par le code pénal (…)
- 1)
incitation au suicide (article 84),
- 2)
abus sexuels sur mineurs (article 103 § 1),
- 3)
facilitation de l'usage de stupéfiants (article 190),
- 4)
fourniture d'un produit dangereux pour la santé (article 194),
- 5)
obscénité (article 226),
- 6)
prostitution (article 227),
- 7)
hébergement de jeux d'argent (article 228) ;
- b)
Infractions pour outrage à la mémoire d'Atatürk prévues par la loi no 5816 du 25 juillet 1951 (…)
- 2)
Le blocage de l'accès est prononcé par le juge si l'affaire se trouve au stade de l'instruction ou par le tribunal si elle se trouve au stade des poursuites. Lors de l'instruction, le blocage de l'accès peut être ordonné par le procureur dans les cas où un retard serait préjudiciable. Il doit alors être soumis, dans les vingt-quatre heures, à l'approbation du juge. Celui-ci doit rendre sa décision dans un délai de vingt-quatre heures. S'il n'approuve pas le blocage, la mesure est levée immédiatement par le procureur. Il est possible, en vertu des dispositions du code de procédure pénale ([loi] no 5271), de former opposition contre les décisions de blocage de l'accès prononcées à titre de mesure préventive.
- 3)
Une copie de la décision de blocage adoptée par le juge, par le tribunal ou par le procureur de la République est notifiée à la Présidence [de la télécommunication et de l'informatique] pour exécution.
- 4)
Lorsque le fournisseur du contenu ou le fournisseur d'hébergement se trouve à l'étranger, (…) la décision de blocage de l'accès est prononcée d'office par la Présidence. Elle est alors portée à la connaissance du fournisseur d'accès, à qui il est demandé de l'exécuter.
- 5)
Les décisions de blocage de l'accès sont exécutées immédiatement et au plus tard dans les vingt-quatre heures suivant leur notification.
(…)
- 7)
Lorsqu'une enquête pénale aboutit à un non-lieu, la décision de blocage de l'accès devient automatiquement caduque (…)
- 8)
Lorsqu'un procès aboutit à un acquittement, la décision de blocage de l'accès devient automatiquement caduque (…)
- 9)
Lorsque le contenu illicite de la diffusion est supprimé, le blocage de l'accès est levé (…) ’
21.
Le Gouvernement indique que deux modifications importantes à ses yeux ont été apportées récemment à la loi no 5651. Il explique que les peines de prison prévues par cette loi ont été remplacées par des peines pécuniaires et que la protection effective des droits des personnes a été renforcée et la mesure de blocage a été limitée dans le temps.
22.
Il indique en particulier que, par une loi no 6639 adoptée le 27 mars 2015, un nouvel article 8A a été ajouté à la loi no 5651. Cette nouvelle disposition habiliterait, à la suite d'une demande en ce sens par le Premier ministre ou un ministère, la PTI à ordonner la suppression du contenu d'une page web et/ou le blocage de l'accès à un tel contenu. En outre, il est dit expressément pour la première fois que le blocage de l'accès à l'intégralité d'un site internet serait autorisé. En effet, en vertu du paragraphe 3 de cette disposition :
‘ Les décisions de blocage d'accès adoptées dans le cadre de cette disposition visent à bloquer l'accès au contenu du chapitre ou de la partie de la publication (URL et autres) constitutive de l'infraction. Lorsqu'il est impossible techniquement de bloquer le contenu concerné ou lorsque le blocage de l'accès au contenu concerné ne met pas un terme à la violation, le blocage de l'accès à l'intégralité du site internet peut être ordonné. ’
23.
Le Gouvernement précise que la technologie de filtrage d'URL pour les sites basés à l'étranger n'est pas disponible en Turquie et que la législation en la matière est fondée sur la procédure dite de ‘ notification et retrait ’ (notice and take down), qui tendrait à éviter notamment les inconvénients d'un blocage de l'accès à l'ensemble du site. Il soutient que l'application de cette procédure a déjà permis d'éliminer des contenus préjudiciables. C'est ainsi que, à ce jour, 60 000 contenus illicites provenant de sites basés à l'étranger ont été supprimés. Afin de réaliser cet objectif, un centre d'information a été créé, qui recueille notamment les plaintes de citoyens relatives au contenu de fichiers diffusés sur Internet. Par ce biais, les citoyens ont adressé à ce centre de nombreuses plaintes relatives à des fichiers diffusés par YouTube.
B. La loi no 5816
24.
Les dispositions pertinentes de la loi no 5816 du 25 juillet 1951 interdisant l'outrage à la mémoire d'Atatürk sont ainsi libellées :
Article 1
‘ Quiconque injurie ou insulte explicitement la mémoire d'Atatürk sera puni d'un an à trois ans d'emprisonnement.
Quiconque casse, ruine, corrompt ou salit les statues ou les gravures qui représentent Atatürk ou son tombeau sera puni d'un an à cinq ans d'emprisonnement.
Quiconque incite à commettre les délits cités ci-dessus sera puni comme l'auteur principal. ’
Article 2
‘ La peine sera aggravée de moitié si le délit énoncé à l'article [1] a été commis par deux personnes ou en association de plus de deux personnes, ou explicitement ou par voie de presse ou en public. En cas de tentative de commission ou de commission avec violence des délits énoncés au deuxième alinéa de l'article 1, la peine sera doublée. ’
C. Jurisprudence constitutionnelle
1. Arrêt ‘ twitter.com ’
25.
