EHRM, 15-07-2010, nr. 44174/06, nr. 44190/06
ECLI:NL:XX:2010:BN6279
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
15-07-2010
- Magistraten
Peer Lorenzen, Jean-Paul Costa, Karel Jungwiert, Rait Maruste, Mark Villiger, Isabelle Berro-Lefèvre, Mirjana Lazarova Trajkovska
- Zaaknummer
44174/06
44190/06
- LJN
BN6279
- Roepnaam
Chagnon en Fournier/Frankrijk
- Vakgebied(en)
Internationaal publiekrecht / Mensenrechten
Gezondheidsrecht (V)
Agrarisch recht [vervallen] (V)
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:NL:XX:2010:BN6279, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 15‑07‑2010
Uitspraak 15‑07‑2010
Peer Lorenzen, Jean-Paul Costa, Karel Jungwiert, Rait Maruste, Mark Villiger, Isabelle Berro-Lefèvre, Mirjana Lazarova Trajkovska
Partij(en)
ARRÊT
STRASBOURG
15 juillet 2010
DÉFINITIF
15/10/2010
En l'affaire Chagnon et Fournier c. France,
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Jean-Paul Costa,
Karel Jungwiert,
Rait Maruste,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 juin 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
Procédure
1.
A l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes (nos 44174/06 et 44190/06) dirigées contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Jean-Marie Chagnon et Nicolas Fournier (‘ les requérants ’), ont saisi la Cour le 27 octobre 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (‘ la Convention ’).
2.
Les requérants sont représentés par Mes R. Houver et H. Mathieu, avocats à Strasbourg. Le gouvernement français (‘ le Gouvernement ’) est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3.
Les requérants alléguaient une violation de l'article 1 du Protocole no 1. Ils estimaient que le caractère illégal de la mesure d'abattage préventif de leur troupeau d'ovins, ainsi que l'absence d'indemnisation intégrale du préjudice causé par cette mesure, avaient gravement porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens.
4.
Le 25 novembre 2008, le président de la cinquième section a décidé de communiquer les requêtes au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
En fait
I. Les circonstances de l'espèce
5.
MM. Chagnon et Fournier, nés en 1953 et en 1966, résident à Rezay et à Nérondes, respectivement.
6.
A la suite de l'épidémie de fièvre aphteuse qui fut déclarée en Grande-Bretagne en février 2001, les autorités françaises prirent différentes mesures pour protéger les filières bovine, ovine, caprine et porcine sur le territoire national, notamment dans le département du Cher.
7.
Les 27 et 28 février 2001, deux instructions ministérielles émanant du ministère de l'agriculture et de la pêche — visant un arrêté ‘ en cours de signature ’ — furent adressées aux préfets et à tous les services vétérinaires départementaux. Elles indiquaient l'urgence de procéder non seulement à l'euthanasie et à la destruction des animaux des espèces sensibles à la fièvre aphteuse originaires du Royaume-Uni et ayant été expédiés du Royaume-Uni vers la France à partir du 1er février 2001, avec ou sans transit par un autre Etat membre, et notamment les Pays-Bas, mais aussi de tous les animaux des espèces sensibles à la fièvre aphteuse qui ont été ou sont en contact avec ces animaux. Par ailleurs, elles annonçaient l'adoption d'un arrêté ministériel prévoyant une indemnisation forfaitaire des propriétaires des animaux abattus et détruits.
8.
Le 1er mars 2001, le préfet du Cher prit un arrêté afin de placer l'exploitation des requérants sous la surveillance des services vétérinaires pour cause de suspicion de fièvre aphteuse.
9.
En application des instructions ministérielles, les 2 et 3 mars 2001, le préfet ordonna l'abattage de l'ensemble du cheptel ovin de M. Chagnon, soit 583 animaux, et 518 ovins provenant de l'exploitation de M. Fournier, dans le cadre du plan de lutte contre la fièvre aphteuse.
10.
Aucun prélèvement ne fut effectué sur les cadavres du dernier groupe d'ovins abattus.
11.
Sur réquisition préfectorale en date du 5 mars 2001, et conformément à un arrêté interministériel du 18 mars 1993, deux experts agricoles et fonciers procédèrent à l'estimation financière des ovins abattus, ainsi qu'à l'évaluation des pertes d'exploitation engendrées par la mesure d'abattage.
12.
Le 7 mars 2001, un arrêté interministériel fut pris pour ordonner l'euthanasie et la destruction de tous les animaux des espèces bovine, ovine et caprine originaires du Royaume-Uni et introduits en France après le 31 janvier 2001. L'article 8 de l'arrêté fixait les modalités d'indemnisation des propriétaires des animaux euthanasiés et prévoyait, concernant les animaux de l'espèce ovine, une indemnisation plafonnée à 76,22 euros (EUR) par ovin.
13.
Le 12 mars 2001, le préfet ordonna l'abattage du reste des ovins de l'exploitation de M. Fournier, soit 140 animaux.
14.
Dans un rapport remis aux requérants le même jour, les pertes engendrées par la mesure d'abattage du cheptel ovin furent estimées par les experts à 84 093,93 EUR concernant M. Chagnon et 111 657,47 EUR pour M. Fournier.
15.
Le 17 mars 2001, les prélèvements effectués sur les animaux abattus ne firent apparaître aucune infection par le virus de la fièvre aphteuse.
16.
Les 10 et 11 avril 2001, MM. Chagnon et Fournier perçurent respectivement les sommes de 44 438,89 EUR et 50 155,72 EUR, en application de l'arrêté du 7 mars 2001.
17.
