EHRM, 06-03-2007, nr. 73333/01
ECLI:NL:XX:2007:BB0171
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
06-03-2007
- Magistraten
Mrs. F. Tulkens, I. Cabral Barreto, R. Türmen, M. Ugrekhelidze, V. Zagrebelsky, A. Mularoni, D. Popović
- Zaaknummer
73333/01
- LJN
BB0171
- Vakgebied(en)
Verbintenissenrecht (V)
Internationaal publiekrecht (V)
Bestuursrecht algemeen (V)
Staatsrecht (V)
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:NL:XX:2007:BB0171, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 06‑03‑2007
Uitspraak 06‑03‑2007
Mrs. F. Tulkens, I. Cabral Barreto, R. Türmen, M. Ugrekhelidze, V. Zagrebelsky, A. Mularoni, D. Popović
Partij(en)
ARRÊT
STRASBOURG
6 mars 2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire
Çiloğlu et autres
c.
Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Mme F. TULKENS, présidente,
MM. I. CABRAL Barreto,
R. TÜRMEN,
M. UGREKHELIDZE,
V. ZAGREBELSKY,
Mme A. MULARONI,
M. D. POPOVIĆ, juges,
et de Mme S. DOLLÉ, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 février 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
Procédure
1
A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 73333/01) dirigée contre la République de Turquie et dont douze ressortissants de cet État, MM. Ferdi Çiloğlu, Atilla Aşçı, Akan Şenel, Ertuğrul Bilir et Samüt Karabulut, ainsi que MmesMehtap Yurtluk, Semra Şahin, Sevinç Hocaoğulları, Sultan Aksu, Zeynep Çelik, Yasemin Varlık et Gülden Aktaş (‘les requérants’), ont saisi la Cour le 19 juin 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (‘la Convention’).
2
Les requérants sont représentés par MeO. Ersoy, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (‘le Gouvernement’) n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant la Cour.
3
Le 13 février 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
En fait
I. Les circonstances de l'espèce
4
Les requérants sont nés respectivement en 1978, 1976, 1979, 1969, 1964, 1978, 1970, 1976, 1976, 1967, 1979 et 1980, et résident à Istanbul.
5
Depuis mai 1995, une série de manifestations, engagées par des proches des prisonniers, se déroulait sous la forme d'un ‘sit-in’ hebdomadaire devant le lycée de Galatasaray à Taksim (Istanbul) sur une voie publique. L'action se répétait sans relâche chaque samedi et avait pour but de soutenir les prisonniers contre le projet de construction du bâtiment de prison de type F.
6
Le 26 septembre 1998, lors de la 176e semaine de cette action devant le lycée, la police somma, à plusieurs reprises, 55 à 60 manifestants — y compris les requérants — de mettre fin à leur manifestation illégale et de se disperser. Suite à leur refus d'obtempérer, la police fit usage de gaz lacrymogène et procéda à leur mise en garde à vue, les obligeant à monter dans un bus. D'après les éléments du dossier et du procès-verbal, une fois dans le bus, les manifestants en saccagèrent les fenêtres et déchirèrent les sièges ; ils furent maîtrisés difficilement.
7
Le même jour, les requérants furent examinés par le médecin légiste. Les rapports médicaux constatèrent des hématomes, des griffures et des ecchymoses sur les corps d'Akan Şenel, Samüt Karabulut, Mehtap Yurtluk, Semra Şahin, Sevinç Hocaoğulları, Zeynep Çelik et Yasemin Varlık. Sema Şahin se plaignait également d'une sensation de brûlure dans la gorge due au gaz lacrymogène.
8
Le 28 septembre 1998, les requérants furent entendus par le procureur de la République du parquet de Beyoğlu, puis par le juge de la cour d'assises de Beyoğlu, qui ordonna leur mise en liberté.
1. Procédure pénale à l'encontre des requérants
9
Le 28 septembre 1998, le parquet du tribunal de Beyoğlu entama une action pénale à l'encontre de 30 manifestants, y compris les requérants, devant le tribunal correctionnel de Beyoğlu, pour infraction à la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques. Les noms des témoins oculaires et la cassette vidéo concernant l'incident ont été versés au dossier d'enquête judiciaire.