À la suite de plusieurs décisions adoptées par les tribunaux turcs selon lesquelles le site twitter.com (site de microblogage, permettant à un utilisateur d'envoyer gratuitement de brefs messages sur Internet par messagerie instantanée ou par SMS) hébergeait des contenus portant atteinte à la vie privée et à la réputation des plaignants, en mars 2014 la PTI a ordonné le blocage de l'accès à ce site. Par un jugement du 25 mars 2014, le tribunal administratif d'Ankara a suspendu l'exécution de la décision de la PTI.
Entre-temps, les 24 et 25 mars 2014, trois personnes, dont MM. Akdeniz et Altıparmak, avaient introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle pour contester la décision de blocage.
Par un arrêt du 2 avril 2014 (2014/3986), la Cour constitutionnelle a jugé que la décision de blocage de l'accès à twitter.com prise par la PTI portait atteinte au droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées. Dans son arrêt, elle indiquait notamment que le fait de retarder la diffusion des partages d'informations ou d'opinions dans ce média, fût-ce pour une courte durée, risquait de priver celui-ci de toute valeur d'actualité et de tout intérêt et que, par conséquent, les requérants, usagers actifs de ce site, avaient un intérêt à ce que ce blocage fût levé rapidement. Déclarant se référer à l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme Ahmet Yıldırım (précité), elle a en outre jugé que la mesure litigieuse n'avait pas de base légale.
2. Arrêt ‘ YouTube ’
26.
Le 27 mars 2014, la PTI a pris la décision de bloquer l'accès à YouTube, notamment à la suite d'un jugement adopté par le tribunal d'instance pénal de Gölbaşı. Par un jugement du 2 mai 2014, le tribunal administratif d'Ankara a suspendu l'exécution de la décision de la PTI. À la suite de la non-exécution de ce jugement, YouTube LLC, les requérants MM. Altıparmak et Akdeniz et six autres personnes ont introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Par un arrêt du 29 mai 2014, la Cour constitutionnelle a annulé la décision de blocage. Dans son arrêt, avant de s'exprimer sur le fond de l'affaire, elle s'est prononcée sur la qualité de victime des demandeurs. Elle a considéré ce qui suit :
- ‘ 27.
(…) Il ressort du dossier que (…) Yaman Akdeniz, Kerem Altıparmak et M.F. enseignaient dans différentes universités. Ces demandeurs ont expliqué qu'ils menaient des travaux dans le domaine des droits de l'homme et qu'ils partageaient ces travaux par l'intermédiaire de leurs comptes YouTube. Ils ont également précisé que, via ce site, ils avaient également accès aux matériaux écrits et visuels des Nations unies et du Conseil de l'Europe (…). Quant au demandeur E.E., il a expliqué qu'il disposait d'un compte [YouTube], qu'il suivait régulièrement des personnes qui partageaient des fichiers ainsi que les activités d'organisations non gouvernementales et d'organismes professionnels, qu'il rédigeait également des critiques sur ces partages (…)
- 28.
Compte tenu de ces explications, l'on peut conclure que les demandeurs ont été des victimes directes de la décision administrative de blocage général du site youtube.com (…) ’
Quant au fond de l'affaire, disant se référer à l'arrêt Ahmet Yıldırım (précité), la Cour constitutionnelle a jugé que la mesure litigieuse n'avait pas de base légale, notamment au regard de la loi no 5651, qui n'autorisait pas, d'après elle, le blocage général d'un site internet. Elle s'est exprimée comme suit :
- ‘ 52.
Dans les démocraties modernes, Internet a acquis une importance considérable dans l'exercice des droits et libertés fondamentaux, en particulier dans celui de la liberté d'expression. Les médias sociaux sont des plateformes transparentes (…) qui offrent aux individus la possibilité de participer à la constitution des contenus de ces médias, à leur diffusion et à leur interprétation. Ces plateformes de médias sociaux sont donc des outils indispensables à l'exercice du droit à la liberté d'exprimer, de partager et de diffuser des informations et des idées. Dès lors, l'État et ses organes administratifs doivent faire preuve d'une grande sensibilité non seulement lorsqu'ils réglementent ce domaine mais aussi dans leur pratique, puisque ces plateformes sont devenues l'un des moyens les plus efficaces et les plus répandus tant pour communiquer des idées que pour recevoir des informations. ’
D. Le Comité des droits de l'homme des Nations unies
27.
Dans son observation générale no 34 sur l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adoptée au cours de sa 102e session (11–29 juillet 2011), le Comité des droits de l'homme des Nations unies a déclaré ceci :
- ‘43.
Toute restriction imposée au fonctionnement des sites web, des blogs et de tout autre système de diffusion de l'information par le biais d'Internet, de moyens électroniques ou autres, y compris les systèmes d'appui connexes à ces moyens de communication, comme les fournisseurs d'accès à Internet ou les moteurs de recherche, n'est licite que dans la mesure où elle est compatible avec le paragraphe 3 [de l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui régit les limitations qui pourraient être apportées à l'exercice du droit à la liberté d'expression]. Les restrictions licites devraient d'une manière générale viser un contenu spécifique ; les interdictions générales de fonctionnement frappant certains sites et systèmes ne sont pas compatibles avec le paragraphe 3. Interdire à un site ou à un système de diffusion de l'information de publier un contenu uniquement au motif qu'il peut être critique à l'égard du gouvernement ou du système politique et social épousé par le gouvernement est tout aussi incompatible avec le paragraphe 3. ’
En droit
I. Sur la jonction des requêtes
28.