Par courrier en date du 11 mai 2001, la chambre d'agriculture du Cher, après avoir constaté que les indemnités versées ne correspondaient pas au préjudice réel subi, demanda au préfet de procéder à une expertise complémentaire et d'indemniser les éleveurs de la totalité des pertes directes (valeurs des animaux) et indirectes (pertes d'exploitation) subies.
18.
Le 30 juillet 2001, les requérants saisirent le préfet d'une demande en réparation complémentaire qui fut rejetée le 28 septembre 2001.
19.
Le 26 septembre 2001, un arrêté interministériel modifiant l'arrêté du 7 mars 2001 fixa, pour des cas particuliers justifiés par la valeur zootechnique, le montant de l'indemnisation à 121,96 EUR par animal abattu.
20.
Le 11 octobre 2001, le préfet informa les requérants que les nouvelles conditions prévues par l'arrêté du 26 septembre 2001 allaient modifier leur indemnisation.
21.
Le 22 octobre 2001, MM. Chagnon et Fournier saisirent le tribunal administratif d'Orléans d'une demande visant à contester la légalité de la mesure d'abattage et à condamner l'Etat à leur verser respectivement les sommes de 63 625 et 76 646 EUR en réparation du préjudice que leur avait causé l'abattage de leur troupeau.
22.
En cours d'instance, le 23 novembre 2001, l'Etat versa aux requérants une indemnité complémentaire de 26 663,33 EUR pour M. Chagnon et de 30 093,44 EUR pour M. Fournier, en application de l'arrêté du 26 septembre 2001.
23.
Par deux jugements du 8 janvier 2004, le tribunal administratif considéra que la mesure d'abattage du 2 mars 2001 était dépourvue de base légale et qu'elle engageait la responsabilité de l'Etat. Il estima notamment que si les instructions ministérielles des 27 et 28 février 2001 visaient un arrêté interministériel ‘ en cours de signature ’, ce dernier ne pouvait donner rétroactivement un fondement légal aux mesures prises avant son entrée en vigueur, que les autres dispositions visées par les instructions ministérielles litigieuses n'étaient pas susceptibles de justifier un abattage d'animaux dont l'infection n'était pas démontrée et que, par suite, les instructions ministérielles ne pouvaient légalement fonder l'abattage préventif d'animaux. S'agissant du préjudice subi par les requérants, le tribunal condamna l'Etat à verser une indemnité de 24 259,63 EUR à M. Chagnon et 27 731,37 EUR à M. Fournier. Le tribunal jugea par ailleurs que, dès lors que l'abattage n'avait pas été réalisé sur la base de l'arrêté interministériel du 7 mars 2001 modifié, les dispositions financières de celui-ci, limitant le montant de l'indemnisation à 122 EUR par animal, n'étaient pas applicables.
24.
Le 17 mars 2004, le ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales interjeta appel du jugement.
25.
Par deux arrêts du 1er mars 2005, la cour administrative d'appel de Nantes annula les jugements du 8 janvier 2004. L'arrêt était motivé comme suit :
‘ Considérant, toutefois, qu'il résulte de l'instruction que la fièvre aphteuse est une maladie hautement contagieuse qui touche toutes les espèces de ruminants, notamment les ovins, et de porcins et se transmet par contact entre animaux, par le vent, par les produits d'origine animale ou par des vecteurs inanimés ; que le virus est extrêmement résistant et la diffusion de la maladie est connue comme pouvant être foudroyante ; que, d'ailleurs, dans le mois qui a suivi l'apparition de l'épidémie de fièvre aphteuse en Grande-Bretagne, plus de 750 foyers ont été détectés dans ce pays ; que compte tenu de l'introduction en France, entre le 1er et le 21 février 2001, date de fermeture des frontières avec le Royaume-Uni, de plus de 22 000 ovins d'origine britannique et de la présence de 30 000 animaux d'espèces sensibles ayant été en contact avec ces ovins dans 75 exploitations françaises, les pouvoirs publics avaient l'obligation de prendre toutes mesures utiles afin d'éviter le déclenchement, sur le territoire national, d'une épizootie qui aurait eu des répercussions économiques catastrophiques pour les éleveurs ; que compte tenu de la difficulté de déceler les signes annonciateurs de la maladie chez les ovins, lesquels peuvent présenter des symptômes très discrets, voire aucun symptôme, l'administration ne pouvait se limiter, contrairement à ce que soutient M. CHAGNON, à mettre en place une simple surveillance des animaux dans le cadre de mesures prévues par le décret du 27 décembre 1991 […], en cas d'apparition des symptômes de fièvre aphteuse ; qu'en outre, la vaccination ne pouvait avoir d'effet pour les animaux déjà contaminés ; que les anticorps dans le sang des animaux infectés n'apparaissant que dans un délai de dix à quinze jours, les abattages des ovins ayant été importés du Royaume-Uni ou de ceux ayant été en contact avec ces animaux, devaient être effectués, de façon préventive, sans attendre le résultat des prélèvements effectués pour vérifier l'existence de l'infection ; qu'il résulte de ce qui précède, que l'efficacité des mesures de prévention de l'épizootie de fièvre aphteuse était conditionnée par la rapidité des mesures de sauvegarde prises par les pouvoirs publics, lesquelles ont d'ailleurs permis de limiter à 50 000 le nombre d'animaux abattus en France, et à deux, celui des foyers apparus, par la suite, sur le territoire national, alors que plus de 2 000 foyers ont été recensés au Royaume-Uni et 6 millions d'animaux abattus et incinérés ; que, dans ces circonstances exceptionnelles, eu égard à cette situation d'urgence, c'est légalement que, pour éviter l'apparition en France de foyers de fièvre aphteuse, la directrice générale de l'alimentation du ministère de l'agriculture, agissant par délégation du ministre chargé de l'agriculture, a pris sur le fondement de l'article L. 221-1 du code rural et pour une période très limitée, les mesures de sauvegarde nécessaires sans attendre la signature de l'arrêté conjoint interministériel, prévu par lesdites dispositions du code rural, qui nécessitait un délai incompressible, incompatible avec l'urgence de la réponse à apporter à l'épidémie survenue dans un pays voisin (…) ’
26.
