EHRM, 05-11-2009, nr. 44769/07
ECLI:NL:XX:2009:BM3495
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
05-11-2009
- Magistraten
Nina Vajić, Christos Rozakis, Khanlar Hajiyev, Dean Spielmann, Sverre Erik Jebens, Giorgio Malinverni, George Nicolaou
- Zaaknummer
44769/07
- LJN
BM3495
- Roepnaam
Société Anonyme Thaleia Karydi Axte/Griekenland
- Vakgebied(en)
Burgerlijk procesrecht (V)
Internationaal publiekrecht (V)
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:NL:XX:2009:BM3495, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 05‑11‑2009
Uitspraak 05‑11‑2009
Nina Vajić, Christos Rozakis, Khanlar Hajiyev, Dean Spielmann, Sverre Erik Jebens, Giorgio Malinverni, George Nicolaou
Partij(en)
ARRÊT
STRASBOURG
5 novembre 2009
Demande de renvoi devant la Grande Chambre en cours
En l'affaire Société Anonyme Thaleia Karydi Axte c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Nina Vajić, présidente,
Christos Rozakis,
Khanlar Hajiyev,
Dean Spielmann,
Sverre Erik Jebens,
Giorgio Malinverni,
George Nicolaou, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 octobre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
Procédure
1.
A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 44769/07) dirigée contre la République hellénique par une société anonyme, ‘ Thaleia Karydi Axte ’ (‘ la société requérante ’), qui a saisi la Cour le 26 septembre 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (‘ la Convention ’).
2.
La société requérante est représentée par Me F. Chatzifotis, avocat au barreau d'Athènes. Le gouvernement grec (‘ le Gouvernement ’) est représenté par les délégués de son agent, MM. K. Georgiadis, assesseur auprès du Conseil juridique de l'Etat, et I. Bakopoulos, auditeur auprès du Conseil juridique de l'Etat.
3.
Le 10 septembre 2008, la présidente de la première section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
En fait
I. Les circonstances de l'espèce
4.
La société requérante a son siège sur l'île de Zakynthos.
5.
Par décision no 186/1992 du tribunal de première instance de Zakynthos, la banque ‘ Ioniki & Laïki Banque de Grèce société anonyme ’ (ci-après ‘ la banque ’) obtint un ordre de paiement (διαταγή πληρωμής) contre la société requérante pour le remboursement d'une somme de 2 496 454 drachmes (7 326 euros).
6.
Le 15 octobre 1996, un huissier de justice se présenta au domicile du représentant légal de la société requérante à Zakynthos (3, rue Latta), pour lui notifier l'annonce de la vente aux enchères (περίληψη κατασχετήριας έκθεσης) d'un terrain appartenant à cette dernière, sis au lieu-dit Xirokastello de l'île, d'une superficie de 20 799 m2, ainsi que de l'hôtel qui y était implanté et dont la construction était en voie d'achèvement. L'huissier n'y trouva que la domestique de la belle-mère du représentant légal de la société requérante ; cette personne était philippine, ne parlait pas grec et refusa de réceptionner le document. Sans lui demander si elle habitait (σύνοικος) avec le représentant légal, condition requise par la loi pour la validité de la notification du document entre ses mains, l'huissier colla alors le document sur la porte (θυροκόλληση). Sur ce point, la société requérante produit copie du procès-verbal dressé par l'huissier, dans lequel celui-ci nota que le document avait été collé sur la porte du 4, rue Latta, au lieu du numéro 3, adresse de son représentant légal ; elle produit aussi copie d'une attestation délivrée par le commissariat de son quartier, dont il ressort que l'huissier n'a pas déposé copie du document entre les mains du chef du commissariat de Zakynthos, comme prévu par l'article 128 du code de procédure civile (voir ci-dessous). La société requérante allègue en outre que l'huissier n'a pas non plus exécuté l'autre diligence prévue par ce même article, à savoir l'envoi postal d'un avis de la notification faite par collage du document sur la porte de son représentant légal. Elle affirme, dès lors, qu'elle n'a jamais pris connaissance de l'annonce de la vente aux enchères de ses biens et que celle-ci se déroula à son insu, le 23 octobre 1996.