La Cour décide, en application de l'article 42 § 1 de son règlement, de joindre les requêtes, eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu'elles posent, et décide de les examiner conjointement dans un seul arrêt.
II. Sur la violation alléguée de l'Article 10 de la Convention
29.
Les requérants dénoncent la mesure adoptée par les tribunaux internes, qui les aurait empêchés d'accéder à YouTube. Ils voient dans cette mesure une atteinte à leur droit à la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées garanti par l'article 10 de la Convention. Dans ses parties pertinentes en l'espèce, cette disposition est ainsi libellée :
- ‘ 1.
Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (…)
- 2.
L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. ’
30.
Le Gouvernement combat la thèse des requérants.
A. Sur la recevabilité
31.
Le Gouvernement estime que le grief des requérants est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Renvoyant notamment aux décisions Tanrıkulu et autres c. Turquie ((déc.), nos 40150/98, 40153/98 et 40160/98, 6 novembre 2001), et Akdeniz c. Turquie ((déc.), no 20877/10, 11 mars 2014), il soutient que les requérants ne peuvent passer pour avoir été directement touchés par les faits prétendument constitutifs de l'ingérence.
32.
Le Gouvernement indique également que les requérants ont introduit la requête devant la Cour deux ans après la décision ayant ordonné le blocage de l'accès à YouTube. Il est d'avis que, s'ils s'estimaient victimes de ces mesures, ils n'auraient pas dû attendre aussi longtemps pour contester la mesure en question.
33.
Les requérants contestent cette thèse.
34.
La Cour estime que l'exception préliminaire tirée par le Gouvernement de l'absence de qualité de victime des requérants soulève des questions étroitement liées à l'examen de l'existence d'une ingérence dans l'exercice par les requérants de leur droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées, donc aussi au bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l'article 10 de la Convention. En conséquence, elle décide de joindre cette exception au fond (voir, dans le même sens, Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, § 100, 14 septembre 2010, et Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, § 51, 25 octobre 2011).
35.
Constatant que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
36.
Les trois requérants soutiennent que le blocage de YouTube a constitué une atteinte à leur droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées. Disant se référer à l'arrêt Ahmet Yıldırım c. Turquie (no 3111/10, CEDH 2012) ainsi qu'à deux arrêts de la Cour constitutionnelle (paragraphes 25–26 ci-dessus), ils affirment également que la loi no 5651 n'autorisait pas le blocage général de l'accès à un site internet. Par conséquent, à leurs yeux, l'ingérence dont il s'agirait ne peut passer pour être ‘ prévue par la loi ’. En outre, les intéressés estiment que la conséquence pour eux de ce blocage, à savoir l'impossibilité d'accéder à de nombreuses vidéos diffusées sur YouTube alors que celles-ci n'auraient aucun lien avec le contenu illégal à l'origine de la mesure de blocage de YouTube, était disproportionnée par rapport aux objectifs poursuivis. Ils considèrent en outre que la procédure ayant abouti au blocage de YouTube ne peut être considérée comme équitable et impartiale.
37.
M. Cengiz soutient notamment qu'il est enseignant à la faculté de droit, expert et juriste travaillant dans le domaine de la liberté d'expression. Il explique que les organisations internationales publient de nombreux matériaux visuels via YouTube et qu'il utilise ces matériaux régulièrement dans le cadre de ses activités. Par ailleurs, il indique que, en tant qu'usager actif disposant d'un compte YouTube, il peut accéder via YouTube à de nombreuses sources d'information, qui publieraient des matériaux divers, comme des documentations, des analyses ou des œuvres de divertissement. Il conclut que, en raison du blocage général de ce site, il n'a pu, pendant plus de trois ans, accéder au compte YouTube.
38.
Quant à MM. Altıparmak et Akdeniz, mettant l'accent sur l'importance d'Internet qui serait devenu pour les individus l'un des principaux moyens d'exercer leur droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées, ils soutiennent qu'ils ont été directement touchés par la mesure litigieuse. À cet égard, ils expliquent que YouTube non seulement diffuse des œuvres artistiques et musicales, mais constitue également une plateforme de grande envergure et très populaire pour le discours politique et les activités politiques et sociales. En particulier, les informations politiques ignorées par les médias traditionnels ou interdites par des gouvernements répressifs auraient souvent été divulguées via YouTube, ce qui aurait donné naissance à un ‘ journalisme citoyen ’ d'une ampleur inattendue. Dans cette optique, cette plateforme serait unique compte tenu de ses caractéristiques, de son niveau d'accessibilité et surtout de son impact potentiel, et il n'existerait aucun équivalent susceptible de la remplacer.
39.
En outre, les requérants exposent que leur affaire diffère de l'affaire Akdeniz (décision précitée), dans laquelle il s'agissait selon eux du blocage de sites diffusant des œuvres musicales au motif que ces sites n'auraient pas respecté la législation sur les droits d'auteur. Ils allèguent ensuite que la Cour a affirmé que l'ampleur de la marge d'appréciation accordée aux États contractants devait être relativisée lorsqu'était en jeu non pas l'expression strictement ‘ commerciale ’ de tel ou tel individu, mais sa participation à un débat touchant à l'intérêt général (voir, mutatis mutandis, Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 39, 10 janvier 2013). Les requérants soutiennent en outre que, comme il en aurait été question dans l'arrêt Khurshid Mustafa et Tarzibachi c. Suède (no 23883/06, § 44, 16 décembre 2008), le droit en jeu revêtait une importance particulière pour eux.
40.