Par deux décisions du 26 avril 2006, le Conseil d'Etat déclara les pourvois des requérants non admis.
II. Le droit et la pratique internes pertinents
1. Le code rural
Article L. 221-1
‘ Suivant les modalités prévues par un arrêté conjoint du ministre chargé de l'agriculture et du ministre chargé de l'économie et des finances, le ministre chargé de l'agriculture peut prendre toutes mesures destinées à prévenir l'apparition, à enrayer le développement et à poursuivre l'extinction des maladies des animaux réputées contagieuses, en vertu du présent titre.
Des décrets en Conseil d'Etat définissent les modalités selon lesquelles peuvent être prises les mesures de lutte contre les maladies des animaux non réputées contagieuses. ’
Article L. 221-2
‘ Des arrêtés conjoints du ministre chargé de l'agriculture et du ministre chargé de l'économie et des finances fixent les conditions d'indemnisation des propriétaires dont les animaux ont été abattus sur l'ordre de l'administration, ainsi que les conditions de la participation financière éventuelle de l'Etat aux autres frais obligatoirement entraînés par l'élimination des animaux. Toute infraction aux dispositions du présent titre et aux règlements pris pour leur application peut entraîner la perte de l'indemnité. La décision appartient au ministre chargé de l'agriculture, sauf recours à la juridiction administrative.
Le ministre chargé de l'agriculture peut accorder aux exploitants qui en font la demande, en vue du diagnostic, de la prévention et du traitement des maladies des animaux, de l'élimination des animaux malades, de la réfection du logement des animaux et de l'assainissement du milieu, des subventions dont le montant est déterminé par des arrêtés conjoints des mêmes ministres. ’
2. Le décret no 91-1318 du 27 décembre 1991 relatif à la lutte contre la fièvre aphteuse
‘ Chapitre II
Mesures en cas de suspicion
Art. 7. — Lorsqu'est signalée la présence d'un animal suspect de fièvre aphteuse, le préfet prend, après avis du directeur des services vétérinaires et conformément à l'article 227 du code rural, un arrêté de mise sous surveillance de l'exploitation hébergeant cet animal, qui entraîne l'application des mesures suivantes :
- 1o.
Tous les animaux, de quelque espèce que ce soit, sont isolés, séquestrés, visités et recensés ; ils peuvent être marqués de manière provisoire ;
- 2 o.
Les prélèvements nécessaires au diagnostic et aux enquêtes épidémiologiques sont effectués ;
- 3 o.
La sortie des animaux, de leurs produits ou des aliments qui leur sont destinés est interdite ;
- 4 o.
Aucun animal, de quelque espèce que ce soit, ne peut être introduit sur l'exploitation ;
- 5 o.
La circulation des personnes et des véhicules en provenance ou à destination de l'exploitation est subordonnée à l'autorisation du préfet en application de l'article 236 du code rural ;
- 6 o.
Tout véhicule autorisé à sortir de l'exploitation est désinfecté ; tout objet qui ne peut être gardé à l'intérieur de l'exploitation est désinfecté avant sa sortie ou détruit.
Art. 8. — Un arrêté du ministre de l'agriculture précise les modalités techniques de mise en œuvre des dispositions de l'article 7. (…) ’
‘ Chapitre III
Mesures en cas de confirmation
Art. 12 — Dès que l'infection par le virus aphteux est confirmée par un laboratoire agréé, le préfet prend, après avis du directeur des services vétérinaires, un arrêté portant déclaration d'infection en application de l'article 228 du code rural.
Cet arrêté délimite un périmètre interdit comprenant, outre l'exploitation hébergeant l'animal reconnu infecté, une zone de protection d'une largeur d'au moins de 3 kilomètres et une zone de surveillance d'une largeur d'au moins 10 kilomètres autour de ladite exploitation. La délimitation de ces zones tient compte des barrières naturelles, des facilités de contrôle et des progrès technologiques permettant de prévoir la dispersion possible du virus par voie aérienne ou toute autre voie : elle peut être modifiée, si nécessaire, en fonction d'éléments nouveaux.
Art. 13 — A l' égard de l'exploitation hébergeant l'animal reconnu infecté, la déclaration d'infection entraîne la mise en œuvre ou le maintien des mesures mentionnées aux articles 7 et 8 du présent décret. En outre, l'exploitation est soumise dans les plus brefs délais, sous le contrôle du directeur des services sanitaires, aux mesures suivantes :
(…)
Un arrêté conjoint du ministre de l'agriculture et du ministre chargé de l'environnement précise les modalités techniques de mise en œuvre des mesures prévues au présent article. ’
‘ Chapitre IV
Dispositions financières
Art. 20. — (…)
Il sera alloué aux propriétaires d'animaux abattus ou de produits détruits sur ordre de l'administration une indemnité égale à la valeur estimée. Pour l'estimation des animaux, il est fait abstraction de l'existence de la fièvre aphteuse.