7.
A cette date, les biens, estimés par le commissaire priseur à 240 000 000 drachmes (704 329 euros) et mis à prix à 120 000 000 drachmes (352 164 euros), furent adjugés à la banque pour ce dernier montant. La transcription du procès-verbal d'adjudication eut lieu le 20 décembre 1996 au bureau des hypothèques de Zakynthos.
8.
Le 22 janvier 1997, la société requérante forma une opposition (ανακοπή) contre la vente aux enchères, en affirmant que celle-ci avait eu lieu sans qu'elle ne le sache. Elle se plaignait que, pour une dette d'un montant de 2 496 454 drachmes seulement, elle avait perdu des biens d'une valeur qu'elle estimait à 532 000 000 drachmes (1 561 261 euros), sans qu'elle puisse se défendre.
9.
Le 21 août 1998, le tribunal de première instance de Zakynthos rejeta le recours pour tardiveté. Selon le tribunal, la société requérante aurait dû introduire son recours avant le début de la vente aux enchères, conformément à l'article 934 § 1b) du code de procédure civile (voir ci-dessous) (décision no 37/1998).
10.
Le 21 octobre 1998, la société requérante interjeta appel.
11.
Le 29 juin 2001, la cour d'appel de Patras infirma la décision attaquée, en considérant que, par son opposition, la société requérante attaquait surtout la vente aux enchères et l'adjudication de ses biens à la banque ; dès lors, le délai dont elle disposait pour former l'opposition était en l'occurrence de quatre-vingt dix jours à partir de la transcription du procès-verbal d'adjudication, conformément à l'article 934 § 1c) du code de procédure civile. La cour d'appel renvoya alors l'affaire devant le tribunal de première instance de Zakynthos (arrêt no 760/2001).
12.
Le 13 juin 2002, le tribunal fit droit au recours et annula la vente aux enchères. Le tribunal considéra qu'avant de coller sur la porte du représentant légal de la société requérante l'annonce de la vente aux enchères, l'huissier aurait dû vérifier si la personne qui lui ouvrit la porte habitait réellement avec le destinataire de la notification et, dans l'affirmative, le mentionner dans son procès-verbal, ainsi que les nom et prénom de cette personne. Or, en l'occurrence, l'huissier n'a pas engagé ces démarches. De plus, il s'est avéré que la personne en cause n'habitait pas avec le destinataire de la notification. Dès lors, le seul refus de celle-ci de réceptionner le document n'autorisait pas l'huissier à le coller sur la porte et la notification ainsi faite était invalide. Le tribunal conclut que la société requérante ne se vit pas offrir la possibilité d'exercer les voies légales pour empêcher la vente aux enchères de ses biens et qu'elle subit un préjudice financier important (décision no 25/2002).
13.
Le 25 juillet 2002, la banque interjeta appel.
14.
Le 19 juin 2004, la cour d'appel de Patras confirma la décision attaquée (arrêt no 806/2004).
15.
Le 18 avril 2005, la banque se pourvut en cassation contre les deux arrêts rendus par la cour d'appel.
16.