Plus précisément, M. Akdeniz explique que, en tant que professeur de droit à la faculté de droit et spécialiste en matière de liberté d'expression, il télécharge via YouTube de nombreuses interventions politiques concernant le droit d'Internet. Quant à M. Altıparmak, il indique qu'il est également professeur de droit et directeur du centre des droits de l'homme auprès de l'université d'Ankara et qu'il accède également à de nombreux fichiers vidéo via YouTube. En outre, plusieurs conférences organisées par ce centre seraient diffusées par l'intermédiaire de ce site. À cela s'ajouteraient des téléchargements par des tiers de fichiers contenant des discours ou des enregistrements diffusés par le centre ou par lui-même. Les deux requérants expliquent que, en somme, ils utilisent YouTube non seulement pour recevoir des informations sur des sujets académiques ou autres touchant à l'intérêt général, mais également pour communiquer des informations via leurs comptes YouTube. Seraient par conséquent à la fois en jeu la liberté de recevoir des informations et celle de les communiquer.
41.
Par ailleurs, MM. Akdeniz et Altıparmak contestent la manière dont les tribunaux internes ont ordonné le blocage de l'accès à YouTube et soutiennent qu'il s'agissait d'une procédure dénuée de toute garantie qu'une mesure de blocage visant un site précis ne soit pas utilisée comme moyen de blocage général. À cet égard, ils soutiennent que, dans la pratique, la mesure de blocage de l'accès à un site internet n'est pas envisagée uniquement en dernier recours, dès lors que l'accès à plus de 60 000 sites web aurait déjà été bloqué, dont 21 000 en 2014. Ils ajoutent que, au cours de cette même année, le blocage de l'accès à twitter.com et à youtube.com a été ordonné de manière illégale sans qu'aucune autre mesure moins lourde n'eût été envisagée. Ils indiquent que, dans ces deux cas, la Cour constitutionnelle a jugé les décisions de blocage contraires à l'article 26 de la Constitution, qui garantit le droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées, après les avoir considérées comme une atteinte grave à l'exercice de ce droit.
b) Le Gouvernement
42.
Le Gouvernement conteste les arguments des requérants. Il réitère sa thèse selon laquelle leur grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. À ses yeux, les intéressés ne peuvent passer pour avoir été directement touchés par les faits prétendument constitutifs de l'ingérence. En tout état de cause, pour le Gouvernement, ils n'ont pas étayé leur allégation de violation de l'article 10 de la Convention.
43.
Si toutefois la Cour considérait qu'il y a eu ingérence au sens de l'article 10 de la Convention, le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par la loi et qu'elle visait les objectifs légitimes énumérés au paragraphe 2 de cet article. Quant à la question de savoir si la mesure considérée était ‘ nécessaire ’ au sens de l'article 10, le Gouvernement estime qu'un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts contradictoires en présence. De plus, la procédure aurait été équitable à tous les niveaux, les deux instances concernées ayant rendu des décisions selon lui motivées de façon complète et détaillée. Ainsi, compte tenu également de la marge d'appréciation, l'ingérence alléguée aurait été proportionnée au but légitime poursuivi et ‘ nécessaire dans une société démocratique ’.
44.
Plus particulièrement, le Gouvernement indique que les acteurs d'Internet mentionnés à l'article 2 de la loi no 5651 ont été définis en harmonie avec les normes de l'Union européenne et que les obligations de ces acteurs et les sanctions qui leur seraient applicables ont été explicitement réglementées par la loi. En répondant à la nécessité d'adopter ces textes juridiques, la Turquie aurait réalisé des progrès significatifs dans la fixation par la loi des limites du droit et des libertés fondamentales conformément aux normes nationales et internationales. À cet égard, le blocage de l'accès à un site web aurait été envisagé non pas en premier mais en dernier recours dans le cadre de la lutte contre la diffusion de contenus préjudiciables.
45.
Le Gouvernement indique ensuite que la loi no 5651 énumère les types d'infractions qui peuvent donner lieu à une décision de blocage d'accès selon la procédure dite de ‘ notification et retrait ’. Cette procédure tendrait notamment à éviter les inconvénients d'un blocage général de l'accès à un site. Par ailleurs, les sites aux contenus préjudiciables basés dans le pays ou à l'étranger auraient été éliminés par l'application de cette procédure.
46.
Le Gouvernement indique enfin que, récemment, d'importantes modifications ont été apportées à la loi no 5651. Il précise cependant que la technologie de filtrage d'URL pour les sites basés à l'étranger n'est pas disponible en Turquie.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l'existence d'une ingérence
47.
La Cour note que, par une décision adoptée le 5 mai 2008, le tribunal d'instance pénal d'Ankara a ordonné, en vertu de l'article 8 §§ 1 b), 2, 3 et 9 de la loi no 5651, le blocage de l'accès à YouTube au motif que le contenu de dix fichiers vidéo disponibles sur ce site aurait violé la loi no 5816 interdisant l'outrage à la mémoire d'Atatürk. D'abord, M. Cengiz, le 21 mai 2010, puis MM. Altıparmak et Akdeniz, le 31 mai 2010, ont formé opposition à cette décision et demandé la levée de cette mesure. Dans leurs recours, ils ont invoqué la protection de leur droit à la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées.
48.
Le 9 juin 2010, indiquant que les requérants n'étaient pas parties à l'affaire et qu'ils n'avaient par conséquent pas qualité pour contester de telles décisions, le tribunal d'instance pénal d'Ankara a rejeté leur opposition. Pour ce faire, il a considéré notamment que le blocage litigieux était conforme aux exigences de la législation pertinente en la matière. Par ailleurs, il a adopté une décision additionnelle le 17 juin 2010. Les tentatives que les deux requérants ont entreprises pour contester cette décision sont restées vaines.