(…)
Un arrêté conjoint du ministre de l'agriculture et du ministre chargé du budget détermine les modalités de mise en œuvre des dispositions du présent article. ’
3. Instruction ministérielle du 27 février 2001 (PSA/BA/01144) émanant de la Direction générale de l'alimentation du ministère de l'agriculture et de la pêche, adressée aux directeurs des services vétérinaires
‘ Références réglementaires :
Décret no 91-1318 du 27 décembre 1991 relatif à la lutte contre la fièvre aphteuse
Arrêté du 17 mai 1994 relatif aux conditions de police sanitaire régissant les échanges intracommunautaires d'ovins et de caprins
Arrêt du février 2001 relatif à certaines mesures de protection vis-à-vis de la fièvre aphteuse au Royaume-Uni (en cours de signature)
Décision adoptée au comité vétérinaire permanent du 27 février 2001 relative aux mesures de protection contre la fièvre aphteuse au Royaume-Uni et remplaçant la décision 2001/145/CE
Comme suite à l'épidémie de fièvre aphteuse qui sévit au Royaume-Uni depuis le 16 février 2001 et afin de protéger les filières bovine, ovine, caprine et porcine sur le territoire national, j'ai l'honneur de vous faire part des instructions suivantes :
Dispositions relatives aux ovins importés du Royaume-Uni après le 31 janvier 2001
Tous les ovins introduits en France après le 31 janvier 2001 en provenance du Royaume-Uni, ou en provenance d'autres Etats membres et pour lesquels vous ne parvenez pas à déterminer avec certitude l'origine (…) doivent être euthanasiés sur place et leurs cadavres détruits dans les plus brefs délais. (…) ’
4. Instruction ministérielle du 28 février 2001 émanant de la Direction générale de l'alimentation du ministère de l'agriculture et de la pêche, adressée aux préfets et aux directeurs des services vétérinaires
‘ En complément de la note DGAL/PSA/BA/011144 du 27 février 2001, il est urgent que vous procédiez non seulement à l'euthanasie et la destruction des animaux des espèces sensibles à la fièvre aphteuse originaires du Royaume-Uni et ayant été expédiés du Royaume-Uni vers la France à partir du 1er février 2001, avec ou sans transit par un autre Etat membre et notamment les Pays-Bas, mais aussi de tous les animaux des espèces sensibles à la fièvre aphteuse qui ont été ou sont en contact avec ces animaux. (…) ’
5. Arrêté du 7 mars 2001 (entré en vigueur le 9 mars 2001) relatif à certaines mesures de protection vis-à-vis de la fièvre aphteuse
‘ Art. 1er. — Les exploitations qui détiennent des animaux des espèces ovine, caprine, porcine ou d'autres bi-ongulés originaires du Royaume-Uni et introduits en France après le 31 janvier 2001 sont placées sous arrêté préfectoral de mise sous surveillance, qui prescrit les mesures prévues à l'article 7 du décret du 27 décembre 1991 et à l'article 15 de l'arrêté du 23 novembre 1994 susvisés.
Il en est de même pour les exploitations détenant des animaux des espèces ovine, caprine, porcine ou d'autres bi-ongulés introduits en France après le 31 janvier 2001, suspects de provenir du Royaume-Uni, et ayant transité par un autre Etat membre, à moins que leur détenteur puisse établir qu'ils n'ont pas été expédiés du Royaume-Uni après le 31 janvier 2001.
Art. 2. — Tous les animaux des espèces bovine, ovine, caprine, porcine ou d'autres bi-ongulés détenus dans les exploitations visées à l'article 1er sont euthanasiés et détruits, quelle que soit leur origine, dans les conditions prévues à l'article 13 du décret du 27 décembre 1991 susvisé et à l'article 18 de l'arrêté du 23 novembre 1994 susvisé.
(…)
Art. 8. — L'Etat indemnise les propriétaires des animaux euthanasiés et détruits conformément aux prescriptions de l'article 2, sous réserve du respect de l'ensemble des mesures réglementaires en vigueur. Le montant de l'indemnisation est fixé en application des dispositions de l'arrêté du 18 mars 1993 susvisé, et notamment les articles 4 et 5. En ce qui concerne les animaux de l'espèce ovine, l'indemnisation est plafonnée à 76,22 Euro et elle pourra être déterminée par le directeur des services vétérinaires après examen de justificatifs comptables présentés par le propriétaire des animaux.
L'Etat indemnise les propriétaires des carcasses d'ovins originaires du Royaume-Uni et introduites en France entre le 1er et le 21 février 2001, ainsi que les propriétaires des carcasses d'ovins issues d'animaux originaires du Royaume-Uni introduits après le 31 janvier 2001 et abattus en France, sous réserve du respect de l'ensemble des mesures réglementaires en vigueur. Le montant de l'indemnisation est fixé forfaitairement à 45,73 Euro par carcasse. Cette indemnisation se fera sur présentation des justificatifs comptables relatifs à l'achat des animaux ou des carcasses, à l'abattage éventuel, à leur enlèvement et à leur destruction. ’
6. Arrêté du 26 septembre 2001 modifiant l'arrêté du 7 mars 2001
‘ Art. 1er. — L'article 8 de l'arrêté du 7 mars 2001 susvisé est ainsi rédigé :
Art. 8. — L'Etat indemnise les propriétaires des animaux euthanasiés et détruits conformément aux prescriptions de l'article 2, sous réserve du respect de l'ensemble des mesures réglementaires en vigueur. Le montant de l'indemnisation est fixé en application des dispositions de l'arrêté du 18 mars 1993 susvisé, et notamment les articles 4 et 5. En ce qui concerne les animaux de l'espèce ovine, l'indemnisation est plafonnée à 76,22 Euro et elle pourra être déterminée par le directeur des services vétérinaires après examen de justificatifs comptables présentés par le propriétaire des animaux. Dans des cas particuliers, justifiés par leur valeur zootechnique, les animaux de l'espèce ovine pourront faire l'objet d'une indemnisation qui ne pourra pas être supérieure à 121,96 Euro.