10
Le 24 janvier 2001, le tribunal correctionnel de Beyoğlu décida de surseoir au jugement pour une durée de cinq ans, en application de la loi no 4616 concernant le sursis au jugement de certaines infractions commises avant le 23 avril 1999, les voies de recours contre ce jugement ayant été accessibles aux requérants. Le jugement de sursis indiqua que 30 co-accusés furent convoqués et entendus pendant la procédure, et que la cassette vidéo fut envoyée à un expert et son rapport versé au dossier. Un délai fut accordé aux requérants pour déposer leurs observations au sujet du rapport d'expertise ; toutes les preuves concernant l'incident furent rassemblées et examinées ; les demandes de prolongation des avocats furent acceptées ; et, alors que le tribunal attendait la vérification de l'identité de l'un des co-accusés, la loi no 4616 était entrée en vigueur.
2. Procédure pénale engagée contre les policiers pour mauvais traitements
11
Le 28 septembre 1998, les requérants portèrent plainte contre les policiers, auprès du parquet d'Istanbul, pour abus de pouvoir et mauvais traitements.
12
Le 15 janvier 2004, le parquet prononça un non-lieu dans le cadre de l'instruction préliminaire entamée à l'encontre des policiers. Il précisa la suspension de cette dernière pendant cinq ans, en application de la loi no 4616. Il constata en outre que les policiers incriminés n'avaient pas été mis en accusation pour d'autres infractions similaires pendant le délai de suspension.
13
Le 10 juin 2004, sur opposition des requérants, la cour d'assises d'Istanbul confirma le non-lieu.
II. Le droit et la pratique internes et international
A. La législation interne relative à la liberté de réunion
1. Les garanties constitutionnelles
14
L'article 34 de la Constitution dispose :
‘Chacun a le droit d'organiser des réunions et des manifestations pacifiques et non armées sans autorisation préalable.
(…)
Les formes, les conditions et la procédure qui s'appliqueront à l'occasion de l'exercice du droit d'organiser des réunions et des manifestations sont déterminées par la loi.’
2. La loi relative aux manifestations
15
L'article 10 de la loi no 2911 relative aux réunions et défilés de manifestation était ainsi libellé à l'époque des faits :
‘Afin qu'une réunion puisse avoir lieu, la préfecture ou la sous-préfecture du lieu de la manifestation doit être informée pendant ses heures d'ouverture, et au moins soixante-douze heures avant le début de la réunion, par une notification portant la signature de tous les membres du conseil d'organisation (…)’
16
L'article 22 de cette même loi interdit les manifestations et défilés sur les routes publiques, dans les parcs, lieux de culte et les bâtiments des services publics. Les manifestations organisées sur les places publiques doivent respecter les consignes de sécurité et ne pas empêcher la circulation des individus ainsi que des transports publics. Enfin, l'article 24 prévoit que les manifestations et défilés contraires aux dispositions de cette loi seront dispersés par la force sur l'ordre de la préfecture, après sommation.
B. L'avis de la Commission de Venise
17
La Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise) lors de sa 64e session plénière (21–22 octobre 2005) a adopté un avis interprétant les lignes directrices de l'OSCE/BIRDD sur la rédaction des lois relatives à la liberté de réunion concernant la réglementation des réunions publiques. Elle a ainsi adopté son approche dans le domaine et en particulier concernant les préavis avant les manifestations sur les lieux publics :
‘29
La mise en place d'un régime de préavis des réunions pacifiques n'équivaut pas nécessairement à une violation du droit. En fait, ces régimes existent dans plusieurs pays européens. Un préavis est d'ordinaire nécessaire pour certains rassemblements ou réunions, par exemple lorsqu'un défilé doit avoir lieu sur une route ou qu'une réunion fixe est prévue dans un square public, qui doivent être autorisés par la police ou d'autres autorités, lesquelles ne doivent pas se servir de leurs prérogatives (par exemple celle de réglementer la circulation) pour faire obstacle à la manifestation.’