49.
La Cour rappelle d'emblée que la Convention ne permet pas l'actio popularis, mais exige, pour l'exercice du droit de recours individuel, que le requérant se prétende de manière plausible lui-même victime directe ou indirecte d'une violation de la Convention résultant d'un acte ou d'une omission imputable à l'État contractant. Dans l'affaire Tanrıkulu et autres (décision précitée), elle n'a pas reconnu la qualité de victime à des lecteurs d'un quotidien qui était l'objet d'une mesure d'interdiction de distribution. De même, dans l'affaire Akdeniz (décision précitée), elle a considéré que le seul fait que M. Akdeniz — tout comme les autres utilisateurs en Turquie de deux sites consacrés à la diffusion de la musique — subisse les effets indirects d'une mesure de blocage ne saurait suffire pour qu'il se voie reconnaître la qualité de ‘ victime ’ au sens de l'article 34 de la Convention (décision précitée, § 24). Eu égard à ces considérations, la réponse à la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime d'une mesure de blocage d'accès à un site internet dépend donc d'une appréciation des circonstances de chaque affaire, en particulier de la manière dont celui-ci utilise le site internet et de l'ampleur des conséquences de pareille mesure qui peuvent se produire pour lui. Entre également en ligne de compte le fait que l'Internet est aujourd'hui devenu l'un des principaux moyens d'exercice par les individus de leur droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées: on y trouve des outils essentiels de participation aux activités et débats relatifs à des questions politiques ou d'intérêt public (Ahmet Yıldırım, précité, § 54).
50.
En l'espèce, la Cour relève que les requérants ont déposé leurs requêtes devant elle en qualité d'usagers actifs de YouTube, soulignant notamment les répercussions du blocage litigieux sur leur travail académique, ainsi que les caractéristiques importantes du site en question. En particulier, ils affirment que, en se servant de leurs comptes YouTube, ils utilisent cette plateforme non seulement pour accéder à des vidéos relatives à leur domaine professionnel mais aussi, de manière active, en téléchargeant et partageant de tels fichiers. Par ailleurs, MM. Altıparmak et Akdeniz ont précisé qu'ils publiaient des enregistrements sur leurs activités académiques. Sur ce point, l'affaire se rapproche plutôt de celle de M. Yıldırım, qui déclarait publier ses travaux académiques et ses points de vue dans différents domaines, via son site web (Ahmet Yıldırım, précité, § 51) et non de celle de M. Akdeniz (décision précitée), qui avait agi en tant que simple usager des sites web.
51.
En outre, sur un autre point, la présente affaire se distingue également de la décision Akdeniz précitée, où la Cour a tenu compte notamment du fait que l'intéressé pouvait sans difficulté accéder à tout un éventail d'œuvres musicales par de multiples moyens sans que cela n'entraîne une infraction aux règles régissant les droits d'auteur (décision précitée, § 25). Or YouTube diffuse non seulement des œuvres artistiques et musicales, mais constitue également une plateforme très populaire pour le discours politique et les activités politiques et sociales. Les fichiers diffusés par YouTube comportaient entre autres des informations qui pouvaient présenter un intérêt particulier pour chacun (voir, mutatis mutandis, Khurshid Mustafa et Tarzibachi, précité, § 44). En effet, la mesure litigieuse rend inaccessible un site comprenant des informations spécifiques pour les requérants et celles-ci ne sont pas facilement accessibles par d'autres moyens. Ce site constitue également une source importante de communication pour les intéressés.
52.
Par ailleurs, en ce qui concerne l'importance des sites internet dans l'exercice de la liberté d'expression, la Cour rappelle que, ‘ grâce à leur accessibilité ainsi qu'à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites internet contribuent grandement à améliorer l'accès du public à l'actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l'information ’ (Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009). La possibilité pour les individus de s'exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d'exercice de la liberté d'expression (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 110, CEDH 2015). À cet égard, la Cour observe que YouTube est un site web d'hébergement de vidéos sur lequel les utilisateurs peuvent envoyer, regarder et partager des vidéos et qu'il constitue à n'en pas douter un moyen important d'exercer la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées. En particulier, comme les requérants l'ont noté à juste titre, les informations politiques ignorées par les médias traditionnels ont souvent été divulguées par le biais de YouTube, ce qui a permis l'émergence d'un journalisme citoyen. Dans cette optique, la Cour admet que cette plateforme était unique compte tenu de ses caractéristiques, de son niveau d'accessibilité et surtout de son impact potentiel, et qu'il n'existait, pour les requérants, aucun équivalent.
53.
De surcroît, la Cour observe que, après l'introduction des présentes requêtes, la Cour constitutionnelle s'est penchée sur la qualité de victime d'usagers actifs de sites internet tels que twitter.com et youtube.com. En particulier, dans le cadre de l'affaire concernant la décision administrative de blocage d'accès à YouTube, elle a reconnu la qualité de victime à des usagers actifs de YouTube, dont MM. Akdeniz et Altıparmak. Pour parvenir à cette conclusion, elle a tenu compte essentiellement du fait que les demandeurs, titulaires d'un compte YouTube, utilisaient activement ce site. S'agissant de ces deux requérants, elle a également pris en considération le fait qu'ils enseignaient dans différentes universités, qu'ils menaient des travaux dans le domaine des droits de l'homme, qu'ils accédaient à différents matériaux visuels diffusés par le site en question et qu'ils partageaient leurs travaux par l'intermédiaire de leurs comptes YouTube (paragraphes 25–26 ci-dessus).