L'Etat indemnise les propriétaires des carcasses d'ovins originaires du Royaume-Uni et introduites en France entre le 1er et le 21 février 2001, ainsi que les propriétaires des carcasses d'ovins issues d'animaux originaires du Royaume-Uni introduits après le 31 janvier 2001 et abattus en France, sous réserve du respect de l'ensemble des mesures réglementaires en vigueur. Le montant de l'indemnisation est fixé forfaitairement à 45,73 Euro par carcasse. Cette indemnisation se fera sur présentation des justificatifs comptables relatifs à l'achat des animaux ou des carcasses, à l'abattage éventuel, à leur enlèvement et à leur destruction. ’
7. La jurisprudence relative aux circonstances exceptionnelles
27.
La théorie des circonstances exceptionnelles a été élaborée par le juge administratif à l'occasion de la première guerre mondiale et est présentée comme étant une dérogation au principe de légalité (CE, 28 juin 1918, Heyriès, Rec. p.651, et CE, 28 février 1919, Dlles Dol et Laurent, GAJA no35). Selon cette théorie, dans des situations exceptionnelles, le juge peut autoriser l'administration à enfreindre les lois auxquelles elle devrait normalement se plier et décider que certaines décisions entachées d'illégalité demeurent légales. Cette jurisprudence s'est ensuite confirmée à propos de la Seconde Guerre mondiale et s'est étendue à d'autres situations de fait telles que les menaces de grève générale (CE, 18 avril 1947, Jarrigion, S., 1948, III, p. 33), les troubles sociaux ou encore les catastrophes naturelles (CE, 18 mai 1983, Rodes, Rec. p.199, AJDA 1984 p.44). Cette jurisprudence a également été appliquée dans le domaine de la santé publique à l'occasion d'épidémies (CE, 25 novembre 1994, Ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire, no 148962 et 149018). Le rôle du juge administratif, lorsqu'il est saisi d'une telle situation, est de vérifier si certaines conditions sont réunies, telles que la survenance brutale d'événements graves et imprévus et la persistance des circonstances exceptionnelles à la date de l'acte litigieux, l'impossibilité pour l'autorité administrative d'agir légalement et le caractère d'intérêt général de l'action effectuée.
III. Dispositions communautaires
28.
L'article 11 de la décision no 2001/172/CE du 1er mars 2001 de la Commission des Communautés européennes est ainsi libellé :
‘ (…) Sans préjudice des mesures déjà adoptées par les Etats membres, les Etats membres autres que le Royaume-Uni prennent toutes les mesures de précaution y compris l'isolement des animaux sensibles et l'abattage préventif des ovins, (…) expédiés en provenance du Royaume-Uni entre le 1er février et le 21 février 2001 (…) ’
En droit
Sur la violation alléguée de l'article 1 du protocole no 1
29.
Les requérants estiment que le caractère illégal de la mesure d'abattage préventif de leur cheptel, ainsi que l'absence d'indemnisation intégrale du préjudice causé par cette mesure ont gravement porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens au sens de l'article 1 du Protocole no 1, qui se lit comme suit :
‘ Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. ’
A. Sur la recevabilité
30.
Le Gouvernement estime que les requérants n'ont pas épuisé les voies de recours internes. S'appuyant sur la jurisprudence de la Cour (notamment les arrêts Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, série A no 39, et Cardot c. France, 19 mars 1991, série A no 200), il soutient que la question de la conformité des mesures d'abattage et de l'indemnisation correspondante avec le principe du respect des biens n'a jamais été soulevée par les requérants devant les juridictions internes, que ce soit par référence directe à l'article 1 du Protocole no 1 ou, même au droit au respect de la propriété tel que reconnu en droit interne.
31.
Renvoyant à l'arrêt Guzzardi (précité), les requérants font valoir qu'ils ont invoqué en substance l'article 1 du Protocole no 1 devant les juridictions administratives. Selon eux, il est parfaitement clair que l'action intentée devant ces juridictions avait pour objet d'obtenir une réparation intégrale du préjudice subi du fait de l'abattage de leur troupeau et d'assurer en substance le respect de leurs biens ou au moins d'obtenir une juste indemnité en contrepartie de l'atteinte qui y avait été portée par les autorités.
32.
La Cour rappelle que la finalité de la règle de l'épuisement des voies de recours internes est de ménager aux Etats contractants l'occasion de prévenir ou de redresser — normalement par la voie des tribunaux — les violations alléguées contre eux avant qu'elles ne soient soumises à la Cour. Cette disposition doit s'appliquer ‘ avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif ’ ; il suffit que l'intéressé ait soulevé devant les autorités nationales ‘ au moins en substance, et dans les conditions et délais prescrits par le droit interne ’ les griefs qu'il entend formuler par la suite (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999-I). En l'espèce, la Cour note que les recours intentés par les requérants devant les juridictions administratives visaient effectivement à contester la légalité des mesures d'abattage, ainsi que le montant de l'indemnisation qu'ils estimaient insuffisante. Il convient donc de rejeter l'exception soulevée par le Gouvernement.
33.
Par ailleurs, la Cour constate que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'elles ne se heurtent à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
B. Sur le fond
34.