Le 26 mars 2007, la Cour de cassation conclut que l'opposition formée par la société requérante contre la vente aux enchères de ses biens devait être déclarée irrecevable pour tardiveté. Elle considéra au préalable que ‘ seule l'inexistence ou la tardiveté de la notification de l'annonce peuvent conduire à l'annulation d'une vente aux enchères, alors qu'une notification invalide produit ses effets légaux au même titre qu'une notification valide, jusqu'à ce qu'elle soit annulée par une décision judiciaire, moyennant une opposition formée dans le délai prévu par l'article 934 §§ 1 b) et 2 du code de procédure civile ’, à savoir jusqu'au début de la vente aux enchères. En l'occurrence, elle nota que l'opposition avait été introduite en dehors de ce délai et que la cour d'appel aurait donc dû la déclarer irrecevable. Selon elle, cette conclusion s'imposait ‘ car a) l'arrêt attaqué ne mentionnait pas que [la société requérante] n'avait réellement pas pris connaissance ou qu'elle ne pouvait aucunement prendre connaissance de la notification invalide de l'annonce de l'acte litigieux et b) dans son recours, [la société requérante] se plaignait seulement de ne pas avoir été informée de la vente aux enchères de ses biens, sans affirmer qu'elle n'avait pas pris connaissance ou qu'il lui avait été impossible de s'informer de la notification de l'annonce de cette vente ’. Dès lors, réaffirmant qu'‘ à défaut d'avoir été annulée moyennant une opposition exercée dans les délais, seule la nullité de la notification n'emporte pas la nullité de la vente aux enchères ’, la Cour de cassation cassa les arrêts attaqués et renvoya l'affaire devant la cour d'appel de Patras (arrêt no 658/2007). Cet arrêt fut mis au net et certifié conforme le 4 mai 2007. La société requérante n'a pas indiqué si elle a entrepris des démarches devant la juridiction d'appel ; elle affirme que les voies des recours internes ont été épuisées car, de toute façon, la cour d'appel est liée par les conclusions retenues par la haute juridiction.
II. Le droit interne pertinent
17.
Les dispositions pertinentes du code de procédure civile se lisent ainsi :
Article 128
(Absence du destinataire de la notification de sa résidence)
- ‘ 1.
Si le destinataire ne se trouve pas à sa résidence, le document est délivré à un de ses parents ou de ses domestiques qui habitent avec lui (…).
(…)
- 4.
Si aucune des personnes mentionnées au paragraphe 1 ne se trouve à la résidence
- a)
le document doit être collé sur la porte de la résidence devant un témoin ;
- b)
le jour ouvrable suivant au plus tard, une copie du document doit être délivrée entre les mains du chef hiérarchique du commissariat de police du quartier de la résidence (…)
- c)
le jour ouvrable suivant au plus tard, l'auteur de la notification doit poster au destinataire de celle-ci un avis écrit, dans lequel doivent être mentionnés le type du document notifié, l'adresse de la résidence sur la porte de laquelle le document a été collé, la date de cet acte, l'autorité à laquelle le document a été délivré et la date de cet acte (…) ’
Article 130
(Refus de réceptionner)
- ‘ 1.
Si le destinataire de la notification ou l'une des personnes mentionnées aux articles 128 et 129 refusent de réceptionner le document ou de signer le procès-verbal de la notification ou s'ils ne peuvent pas le signer, [l'huissier chargé] de la notification colle le document sur la porte de la résidence, du bureau, du magasin ou du laboratoire, devant un témoin. ’
Article 933
(Opposition pour l'annulation de l'exécution)
- ‘ 1.
Les objections de celui visé par l'exécution ou de tout créancier de celui-ci ayant un intérêt pour agir et qui concernent la validité du titre exécutoire, la procédure de l'exécution forcée ou la créance, sont formées seulement par une opposition introduite devant le tribunal de paix, si le titre exécutoire sur lequel se fonde l'exécution est une décision du tribunal de paix, ou devant le tribunal de première instance dans tous les autres cas. ’
Article 934
(Délais de recours)
- ‘ 1.
L'opposition prévue à l'article 933 est recevable
- a)
si elle concerne la validité du titre ou la procédure préliminaire de l'exécution forcée, dans les quinze jours qui suivent le premier acte d'exécution après la décision de vendre aux enchères,
- b)
si elle concerne la validité des actes d'exécution qui ont eu lieu depuis le premier acte après la décision de vendre aux enchères ou la créance et jusqu'au début du dernier acte d'exécution,
- c)
si elle concerne la validité du dernier acte d'exécution, dans les six mois qui suivent la mise en œuvre de l'acte ; s'il s'agit d'exécution pour satisfaction de créances pécuniaires, dans les trente jours depuis le jour de la vente aux enchères ou de la revente aux enchères s'agissant de biens meubles, et de quatre-vingt dix jours après la transcription du résumé du procès-verbal d'adjudication, s'agissant de biens immeubles.
- 2.