La Cour partage les conclusions de la Cour constitutionnelle sur la qualité de victime de ces requérants. Par ailleurs, elle observe que la situation de M. Cengiz, également usager actif de YouTube, ne diffère guère de celle des deux requérants en question.
54.
En somme, la Cour observe que les requérants se plaignent pour l'essentiel de l'effet collatéral de la mesure prise contre YouTube dans le cadre de la loi sur Internet. Les intéressés affirment que, en raison des caractéristiques de YouTube, la mesure de blocage les a privés d'un moyen important d'exercer leur droit à la liberté de recevoir et communiquer des informations et des idées.
55.
À la lumière de ce qui précède et eu égard à la nécessité d'appliquer de manière flexible les critères de reconnaissance de la qualité de victime, la Cour admet que, dans les circonstances particulière de l'affaire, les requérants, bien que n'étant pas directement visés par la décision de blocage de l'accès à YouTube, peuvent légitimement prétendre que la mesure en question a affecté leur droit de recevoir et de communiquer des informations ou des idées. Dès lors, elle rejette l'exception préliminaire du Gouvernement concernant la qualité de victime.
56.
Par ailleurs, la Cour rappelle que l'article 10 de la Convention garantit la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées à ‘ toute personne ’ et qu'il ne fait pas de distinction d'après la nature du but recherché ni d'après le rôle que les personnes — physiques ou morales — ont joué dans l'exercice de cette liberté. L'article 10 concerne non seulement le contenu des informations mais aussi les moyens de diffusion de ces informations, car toute restriction apportée à ceux-ci touche le droit de recevoir et de communiquer des informations. De même, la Cour réaffirme que l'article 10 garantit non seulement le droit de communiquer des informations mais aussi celui, pour le public, d'en recevoir (Ahmet Yıldırım, précité, § 50).
57.
En l'espèce, il ressort des éléments du dossier que, en conséquence d'une mesure ordonnée par le tribunal d'instance le 5 mai 2008, les requérants se sont trouvés, pendant une longue période, dans l'impossibilité d'accéder à YouTube. En qualité d'usagers actifs de YouTube, ils peuvent donc légitimement prétendre que la mesure en question a affecté leur droit de recevoir et de communiquer des informations ou des idées. La Cour considère que, quelle qu'en ait été la base légale, pareille mesure avait vocation à influer sur l'accessibilité à Internet et que, dès lors, elle engageait la responsabilité de l'État défendeur au titre de l'article 10 (idem, § 53). Partant, la mesure en question s'analyse en une ‘ ingérence d'une autorité publique ’ dans l'exercice des droits garantis par l'article 10.
58.
Pareille ingérence enfreint l'article 10 si elle n'est pas ‘ prévue par la loi ’, inspirée par un ou des buts légitimes au regard de l'article 10 § 2 et ‘ nécessaire dans une société démocratique ’ pour atteindre ce ou ces buts.
b) Sur le caractère justifié de l'ingérence
59.
La Cour rappelle d'abord que les mots ‘ prévue par la loi ’ contenus au paragraphe 2 de l'article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables, prévisible dans ses effets et compatible avec la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d'autres, Dink, précité, § 114). Selon la jurisprudence constante de la Cour, une norme est ‘ prévisible ’ lorsqu'elle est rédigée avec assez de précision pour permettre à toute personne s'entourant au besoin de conseils éclairés de régler sa conduite (voir, parmi beaucoup d'autres, RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 103, CEDH 2011, et Altuğ Taner Akçam, précité, § 87).
60.
En l'espèce, la Cour observe que le blocage de l'accès au site concerné par la procédure judiciaire avait une base légale, à savoir l'article 8 § 1 de la loi no 5651. À la question de savoir si cette disposition répondait également aux exigences d'accessibilité et de prévisibilité, les requérants estiment qu'il faut répondre par la négative, cette disposition étant selon eux trop incertaine.
61.
La Cour rappelle que, dans l'affaire Ahmet Yıldırım (précité ; voir, notamment, §§ 61–62), elle a examiné la question de savoir si l'ingérence était ‘ prévue par la loi ’ et qu'elle y a répondu par la négative. Elle a notamment considéré que la loi no 5651 n'autorisait pas le blocage de l'accès à l'intégralité d'un site internet à cause du contenu de l'une des pages web qu'il hébergeait. En effet, en vertu de l'article 8 § 1 de cette loi, seul le blocage de l'accès à une publication précise pouvait être ordonné, s'il existait des motifs suffisants de soupçonner que, par son contenu, une telle publication était constitutive des infractions mentionnées dans la loi. Par ailleurs, cette conclusion de la Cour a été suivie par la Cour constitutionnelle dans ses deux décisions adoptées après le prononcé de l'arrêt Ahmet Yıldırım (précité) (paragraphes 25–26 ci-dessus).
62.
À cet égard, la Cour a notamment souligné (idem, § 64), que de telles restrictions préalables ne sont pas, a priori, incompatibles avec la Convention. Pour autant, elles doivent s'inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l'interdiction et efficace quant au contrôle juridictionnel contre les éventuels abus. Un contrôle judiciaire de telles mesures opéré par le juge, fondé sur une mise en balance des intérêts en conflit et visant à aménager un équilibre entre ces intérêts, ne saurait se concevoir sans un cadre fixant des règles précises et spécifiques quant à l'application des restrictions préventives à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées.