La Cour constate que les parties s'entendent sur le fait que les mesures d'abattage litigieuses constituent une atteinte à la propriété des requérants au regard de l'article 1 du Protocole no 1. Elle note cependant que celles-ci ne se sont pas prononcées sur le point de savoir si ladite atteinte devait s'analyser en une privation de propriété (premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1) ou une mesure relevant du pouvoir que possèdent les Etats de réglementer l'usage des biens (second alinéa).
35.
Comme la Cour l'a précisé à plusieurs reprises, l'article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s'exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général. Il ne s'agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d'atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s'interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no98 et Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 61, série A no52 ; voir aussi Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004-V, et Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 157, CEDH 2006-VIII).
36.
En l'espèce, la Cour estime que les mesures d'abattage préventif d'ovins qui visaient à éviter le déclenchement d'une épizootie de fièvre aphteuse sur le territoire national s'analysent en une réglementation de l'usage des biens. Cette ingérence relève donc du second alinéa de l'article 1 du Protocole no 1. Cependant, comme il a été rappelé précédemment, cette règle doit s'interpréter à la lumière du principe général du respect de la propriété énoncé dans le premier paragraphe du premier alinéa de l'article précité.
37.
La Cour note que les parties sont en désaccord sur le point de savoir si ces mesures étaient légales et si elles ont fait peser une charge disproportionnée sur les requérants.
1. Légalité des mesures d'abattage
a) Thèses des parties
38.
Les requérants estiment que les mesures d'abattage préventif de leur cheptel étaient dépourvues de base légale, en ce qu'elles ne respectaient ni l'article L. 221-1 du code rural ni le décret du 27 décembre 1991. S'appuyant notamment sur une décision du Conseil d'Etat (CE, S., 16 mai 2001, Epoux Duffaut, Rec., p. 241), ils font valoir que la légalité d'une mesure d'abattage d'un troupeau n'est respectée qu'à partir du moment où les modalités sont prévues par un arrêté conjoint du ministre chargé de l'agriculture et du ministre chargé des finances. Or, en l'espèce, cet arrêté n'est intervenu que le 7 mars 2001, soit quelques jours après l'abattage de leur cheptel. Les requérants soulignent que la cour administrative d'appel a reconnu que la direction générale de l'alimentation du ministère de l'agriculture n'avait pas compétence pour édicter les instructions des 27 et 28 février 2001, sur le fondement desquelles l'abattage des troupeaux avait été ordonné et exécuté. Toutefois, elle a considéré que cette illégalité était gommée sur le seul fondement des ‘ circonstances exceptionnelles eu égard à la situation d'urgence ’. Selon les requérants, cette situation d'urgence était loin d'être évidente étant donné que les autorités britanniques avaient déjà pris des mesures de surveillance et de confinement des exploitations, et que le décret du 27 décembre 1991 prévoit une série de dispositions en cas de suspicion d'apparition de fièvre aphteuse, comme c'était le cas en l'espèce. Enfin, ils ajoutent que la contamination par la maladie réputée contagieuse n'était ni déclarée ni établie, et que l'abattage du troupeau est intervenu sans attendre les résultats d'analyses épidémiologiques qui se sont d'ailleurs révélés négatifs par la suite.
39.
Le Gouvernement soutient que les mesures d'abattage s'inscrivaient dans un cadre légal précis, adapté à la situation exceptionnelle que représentait le risque d'épidémie aphteuse. A cet égard, il rappelle que, dans ce domaine, la Cour a une approche pragmatique et réaliste. Citant certains arrêts de la Cour (Bock et Palade c. Roumanie, no 21740/02, 15 février 2007, Dogru c. France, no 27058/05, 4 décembre 2008, et Kervanci c. France, no 31645/04, 4 décembre 2008), le Gouvernement fait valoir qu'elle a toujours entendu le terme ‘ loi ’ dans son acceptation matérielle et non formelle, et qu'il ne lui appartient pas de se prononcer sur l'opportunité des techniques choisies par le législateur d'un Etat pour réglementer tel ou tel domaine.
40.
En l'espèce, il souligne que les mesures en cause reposaient, au fond, sur la réglementation nationale, tandis que, pour la forme, elles s'appuyaient sur une jurisprudence constante et ancienne du Conseil d'Etat. Concernant le cadre légal et réglementaire, le Gouvernement rappelle tout d'abord le contexte dans lequel les mesures d'abattage incriminées ont été prises pour enrayer une épidémie de fièvre aphteuse en provenance de Grande-Bretagne. Il souligne que la maladie est hautement contagieuse, qu'elle touche toutes les espèces de ruminants et de porcins, que le virus est extrêmement résistant, et que la diffusion de la maladie peut être foudroyante. En février 2001, les informations concernant l'épizootie sévissant au Royaume-Uni étaient très alarmantes : le premier cas avait été notifié par la Grande-Bretagne le 21 février, douze foyers étaient répertoriés le 26 février et vingt-deux foyers le 28 février ; et, dans le mois suivant, plus de 750 foyers ont finalement été détectés dans ce pays. Par ailleurs, 22 015 ovins d'origine britannique avaient été introduits entre le 1er et le 21 février 2001 dans 75 exploitations françaises, et 30 000 animaux français d'espèces sensibles ainsi que 10 000 ovins provenant des Pays-Bas avaient été en contact avec ces animaux. Les autorités françaises savaient, en outre, que la plupart des moutons arrivés dans ces exploitations françaises devaient repartir rapidement pour d'autres destinations, en raison des échanges d'ovins très importants précédant la fête de l'Aïd-el-Kebir, ce qui renforçait encore le risque de dissémination du virus.
41.