Toutefois, il est clairement souligné par la Commission de Venise que le système de notification préalable ne doit en aucun cas restreindre indirectement le droit de réunion pacifique, en fixant, par exemple, des conditions trop précises et compliquées ou imposant une procédure trop coûteuse (paragraphe 30 de l'avis).
C. Réglementation internationale relative à l'utilisation du ‘gaz lacrymogène’
18
Selon l'article I chiffre 5 de la Convention du 13 janvier 1993 des Nations Unies, sur l'interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l'emploi des armes chimiques et sur leur destruction (‘la CAC’), chaque État partie s'engage à ne pas employer d'armes chimiques en tant que moyens de guerre. Le gaz lacrymogène ou ce que l'on nomme le ‘spray au poivre’ ne sont pas considérés comme des armes chimiques (la CAC contient en annexe un tableau nominatif des produits chimiques interdits). L'engagement de tels moyens est autorisé à des fins de maintien de l'ordre public, y compris de lutte antiémeute sur le plan intérieur (art. II. ch. 9 let. d). La CAC ne précise pas non plus quels organes de l'État peuvent être engagés pour le maintien de l'ordre public. Cela reste du ressort de la souveraineté de l'État concerné.
La CAC est entrée en vigueur en Turquie le 11 juin 1997.
19
Toutefois, il est connu que l'utilisation de ce produit peut causer des désagréments, tels que problèmes respiratoires, nausées, vomissements, irritation des voies respiratoires, irritation des voies lacrymales et des yeux, spasmes, douleurs thoraciques, dermatites ou allergies. À forte dose, il peut causer une nécrose des tissus dans les voies respiratoires ou dans l'appareil digestif, des œdèmes pulmonaires ou des hémorragies internes (hémorragies des glandes surrénales).
D. La loi no 4616
20
D'après l'article 4 §§ 1 et 3 de la loi no 4616, promulguée le 21 décembre 2000, s'agissant des infractions commises avant le 23 avril 1999 et dont les auteurs sont passibles d'une peine ne dépassant pas dix ans d'emprisonnement, les procédures en cours, y compris les enquêtes préliminaires, sont suspendues pendant cinq ans. Si dans les cinq années suivant le sursis accordé, l'intéressé commet une infraction de même nature ou plus grave, selon le cas, la procédure est reprise et le jugement rendu.
21
Cependant, d'après le troisième paragraphe ajouté à l'article 4 par la loi no 4758 du 21 mai 2002, quiconque ayant bénéficié d'un sursis en vertu des dispositions précédentes est en droit de saisir, dans les trois mois à partir du 23 mai 2002, la juridiction qui a eu à traiter le dossier et de demander que la procédure le concernant se poursuive. En cas de condamnation à l'issue du procès ainsi repris, il sera néanmoins sursis à l'exécution de la peine prononcée, ce pour une période égale au délai de prescription.
En droit
I. Sur la violation alléguée de l'article 3 de la Convention
22
Les requérants se plaignent de l'utilisation du gaz lacrymogène, dit ‘spray au poivre’, pour disperser le groupe de manifestants, provoquant des désagréments physiques, tels que larmes et difficultés respiratoires, ainsi que du caractère musclé de la dispersion. Ils invoquent l'article 3 de la Convention, ainsi libellé :
‘Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.’
23
Le Gouvernement fait observer que le gaz utilisé pour disperser les manifestants est conforme aux exigences de santé et aux conventions internationales. Il explique qu'il s'agit de l'Oleo-resin Capsicum (OC), connu sous le nom de ‘gaz au poivre’, et soumet un rapport d'expertise concernant ce produit. Par ailleurs, il fait remarquer que les requérants n'ont soumis aucun rapport médical afin de démontrer les éventuelles séquelles causées par le gaz.
24
La Cour estime d'emblée, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit et nécessite un examen au fond ; il s'ensuit qu'il ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.
25
La Cour examinera les faits à la lumière de sa jurisprudence bien établie (voir, entre plusieurs autres, Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, p. 3288, § 93 ; Selmouni c. France [GC], no25803/94, § 95, CEDH 1999-V ; Raninen c. Finlande, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2821–2822, § 55 ; V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999-IX ; Chahal c. Royaume-Uni, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1855, § 79 ; Klaas c. Allemagne, arrêt du 22 septembre 1993, série A no 269, pp. 17–18, § 30 ; Labita c. Italie [GC], no26772/95, § 120, CEDH 1999-IV).