63.
Or il convient d'observer en l'espèce que, lorsque le tribunal d'instance pénal d'Ankara a décidé de bloquer totalement l'accès à YouTube, aucune disposition législative ne conférait un tel pouvoir à ce tribunal.
64.
En effet, il ressort des observations du Gouvernement et de la pratique des autorités turques que la technologie de filtrage d'URL pour les sites basés à l'étranger n'est pas disponible en Turquie. Dès lors, dans la pratique, un organe administratif, à savoir la PTI, décide de bloquer tout accès à l'intégralité du site en question afin d'exécuter les décisions judiciaires concernant un contenu en particulier. Or — la Cour l'a déjà dit dans son arrêt Ahmet Yıldırım (précité, § 66) — les autorités auraient dû notamment tenir compte du fait que pareille mesure, qui rendait inaccessibles une grande quantité d'informations, ne pouvait qu'affecter considérablement les droits des internautes et avoir un effet collatéral important.
65.
À la lumière de ces considérations et de l'examen de la législation en cause telle qu'elle a été appliquée en l'espèce, la Cour conclut que l'ingérence à laquelle l'article 8 de la loi no 5651 a donné lieu ne répondait pas à la condition de légalité voulue par la Convention et que cette dernière disposition n'a pas permis aux requérants de jouir du degré suffisant de protection exigé par la prééminence du droit dans une société démocratique. Par ailleurs, la disposition en cause semble heurter le libellé même du paragraphe 1 de l'article 10 de la Convention, en vertu duquel les droits reconnus dans cet article valent ‘ sans considération de frontière ’ (idem, § 67).
66.
Partant, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.
67.
Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu'il n'est pas nécessaire en l'espèce de contrôler le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention.
III. Sur la violation alléguée de l'article 6 de la convention
68.
Invoquant l'article 6 de la Convention, M. Cengiz se plaint de ne pas avoir bénéficié d'un recours judiciaire effectif aux fins du contrôle de la mesure litigieuse par un tribunal et de la sanction d'un éventuel abus des autorités.
69.
Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sur le terrain de l'article 10 de la Convention (paragraphe 65 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné les questions juridiques principales posées par la présente affaire. Au vu de l'ensemble des faits de la cause, elle considère qu'il n'y a lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien-fondé du grief tiré de l'article 6 de la Convention (voir, dans le même sens, Ahmet Yıldırım, précité, § 72).
IV. Sur l'application des Articles 41 et 46 de la Convention
70.
Dans leur formulaire de requête, MM. Akdeniz et Altıparmak réclament chacun 1 000 euros (EUR) pour préjudice moral et le même montant pour frais et dépens. Quant à M. Cengiz, il n'a présenté aucune demande à ces titres, considérant que le constat d'une violation représenterait en soi une satisfaction équitable.
En outre, au titre de l'article 46 de la Convention, les requérants demandent à la Cour d'indiquer au gouvernement défendeur quelles mesures générales pourraient être prises pour qu'il soit mis un terme à la situation dénoncée.
71.
Le Gouvernement se dit opposé à l'octroi d'une quelconque somme aux requérants. À titre subsidiaire, il est d'avis que le constat d'une violation représenterait en soi une satisfaction équitable.
72.
La Cour note que MM. Akdeniz et Altıparmak ont présenté leurs demandes au titre de la satisfaction équitable uniquement dans le formulaire de requête. Ils n'ont donc pas respecté l'article 60 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour ni le paragraphe 5 de l'Instruction pratique relative à la présentation des demandes de satisfaction équitable, qui prévoit que la Cour ‘ écarte les demandes présentées dans les formulaires de requête mais non réitérées au stade approprié de la procédure ’. La demande de satisfaction équitable doit donc être rejetée (voir, parmi d'autres, Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 33, 9 avril 2013).
73.
À la lumière de ce qui précède et, compte tenu de la position de M. Cengiz au regard de l'article 41 de la Convention, la Cour estime que le constat d'une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par M. Cengiz.
74.
S'agissant de la demande des requérants au titre de l'article 46 de la Convention, la Cour rappelle qu'elle a conclu à la violation de la Convention à raison notamment du fait que la mesure de blocage d'accès à YouTube ordonnée par les tribunaux internes n'avait pas de base légale et que la législation, telle qu'elle était en vigueur à l'époque des faits, n'avait pas permis aux requérants de jouir du degré suffisant de protection qu'exige la prééminence du droit dans une société démocratique (paragraphe 62 ci-dessus). Cette conclusion impliquait que la violation du droit des requérants avait pour origine un problème structurel.
75.
La Cour observe que, après l'introduction de la présente affaire, la loi no 5651 a été modifiée. En vertu de l'article 8 A 3), le blocage de l'accès à l'intégralité d'un site internet peut désormais être ordonné si les conditions énumérées à cette disposition sont réunies (paragraphe 22 ci-dessus). Elle estime à cet égard utile de préciser que, même si les parties ont amplement commenté ces amendements dans leurs observations, ceux-ci ont été introduits après que le tribunal a ordonné le blocage de l'accès à YouTube sans aucune base légale. À ce sujet, la Cour rappelle qu'elle n'a point pour tâche de se prononcer in abstracto sur la compatibilité avec la Convention du régime juridique du blocage de l'accès à des sites internet tel qu'il a existé en Turquie au moment des faits ou tel qu'il existe actuellement. Elle doit en revanche apprécier in concreto l'incidence de l'application des dispositions en question sur le droit des requérants à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la Convention. Elle doit donc rechercher si l'application des dispositions en cause a donné lieu à une violation de l'article 10 dans le chef des requérants (voir Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 60, CEDH 1999-II). À la lumière de ce qui précède, elle ne juge pas nécessaire, dans les circonstances de l'espèce, de se prononcer sur la demande des requérants tendant au prononcé d'une injonction au titre de l'article 46 de la Convention.