Le Gouvernement soutient que, dans ce contexte, l'euthanasie des ovins en provenance de Grande-Bretagne ou dont l'origine ne pouvait être déterminée avec certitude, introduits en France après le 31 janvier 2001, ainsi que des animaux des espèces sensibles ayant été en contact avec ces ovins, est apparue comme la seule solution permettant d'éviter le développement de l'épizootie sur le territoire national.
42.
Il précise que les instructions des 27 et 28 février 2001 avaient pour fondement l'article L. 221-1 du code rural et reconnaît qu'elles émanaient du seul ministre de l'agriculture, alors que cet article prévoit la nécessité d'un arrêté interministériel. Cependant, il fait valoir que la situation d'urgence exigeait des mesures de sauvegarde immédiates, dont l'efficacité aurait été compromise si les délais liés à la signature d'un arrêté conjoint avaient été strictement respectés.
43.
L'assouplissement formel opéré pour cette raison reposait, selon le Gouvernement, sur des règles de droit précises et se justifiait par des circonstances exceptionnelles ; en agissant ainsi, le ministère de l'agriculture s'est placé dans le cadre précis de la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles. Le Gouvernement explique que cette théorie est tout aussi ancienne (près d'un siècle d'existence) que clairement établie par la jurisprudence du Conseil d'Etat. Il ajoute que la haute juridiction n'admet un tel assouplissement des règles formelles qu'en cas de survenance brutale d'événements graves et imprévus, qu'elle vérifie que l'autorité administrative était dans l'impossibilité d'agir légalement et que l'action effectuée poursuivait un objectif d'intérêt général.
b) Appréciation de la Cour
44.
La Cour rappelle que l'article 1 du Protocole no 1 exige qu'une ingérence de l'autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. En particulier, le deuxième alinéa de cet article, tout en reconnaissant aux Etats le droit de réglementer l'usage des biens, pose la condition que ce droit s'exerce par la mise en vigueur de ‘ lois ’, le principe de légalité présupposant l'existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (voir, mutatis mutandis, Broniowski, précité, § 147). La Cour est en outre appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué, même en cas de respect des exigences légales, produit des effets conformes aux principes de la Convention (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, §§ 108–110, CEDH 2000-I).
45.
En l'espèce, la Cour constate que les mesures d'abattage des 2 et 3 mars 2001 ont été prises sur le fondement de deux instructions ministérielles édictées par la directrice générale de l'alimentation du ministère de l'agriculture et de la pêche les 27 et 28 février 2001. Il est vrai, comme le soulignent les requérants et comme l'a relevé d'ailleurs la cour administrative d'appel de Nantes, que l'article L. 221-1 du code rural exige que de telles mesures soient prises sur le fondement d'un arrêté conjoint du ministre chargé de l'agriculture et du ministre chargé de l'économie et des finances ; or, cet arrêté n'est intervenu que le 7 mars 2001. Néanmoins, la Cour relève que les juges d'appel ont considéré que les mesures d'abattage étaient légales en vertu de la jurisprudence sur les circonstances exceptionnelles. Ils ont en effet jugé que le caractère hautement contagieux de la fièvre aphteuse et les risques d'épizootie de cette maladie sur le territoire national constituaient des circonstances exceptionnelles qui justifiaient l'adoption, par les autorités, de mesures de sauvegarde nécessaires, et ce, sans attendre la signature d'un arrêté interministériel qui nécessitait un délai incompressible, incompatible avec l'urgence de la réponse à apporter à l'épidémie survenue dans un pays voisin.
46.
Reste à examiner si la base légale sur laquelle reposaient les mesures litigieuses était suffisante au sens de l'article 1 du Protocole no 1, étant rappelé que la notion de ‘ loi ’ doit être entendue dans son acception ‘ matérielle ’ et non ‘ formelle ’ et qu'elle y inclut en conséquence l'ensemble constitué par le droit écrit, y compris des textes de rang infra législatif (voir, notamment, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 93, série A no12), ainsi que la jurisprudence qui l'interprète (voir, mutatis mutandis, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no176-A).
47.
La Cour relève que les mesures d'abattage préventif reposaient sur les instructions ministérielles des 27 et 28 février 2001, qui s'appuyaient elles-mêmes sur l'article 221-1 du code rural, ainsi que sur une jurisprudence bien établie du Conseil d'Etat relative aux circonstances exceptionnelles (paragraphe 28 ci-dessus). Elles reposaient donc sur une base légale suffisante en droit interne au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
48.
La Cour estime également que l'interprétation qui a été faite de la loi et de la jurisprudence en l'espèce n'était pas arbitraire, eu égard notamment aux risques d'épizootie de fièvre aphteuse qui existaient en mars 2001. La Cour rappelle à cet égard qu'il appartient au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d'interpréter et d'appliquer le droit interne (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, et Glässner c. Allemagne (déc.), no 46362/99, CEDH 2001-VII).
49.
Il s'ensuit que les mesures critiquées étaient ‘ légales ’ au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Reste à déterminer si elles poursuivaient un but légitime conforme à l'intérêt général et si un ‘ juste équilibre ’ a été ménagé entre les moyens employés et le but visé.
2. Poursuite d'un but légitime conforme à l'intérêt général
50.
La Cour rappelle que toute ingérence dans la jouissance d'un droit ou d'une liberté reconnus par la Convention doit poursuivre un but légitime. Le principe du ‘ juste équilibre ’ inhérent à l'article 1 du Protocole no 1 lui-même suppose l'existence d'un intérêt général de la communauté (voir Broniowski, précité, § 148). En l'espèce, il ne prête pas à controverse que les mesures d'abattage poursuivaient un but légitime conforme à l'intérêt général, à savoir la préservation de la santé publique et de la sécurité alimentaire.