S'il s'agit d'exécution pour satisfaction de créances pécuniaires, le premier acte d'exécution après la décision de vendre aux enchères est la rédaction du procès-verbal de la saisie et le dernier acte est la rédaction du procès-verbal de la vente aux enchères et de l'adjudication.
(…) ’
Article 999
(L'acte annonçant la vente aux enchères)
- ‘ 3.
L'acte décidant la vente aux enchères, tel qu'il est mentionné au paragraphe premier, est notifié au débiteur, au tiers détenteur ou possesseur et aux créanciers hypothécaires dans les vingt jours qui suivent la saisie tandis qu'il est déposé pendant le même délai auprès du ministère public chargé de la vente aux enchères avec rédaction d'un acte afférent (…).
- 4.
La vente aux enchères, sous peine de nullité, ne peut pas être effectuée sans l'accomplissement des formalités prévues dans [le paragraphe 3] (…) ’
Article 1002
(Achèvement de la vente aux enchères)
- ‘ 1.
La vente aux enchères s'achève par l'adjudication. (…) ’
En droit
I. Sur la violation alléguée des Articles 6 § 1 et 13 de la Convention
18.
La société requérante se plaint qu'elle n'a pas bénéficié du droit d'accès à un tribunal ni d'un recours effectif devant une instance nationale pour contester efficacement la vente aux enchères de ses biens. Elle invoque à cet égard les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, ainsi libellés :
Article 6 § 1
‘ Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) ’
Article 13
‘ Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. ’
A. Sur la recevabilité
19.
La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu'ils ne se heurtent à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
20.
La société requérante estime qu'il va de soi que l'allégation qu'elle avait formulée devant les instances nationales, selon laquelle la vente aux enchères s'était déroulée à son insu, contenait aussi l'allégation qu'elle ignorait tout de la notification de l'annonce de cette vente. Or, en déclarant son opposition irrecevable pour tardiveté, sur la base d'une distinction entre notification inexistante et/ou tardive et notification invalide, la Cour de cassation a passé outre un nombre de nullités commises par l'huissier de justice. Non seulement la haute juridiction n'a pas, même in dubio, accepté qu'en raison de ces nullités il lui était impossible de savoir qu'une vente aux enchères de ses biens avait été programmée, mais retint aussi contre elle le fait de ne pas avoir prouvé ce qui allait de soi, à savoir qu'elle n'avait pas pris connaissance de l'annonce de la vente aux enchères avant le début de celle-ci.
21.
Le Gouvernement estime qu'il faut accepter, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, l'existence de formalités pour saisir valablement une juridiction nationale. Dès lors, le rejet du recours par la Cour de cassation pour tardiveté était dû exclusivement au comportement de la société requérante, qui n'a pas fait preuve de la diligence nécessaire afin de s'informer de la notification de l'acte annonçant la vente aux enchères de ses biens et de préserver ainsi ses droits. Seule responsable de cette erreur, l'intéressée ne saurait donc se plaindre d'une atteinte à son droit d'accès à un tribunal. Le Gouvernement ajoute que le droit interne avait mis à la disposition de la société requérante une voie de recours efficace qui lui aurait permis, si elle l'avait exercée dans le délai prévu par la loi, d'obtenir l'annulation de la vente aux enchères.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
22.
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle elle n'a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C'est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu'il incombe d'interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d'autres, García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000-II). Par ailleurs, le ‘ droit à un tribunal ’, dont le droit d'accès constitue un aspect particulier, n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d'un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l'Etat, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l'accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s'en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l'article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d'autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1998-I). En effet, le droit d'accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de sécurité juridique et de bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente.
23.
La Cour rappelle en outre que la réglementation relative aux formalités pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent s'attendre à ce que les règles soient appliquées (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 33, CEDH 2000-I).
24.
Cela étant, la Cour a conclu à plusieurs reprises que l'application par les juridictions internes de formalités à respecter pour former un recours est susceptible de violer le droit d'accès à un tribunal. Il en est ainsi quand l'interprétation par trop formaliste de la législation pertinente faite par une juridiction empêche, de fait, l'examen au fond du recours exercé par l'intéressé (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 69, CEDH 2002-IX ; Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 55, CEDH 2002-IX).
b) Application en l'espèce des principes susmentionnés
25.