Par ces motifs, la cour, à l'unanimité,
- 1.
Décide de joindre les requêtes ;
- 2.
Déclare le grief tiré de l'article 10 de la Convention recevable ;
- 3.
Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;
- 4.
Dit qu'il n'y a lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien-fondé du grief tiré de l'article 6 de la Convention ;
- 5.
Dit que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par M. Cengiz;
- 6.
Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er décembre 2015, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley Naismith
Greffier
Paul Lemmens
Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion séparée du juge Lemmens.
P.L.
S.H.N.
Opinion concordante du Juge lemmens
1.
J'ai voté avec la majorité en faveur d'une violation de l'article 10 de la Convention. J'aurais toutefois préféré que cette conclusion fût fondée sur un raisonnement différent.
Base légale de la mesure de blocage
2.
Après avoir constaté que le blocage de l'accès à YouTube constituait une ingérence dans l'exercice du droit des requérants à recevoir et à communiquer des informations et des idées, constat auquel je souscris sans réserve, la majorité a conclu que cette ingérence n'était pas ‘ prévue par la loi ’, au sens de l'article 10 § 2 de la Convention.
J'éprouve néanmoins quelque difficulté à comprendre quel est, pour la majorité, le motif exact ayant mené à cette conclusion. N'y avait-il pas de base légale du tout ? Ou la mesure ordonnée a-t-elle dépassé les limites de la base légale (paragraphes 61 et 63 de l'arrêt) ? Ou la disposition légale sur laquelle la mesure se fondait n'était-elle pas suffisamment précise (voir l'argument des requérants, rappelé au paragraphe 60 de l'arrêt) ? Ou cette base légale donnait-elle un pouvoir trop étendu à l'autorité compétente (paragraphes 62 et 65 de l'arrêt) ?
3.
Pour ma part, j'estime qu'il y avait bien une base légale permettant de bloquer l'accès à des sites internet, à savoir l'article 8 §§ 1 b) et 2 de la loi no 5651 du 4 mai 2007. Selon cette disposition, le blocage de l'accès aux publications diffusées sur Internet pouvait être ordonné par un juge. Cette disposition a servi de fondement à la mesure ordonnée en l'espèce par le tribunal d'instance pénal d'Ankara, et constituait donc la base de la mesure litigieuse en droit interne.1..
Quant à la question de savoir si la mesure en cause était compatible avec la disposition légale précitée, il convient de rappeler que c'est au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, qu'il incombe d'interpréter et d'appliquer le droit interne (voir, parmi beaucoup d'autres, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 127, CEDH 2015 ; et Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 85, 20 octobre 2015). Or il résulte maintenant clairement de l'arrêt de la Cour constitutionnelle du 29 mai 2014 que la disposition précitée n'autorisait pas le blocage de l'accès à l'intégralité d'un site, mais seulement le blocage de l'accès à des contenus déterminés d'un site (article 8 § 1, phrase introductive, de la loi). Il s'ensuit que l'ingérence en cause ne pouvait pas valablement être fondée sur la disposition qui était censée en former la base légale. J'estime que c'est pour cette raison qu'il aurait fallu conclu que la mesure n'était pas prévue par la loi.
Cette conclusion aurait, à mon avis, dispensé la Cour d'examiner encore la prévisibilité de la loi ou la protection que celle-ci offrait contre des atteintes arbitraires à la liberté d'expression.
Finalité et nécessité de la mesure de blocage
4.
Après avoir conclu que l'ingérence litigieuse ne répondait pas à la condition de légalité posée par le paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention, la majorité a estimé qu'il n'était pas nécessaire de contrôler le respect des autres exigences de ce paragraphe (paragraphe 67 de l'arrêt).
En principe, une telle approche se justifie. Toutefois, dans les circonstances de la présente affaire, je pense qu'il s'agit d'une occasion manquée.
En effet, la disposition légale sur laquelle la Cour s'est prononcée, à savoir l'article 8 de la loi no 5651, a entre-temps été complétée par une disposition, l'article 8A, qui prévoit désormais expressément que l'accès à l'intégralité d'un site internet peut être bloqué (paragraphe 22 de l'arrêt). Le présent arrêt porte donc sur une situation qui, pour autant qu'elle concerne la base légale de la mesure incriminée, appartient largement au passé. Dans ces circonstances, il aurait été souhaitable, à mon avis, d'examiner si, indépendamment du fait que l'ingérence litigieuse n'était pas prévue par la loi, cette mesure poursuivait un but légitime et si, eu égard notamment à ses effets, elle était proportionnée à ce but (voir, pour une approche similaire, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 350, CEDH 2012 (extraits)).
Certes, la Cour ne doit pas se prononcer in abstracto sur le nouvel article 8A (paragraphe 75 de l'arrêt). J'estime néanmoins que, si elle avait examiné, fût-ce par obiter dictum, la finalité et la nécessité de l'ingérence litigieuse, son arrêt aurait pu éclairer les citoyens et les autorités turcs sur les principes auxquels doivent répondre tant les applications de l'article 8 que celles du nouvel article 8A de la loi no 5651.
Footnotes
Footnotes Uitspraak 01‑12‑2015