EHRM, 28-09-2006, nr. 37292/02
ECLI:NL:XX:2006:AZ4238
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
28-09-2006
- Magistraten
B.M. Zupanicic, J. Hedigan, C. Birsan, V. Zagrebelsky, E. Myjer, David Thor Björgvinsson, I. Ziemele
- Zaaknummer
37292/02
- LJN
AZ4238
- Vakgebied(en)
Internationaal publiekrecht / Mensenrechten
Internationaal publiekrecht (V)
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:NL:XX:2006:AZ4238, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 28‑09‑2006
Uitspraak 28‑09‑2006
B.M. Zupanicic, J. Hedigan, C. Birsan, V. Zagrebelsky, E. Myjer, David Thor Björgvinsson, I. Ziemele
Partij(en)
ARRÊT
STRASBOURG
28 septembre 2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire
Reiz
c.
Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M. ZUPANICIC, président,
J. HEDIGAN,
C. BIRSAN,
V. ZAGREBELSKY,
E. MYJER,
DAVID THOR BJÖRGVINSSON,
MmeI. ZIEMELE, juges,
et de M. V. BERGER, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 septembre 2006,
Rend l'arrêt que voici, adoptéà cette date :
Procédure
1
A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 37292/02) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissants roumains, ayant également la nationalité allemande, M. Iosif Reiz et Mme Elena Reiz (‘les requérants’), ont saisi la Cour le 28 juin 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (‘la Convention’).
2
Les requérants sont représentés par M. I. Blaga qui habite à Satu Mare, en Roumanie. Le gouvernement roumain (‘le Gouvernement’) a été représenté par M. B. Aurescu, agent du Gouvernement, puis par Mme R. Rizoiu et enfin par Mme B. Ramaşcanu qui les a remplacés dans ces fonctions.
3
Le 5 janvier 2004, la Cour (deuxième section) a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
En vertu de l'article 44 § 1a) du Règlement de la Cour, elle a également communiqué une copie de la requête au gouvernement allemand qui n'a pas souhaité présenter son point de vue sur l'affaire.
4
Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
En fait
5
Les requérants (mari et femme) sont nés respectivement en 1929 et 1932 et résident à Düsseldorf.
6
Par un arrêt définitif du 15 novembre 2000, la cour d'appel d'Oradea constata que les requérants étaient les propriétaires d'un immeuble sis au no 22 de la rue Turturelelor à Satu Mare. Elle constata également la nullité du contrat de vente conclu par l'État, qui avait détenu l'immeuble, avec les locataires. Ensuite, s'appuyant sur une expertise technique qui avait estimé que les locataires avaient doublé la valeur de l'immeuble par les travaux d'embellissement évalués à 157 370 000 lei roumains (ROL), elle condamna les requérants à verser aux locataires la somme de 157 370 000 ROL au titre des investissements et ordonna l'expulsion des locataires à compter de la date où les requérants leur auraient payé l'indemnité et offert un autre logement.
7
Par un jugement avant dire droit du 23 août 2001, le tribunal de première instance de Satu Mare fit droit à la demande des locataires, formée par l'intermédiaire d'un huissier de justice et ordonna l'exécution forcée de l'arrêt du 15 novembre 2000. L'appel fait par M. Blaga au nom des requérants fut rejeté par un arrêt du 16 octobre 2001, le tribunal départemental de Satu Mare constatant que le mandataire n'avait pas de pouvoir émanant des requérants pour exercer cette voie de recours. Cet arrêt devint définitif, faute de recours de la part des requérants.
8
Parallèlement, l'huissier de justice continua les démarches en vue de l'exécution forcée de l'arrêt du 15 novembre 2000. Ainsi, le 3 septembre 2001, il mit les requérants en demeure de payer 260 099 253 ROL représentant la somme prévue par l'arrêt précité réactualisée, tout en les informant qu'en cas de refus de payer, l'immeuble serait vendu aux enchères.
9
Faute de paiement par les requérants, le 27 septembre 2001, l'huissier de justice fit publier un avis de vente aux enchères de l'immeuble, avec comme prix de départ la somme de 385 000 000 ROL établie par une expertise technique, somme pour laquelle l'immeuble fut vendu le 29 octobre 2001.
10
Le 14 novembre 2001, en présence des locataires et de la requérante, l'huissier distribua le prix de l'immeuble entre les parties et en dressa un procès-verbal. Les requérants perçurent 119 699 747 ROL.
En droit
I. Sur la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la Convention
11
Les requérants allèguent que l'impossibilité de faire exécuter l'arrêt du 15 novembre 2000 a enfreint leur droit d'accès à un tribunal, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :
‘Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…)’
A. Sur la recevabilité
12
La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
13
Le Gouvernement rappelle qu'en l'espèce le débiteur de l'obligation était un particulier et que l'initiative de l'exécution appartenait au créancier, l'État n'étant pas tenu d'exécuter ex officiol'arrêt du 15 novembre 2000. Selon le Gouvernement, ledit arrêt a été exécuté, compte tenu du procès-verbal du 14 novembre 2001.