En l'occurrence, la Cour de cassation déclara irrecevable pour tardiveté l'opposition formée par la société requérante contre la vente aux enchères de ses biens, en considérant qu'à défaut d'avoir été annulée par une décision judiciaire, une notification invalide produisait ses effets légaux au même titre qu'une notification valide, et en reprochant à l'intéressée de ne pas avoir formé son opposition avant le début de la vente aux enchères. Certes, il n'appartient pas à la Cour de contrôler la façon dont la haute juridiction a interprété et appliqué le droit interne pertinent. La Cour ne conteste pas non plus la justesse du formalisme institué par les articles 933 et 934 du code de procédure civile, qui tend à assurer la sécurité des transactions relatives aux ventes aux enchères et à éviter que les procédures y afférentes traînent en longueur. Elle estime, néanmoins, que le respect du délai de recours institué par l'article 934 présuppose que l'individu lésé ait effectivement pris connaissance de l'acte litigieux pour qu'il puisse l'attaquer utilement en justice (voir, dans ce sens, Tsironis c. Grèce, no 44584/98, § 27, 6 décembre 2001). Or, dans le cas d'espèce, les circonstances de la cause démontrent que l'huissier de justice n'a pas respecté, à plusieurs reprises, les prescriptions du code de procédure civile lors de la notification de l'annonce de la vente aux enchères. A la lumière du dossier et des observations des parties, rien ne vient remettre en cause l'affirmation de la société requérante qu'elle n'a pas pu avoir connaissance de la vente en raison des déficiences dans la notification de l'annonce de la vente. De surcroît, il ne ressort d'aucun élément du dossier que l'intéressée pouvait se douter de l'imminence d'une telle vente, qui se déroula de toute évidence à son insu.
26.
Toutefois, la Cour de cassation, tout en acceptant, ne serait-ce qu'implicitement, la nullité de l'acte de notification de la vente aux enchères, se contenta de spéculer sur l'hypothèse que la société requérante avait malgré tout pris connaissance qu'une procédure d'exécution forcée avait été déclenchée à son encontre et lui reprocha de ne pas avoir formé son opposition avant le début de la vente aux enchères de ses biens. La société requérante fut ainsi pénalisée pour les erreurs commises par l'huissier lors de la notification de l'acte annonçant la vente aux enchères et se trouva privée de toute possibilité de faire valoir ses arguments dans le cadre de la procédure litigieuse.
27.
Par conséquent, la limitation imposée au droit d'accès de la société requérante à un tribunal n'a pas été proportionnelle au but de garantir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice.
28.
Partant, la Cour estime qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
29.
Quant au grief tiré de l'article 13 de la Convention, la Cour observe que l'article 6 § 1 est une lex specialis par rapport à l'article 13 ; en d'autres termes, les exigences du second sont moins strictes que celles du premier et sont absorbées par elles en l'espèce (Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 105, CEDH 2006-III). En règle générale, l'article 13 n'est donc pas applicable lorsque la violation alléguée de la Convention a eu lieu dans le cadre d'une procédure judiciaire (Pizzetti c. Italie, 26 février 1993, § 41, série A no 257-C). Les seules exceptions à ce principe sont constituées par les griefs tirés de l'article 13 qui portent sur un manquement à l'exigence du ‘ délai raisonnable ’ (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 146–149, CEDH 2000-XI). Cela n'étant pas le cas ici, il n'y a pas lieu de se placer de surcroît sur le terrain de l'article 13.
II. Sur la violation alléguée de l'article 1 du Protocole no 1
30.
La société requérante se plaint d'une violation de son droit au respect de ses biens. Elle invoque l'article 1 du Protocole no 1, qui se lit comme suit :
‘ Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. ’
A. Sur la recevabilité
31.
La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
32.