3. Aménagement d'un juste équilibre entre les intérêts en cause
a) Thèses des parties
51.
Les requérants soutiennent que l'atteinte à leurs biens résulte également du fait qu'ils n'ont pas pu obtenir une indemnisation intégrale du préjudice subi et dénoncent l'attitude du juge administratif, qui a appliqué de manière rétroactive l'arrêté interministériel du 7 mars 2001. Ils estiment que les montants fixés par les arrêtés des 7 mars et 26 septembre 2001 ne couvraient pas l'intégralité du préjudice subi pour la perte de leur troupeau. Enfin, ils reprochent à la cour administrative d'appel de n'avoir pas retenu les conclusions des experts et d'avoir pris en compte un régime spécial d'indemnisation.
52.
Le Gouvernement soutient, quant à lui, qu'un juste équilibre a été maintenu entre les exigences d'intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu, eu égard aux objectifs poursuivis par la mesure d'abattage et aux indemnisations accordées aux requérants. Il estime que les mesures d'indemnisation engagées en l'espèce, quoique plafonnées et ne retenant donc pas le principe d'une indemnisation intégrale, présentaient un caractère proportionné, eu égard aux circonstances dans lesquelles elles avaient été instituées. A cet égard, le Gouvernement souligne que l'abattage des animaux suspects, en cas d'épidémie, ne saurait s'analyser comme un acte de dépossession justifiant une indemnisation intégrale. Il s'agit, en effet, d'une mesure répondant à un intérêt supérieur à celui de la conservation du bien, qui peut, selon la jurisprudence de la Cour, atténuer, voire supprimer, l'exigence d'indemnisation ; il cite à ce sujet un arrêt de la Cour au sujet d'un remembrement (Poiss c. Autriche, 23 avril 1987, série A no 117).
53.
Il ajoute que, dans cette même logique, la Cour de justice des Communautés européennes, dans un arrêt du 10 juillet 2003 (affaires jointes Booker aquaculture Ltd, C-20/00 et Hydro Seafood GSP LTD, C-64/00), a apprécié la compatibilité de l'absence de régime indemnitaire avec les exigences découlant de la protection du droit fondamental de propriété garanti par la Convention et considéré que les mesures de destruction et d'abattage immédiats d'animaux mises en œuvre par un Etat membre en vue de la lutte contre une maladie des animaux, non accompagnées d'un dispositif d'indemnisation, n'étaient pas incompatibles avec le droit fondamental de propriété.
54.
Se penchant sur l'affaire, le Gouvernement fait valoir que la compatibilité du régime spécial d'indemnisation, prévu par l'article L. 221 - 2 du code rural et l'arrêté du 7 mars 2001, avec les exigences du droit au respect des biens doit donc, en réalité, s'apprécier au regard des motifs d'intérêt général poursuivis par les mesures visant à lutter contre la fièvre aphteuse. L'abattage du cheptel des requérants ayant été justifié par des objectifs de santé publique, cette mesure ne devait donc pas nécessairement être accompagnée d'une indemnisation intégrale.
55.
Enfin, le Gouvernement ajoute que l'indemnisation accordée aux requérants n'était pas négligeable, puisque les montants versés représentaient les trois quarts du montant des pertes financières telles qu'établies par le rapport des experts pour chaque élevage.
b) Appréciation de la Cour
56.
La Cour rappelle que non seulement une ingérence dans le droit de propriété doit viser, dans les faits comme en principe, un ‘ but légitime ’ conforme à ‘ l'intérêt général ’, mais il doit aussi exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l'Etat, y compris les mesures destinées à réglementer l'usage des biens d'un individu. C'est ce qu'exprime la notion du ‘ juste équilibre ’ qui doit être ménagé entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (voir notamment Hutten-Czapska, précité, § 167, CEDH 2006-VIII et Sporrong et Lönnroth, précité, § 69). En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l'Etat une grande marge d'appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l'intérêt général, par le souci d'atteindre l'objectif de la loi en cause (voir, notamment, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III et Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 49, CEDH 1999-V).
57.
Se penchant sur la présente affaire, la Cour relève que les mesures litigieuses n'avaient pas un caractère disproportionné. En effet, elles ne visaient qu'une catégorie d'animaux et n'ont été prises que le temps nécessaire pour lutter contre l'épidémie de fièvre aphteuse et protéger la santé publique et la sécurité alimentaire sur le territoire, domaines dans lesquels les Etats jouissent d'une certaine marge d'appréciation. Enfin, concernant l'indemnisation dont les requérants se plaignent, la Cour constate, d'une part, que le régime d'indemnisation qui leur a été appliqué était loin d'être arbitraire puisqu'il garantissait une égale indemnisation de l'ensemble des éleveurs ayant eu à subir des pertes liées aux mesures d'abattage et, d'autre part, que les sommes versées à MM. Chagnon et Fournier (71 102,22 EUR et 80 249,16 EUR) représentaient respectivement 84, 5 % et 72 % du montant évalué par les experts.
58.
Eu égard à ce qui précède et compte tenu de la marge d'appréciation des Etats en matière de règlementation de l'usage des biens, la Cour estime que les mesures litigieuses n'ont pas eu un caractère disproportionné.
59.
Il n'y a donc pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
Par ces motifs, la cour, à l'unanimité,
1.
Joint les requêtes ;
2.
Déclare les requêtes recevables ;
3.
Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 juillet 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek
Greffière
Peer Lorenzen
Président