14
Les requérants s'opposent à cette thèse. Tant avant qu'après la communication de la requête, ils ont fait valoir que l'immeuble avait été vendu par les locataires contre leur gré.
15
La Cour rappelle que l'exécution d'un jugement ou d'un arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du ‘procès’, au sens de l'article 6 de la Convention. Le droit à un tribunal serait illusoire si l'ordre juridique interne d'un État contractant permettait qu'une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d'une partie (Immobiliare Saffi c. Italie[GC], no 22774/93, § 63, CEDH 1999-V).
16
Cependant, le droit d'accès à un tribunal ne peut obliger un État à faire exécuter chaque jugement de caractère civil quel qu'il soit et quelles que soient les circonstances (Sanglier c. France, no50342/99, § 39, 27 mai 2003). Lorsque les autorités sont tenues d'agir en exécution d'une décision judiciaire et omettent de le faire, cette inertie engage la responsabilité de l'État sur le terrain de l'article 6 § 1 de la Convention (Scollo c. Italie, arrêt du 28 septembre 1995, série A no 315-C, p. 55, § 44).
17
Dans la présente affaire, l'arrêt définitif a ordonné aux requérants de rembourser les investissements aux locataires, la restitution de l'immeuble étant subordonnée à ce versement. Or, la Cour constate que faute de paiement par les requérants, les locataires ont entamé l'exécution forcée de l'arrêt.
18
Il est vrai que depuis la vente de l'immeuble, le 29 octobre 2001, il est impossible aux requérants d'en reprendre possession. Cependant, cette vente a été faite par l'huissier de justice avec l'accord des tribunaux, dans le cadre de l'exécution forcée de l'arrêt du 15 novembre 2000, et ne pose aucun problème d'arbitraire ou d'iniquité, compte tenu surtout du refus des requérants d'exécuter leurs obligations découlant dudit arrêt. En outre, ils ont perçu la différence entre le prix de vente et leur dette envers les locataires.
19
Dès lors, la Cour arrive à la conclusion que l'arrêt du 15 novembre 2000 a été exécuté.
20
La Cour déplore enfin que les requérants ne l'aient pas informée de la vraie nature de la vente de l'immeuble par les acheteurs, dont elle a pris connaissance par les observations du Gouvernement.
21
Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les autorités n'ont pas manquéà leur obligation d'assurer aux requérants un accès effectif au tribunal, comme le veut l'article 6 § 1.
Dès lors, la Cour conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 en l'espèce.
II. Sur la violation alléguée de l'article 1 du protocole no 1
22
Les requérants dénoncent une atteinte à leur droit de propriété en raison de l'inexécution de l'arrêt du 15 novembre 2000 et des obligations exorbitantes dont ils ont été chargés par ledit arrêt. Ils invoquent l'article 1 du Protocole no 1, qui est ainsi libellé :
‘Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes.’
23
Le Gouvernement fait valoir qu'il ne s'agit pas en l'espèce d'une ingérence des autorités de l'État, dans la mesure où les requérants ont perdu la propriété de leur immeuble en raison de la non-exécution de leurs propres obligations ressortant de l'arrêt précité. Il conclut que les requérants ont perdu la qualité de victimes.
24
Les requérants contestent la position du Gouvernement, et rappellent qu'en raison des agissements de l'État qui a vendu leur immeuble et les a condamnés à des indemnités exorbitantes, ils ne peuvent plus prendre possession de leur immeuble.
25
La Cour estime que la question de savoir si les requérants ont toujours la qualité de victimes est étroitement liée au fond de ce grief, qui est d'ailleurs liéà celui examiné ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.
26
Sur le fond du grief, la Cour rappelle qu'elle a déjà constaté que l'arrêt du 15 novembre 2000 a été exécuté, les requérants ayant perçu une somme représentant la différence entre le prix de leur immeuble et les indemnités auxquelles ils avaient été condamnés. Elle rappelle aussi qu'elle a constaté que la vente de l'immeuble des requérants avait été faite avec l'accord des juridictions et sans aucun indice d'arbitraire ou d'iniquité. Elle constate, enfin, qu'il s'agit en l'espèce d'un litige patrimonial entre personnes privées, qui n'entraîne pas, en principe, la responsabilité de l'État.
Dès lors, la Cour estime qu'il y a en l'espèce une impossibilité objective pour les requérants d'obtenir la jouissance de l'immeuble qui n'est aucunement imputable à l'État.
27
Quant au caractère prétendument exorbitant de l'indemnité que les requérants ont été condamnés à verser aux acheteurs, la Cour note que la somme en cause a étéétablie par les tribunaux internes en se fondant sur l'expertise technique de l'immeuble ; elle rappelle que l'admissibilité et l'appréciation des preuves relèvent au premier chef du droit interne et des juridictions nationales.
28
En tout état de cause, pour des raisons similaires à celles exposées concernant le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention, la Cour considère, eu égard à ce qui précède, qu'on ne peut conclure à une atteinte par l'État aux droits des requérants garantis par l'article 1 précité.
29
Dès lors, la Cour conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
- 1.
Déclare la requête recevable ;
- 2.
Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
- 3.
Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 septembre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent BERGER
Greffier
Boštjan M. ZUPANCIC
Président