26
Tout d'abord, la Cour se penche sur la question de l'utilisation du ‘spray au poivre’. Elle observe que ce gaz, utilisé dans des États membres du Conseil de l'Europe pour contrôler, voire disperser les manifestations en cas de risque de débordement, ne figure pas parmi les gaz toxiques énumérés en annexe de la CAC. Toutefois, elle note que son utilisation peut causer des désagréments, tels que problèmes respiratoires, nausées, vomissements, irritation des voies respiratoires, irritation des voies lacrymales et des yeux, spasmes, douleurs thoraciques, dermatites ou allergies (paragraphe 19 ci-dessus).
27
Cependant, la Cour constate que les rapports médicaux soumis ne démontrent aucun effet néfaste dû à l'exposition au gaz. Seule une requérante avait déclaré au médecin légiste des sensations de brûlure dans la gorge. Certes, des désagréments pourraient être causés par l'exposition au gaz. Toutefois, à leur relaxe, les requérants n'ont pas cherché à se faire examiner par un médecin spécialiste afin de démontrer les éventuelles séquelles dues au gaz (Kılıçgedik c. Turquie (déc.), no 55982/00, 1er juin 2004 ; Oya Ataman c. Turquie, no74552/01, § 26, arrêt du 5 décembre 2006).
28
En ce qui concerne les ecchymoses indiquées dans les rapports médicaux de sept requérants (paragraphe 7 ci-dessus), la Cour constate que ces blessures semblent avoir été causées au cours de la bousculade avec la police lors de l'arrestation, ce, comme il ressort du procès-verbal (paragraphe 6 ci-dessus). Partant, dans le cas d'espèce, la Cour estime que ces blessures n'ont pas atteint le degré de gravité suffisante pour tomber sous le coup de l'article 3 de la Convention.
29
La Cour conclut dès lors, à l'absence de violation de l'article 3 de la Convention.
II. Sur la violation alléguée de l'article 6 de la Convention
30
Les requérants se plaignent de la durée de la procédure pénale et que leur cause n'a pas été entendue dans un délai raisonnable. Ils allèguent également la méconnaissance de leur droit d'être acquittés des accusations dirigées à leur encontre en raison du prononcé du sursis. Ils invoquent l'article 6 ainsi libellé dans sa partie pertinente :
‘Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…), qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.’
31
La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi d'autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).
32
Le point de départ de la procédure est le 26 septembre 1998, date à laquelle les requérants ont été arrêtés et placés en garde à vue. Pour ce qui est de la fin de la procédure, dans les circonstances particulières de l'affaire, celle-ci doit en principe être fixée au 24 janvier 2001, date à laquelle le tribunal correctionnel de Beyoğlu a décidé de surseoir au jugement (Karakaş et Bayır c. Turquie (déc.), no 74798/01, 9 novembre 2004). Elle a ainsi duré près de deux ans et trois mois devant la première instance. Durant cette période, 30 co-accusés ont été convoqués et entendus par le tribunal, le dossier a été envoyé à un expert, toutes les preuves concernant l'incident ont été rassemblées et examinées, les témoins oculaires ont été auditionnés, et les demandes de prolongation formulées par les avocats de la défense ont été acceptées (paragraphe 10 ci-dessus).
33
Ainsi, au vu des circonstances particulières de la cause, qui commandent une évaluation globale, la Cour estime que la durée de la procédure litigieuse n'est pas excessive et répond à la condition du ‘délai raisonnable’.
34
Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
35
Concernant la méconnaissance du droit des requérants d'être acquittés des accusations dirigées à leur encontre en raison du jugement de sursis, il est à souligner qu'au terme du délai de sursis, la procédure prend fin sans qu'une décision ne soit rendue quant au fond de l'affaire.