La société requérante affirme que la vente aux enchères de ses biens eut lieu à son insu, l'empêchant ainsi de faire usage des possibilités offertes par la loi. Ainsi, pour une dette modique, elle a une énorme perte financière, qui s'élèverait aujourd'hui à plusieurs millions d'euros.
33.
Le Gouvernement soutient que la nullité de la notification de la vente aux enchères n'emporte pas violation du droit garanti par l'article 1 du Protocole no 1, dans la mesure où l'ordre interne met à la disposition de l'intéressé un recours efficace afin de protéger ses intérêts. Toutefois, le recours existant a été introduit tardivement. Le Gouvernement souligne que la procédure d'exécution forcée est l'ultime recours dont dispose le créancier afin d'obtenir le recouvrement de sa créance. La valeur du bien vendu aux enchères est absolument sans intérêt ; il incombe au débiteur de payer sa dette en temps utile afin de ne pas être confronté à la mise aux enchères de ses biens. Le Gouvernement affirme qu'il n'y a pas eu en l'espèce atteinte au juste équilibre à respecter entre les exigences de l'intérêt général et celle de la protection des droits fondamentaux de la société requérante : la banque ayant obtenu l'ordre de paiement en 1992, la société requérante avait disposé de quatre ans pour régler sa dette.
34.
La Cour estime que la vente aux enchères de la propriété de la société requérante constitue une ingérence dans le droit au respect des biens de celle-ci, qui s'analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1. Cette ingérence poursuivait un but légitime d'utilité publique, à savoir la satisfaction des créances pécuniaires de son créancier.
35.
La Cour rappelle qu'une ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un ‘ juste équilibre ’ entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété (L'ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89, CEDH 2000-XII).
36.
La Cour rappelle en outre que, nonobstant le silence de l'article 1 du Protocole no 1 en matière d'exigences procédurales, les procédures applicables doivent aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d'exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Pour s'assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d'un point de vue général (Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002-IV). Or, en l'espèce, la Cour relève que, même si les procédures mises en place en droit interne ne sont pas critiquables en soi, la société requérante fut privée de ses biens sans avoir aucune possibilité de réagir lors de la procédure d'exécution forcée. De surcroît, même si elle avait de sérieux arguments à faire valoir devant les juridictions compétentes afin d'obtenir l'annulation de la vente aux enchères, elle vit son recours finalement déclaré irrecevable pour un motif par trop formaliste, comme la Cour l'a constaté lors de son examen du grief tiré de l'article 6 de la Convention.
37.
Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les conditions dans lesquelles se déroula la notification de l'acte annonçant la vente aux enchères au représentant légal de la société requérante et le rejet du recours en annulation de ladite vente comme irrecevable ont rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit au respect des biens et les exigences de l'intérêt général.
38.
Il y a donc eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
III. Sur l'application de l'article 41 de la Convention
39.
Aux termes de l'article 41 de la Convention,
‘ Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. ’
40.
La société requérante réclame 11 000 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel. Cette somme correspond à la valeur actuelle des biens vendus aux enchères, ainsi qu'au manque à gagner qui aurait résulté de l'exploitation de ces biens pour la période allant de 1997 à ce jour. Elle réclame en outre 500 000 EUR au titre du dommage moral qu'elle aurait subi.
41.
Le Gouvernement estime que les prétentions de la société requérante sont infondées et excessives. Il affirme que la somme allouée au titre du dommage matériel ne saurait dépasser 20 000 EUR et qu'un constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante au titre du dommage moral.
42.
La Cour estime que la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et la société requérante parviennent à un accord (article 75 § 1 du règlement).
Par ces motifs, la cour, à l'unanimité,
- 1.
Déclare la requête recevable ;
- 2.
Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
- 3.
Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner le grief tiré de l'article 13 de la Convention ;
- 4.
Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
- 5.
Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ; en conséquence,
- a)
la réserve en entier ;
- b)
invite le Gouvernement et la société requérante à lui soumettre par écrit, dans les trois mois, leurs observations sur la question et, en particulier, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
- c)
réserve la procédure ultérieure et délègue à la présidente de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 novembre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen
Greffier
Nina Vajić
Présidente