36
A cet égard, la Cour rappelle que la loi no 4754, entrée en vigueur le 27 avril 2002, prévoyait la possibilité de contester le jugement de sursis et la poursuite de la procédure afin que la juridiction statue sur le bien-fondé des accusations. Partant, les requérants auraient pu s'opposer à cette décision de sursis, comme il est indiqué dans le jugement, par le simple pourvoi en cassation. De même, conformément à cette même loi, ils auraient pu demander la réouverture de la procédure dans les trois mois suivant son entrée en vigueur (Karakaş et Bayır, décision précité).
37
Il s'ensuit que cette partie de la requête est également mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. Sur la violation de l'article 11 de la Convention
38
Invoquant les articles 10 et 11 de la Convention, les requérants allèguent une atteinte à leur droit à la liberté d'expression et de réunion pacifique. La Cour décide d'examiner le grief dans le cadre de l'article 11, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :
‘1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, (…)
2. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique (…) à la sûreté publique, à la défense de l'ordre (…) ou à la protection des droits et libertés d'autrui. (…)’
39
La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 et doit faire l'objet d'un examen au fond. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.
40
Le Gouvernement fait savoir que la réunion était tenue illégalement ; toutefois, elle avait été tolérée depuis un certain temps. Il souligne que le droit de réunion pacifique ne couvre pas les manifestations dont les organisateurs et les participants ont l'intention de troubler l'ordre public, ou celles qui, quel que soit leur objet, portent une atteinte excessive au droit des autres citoyens de circuler librement. Il précise que la manifestation en question se poursuivait depuis 1995, tous les samedis au même endroit surpeuplé, devant une école.
41
D'emblée, la Cour relève qu'il n'y a pas de contestation sur l'existence d'une ingérence dans le droit de réunion des requérants. Cette ingérence avait une base légale, à savoir l'article 22 de la loi no2911 relative aux réunions et défilés de manifestation, et était ainsi ‘prévue par la loi’ au sens de l'article 11 § 2 de la Convention. Reste la question de savoir si l'ingérence poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.
1. But légitime
42
Le Gouvernement soutient que l'ingérence poursuivait des buts légitimes, entre autres la protection de l'ordre et les droits d'autrui.
43
La Cour considère que la mesure litigieuse peut passer pour avoir visé au moins deux des buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l'article 11, à savoir la défense de l'ordre et la protection des droits d'autrui, et précisément le droit de circuler en public sans contrainte.
2. Nécessaire dans une société démocratique
44
D'après le Gouvernement, les requérants ont participé à une manifestation sur une place publique, tenue sans déclaration préalable et contrairement à la législation interne concernée. Il note par ailleurs qu'ils ne se sont pas conformés à l'ordre de dispersion et que la manifestation perdurait depuis 176 semaines. Dans ces circonstances et compte tenu de la marge d'appréciation reconnue aux États en la matière, le Gouvernement estime que les risques de perturbation des civils qui se trouvaient sur les lieux ce samedi et la résistance des manifestants justifiaient la dispersion du rassemblement en cause. Pour lui, l'intervention des policiers était une mesure nécessaire au sens du deuxième paragraphe de l'article 11 de la Convention.
45
La Cour se réfère d'abord aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l'article 11 (voir Djavit An c. Turquie, no 20652/92, §§ 56–57, CEDH 2003-III ; Piermont c. France, arrêt du 27 avril 1995, série A no314, §§ 76–77 ; Plattform ‘Ärzte für das Leben’ c. Autriche, arrêt du 21 juin 1988, série A no 139, p. 12, § 32). Il ressort ainsi de cette jurisprudence que les autorités ont le devoir de prendre des mesures nécessaires en ce qui concerne les manifestations légales afin de garantir le bon déroulement de celles-ci et la sécurité de tous les citoyens.
46
La Cour note en outre que les États doivent non seulement protéger le droit de réunion pacifique mais également s'abstenir d'apporter des restrictions indirectes et abusives à ce droit. Enfin, elle estime que si l'article 11 tend pour l'essentiel à prémunir l'individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l'exercice de ses droits protégés, il peut engendrer de surcroît des obligations positives d'assurer la jouissance effective de ces droits (Djavit An, précité, § 57).
47
A titre préliminaire, la Cour estime que ces principes sont également applicables pour les manifestations et défilés organisés dans les lieux publics. Toutefois, elle note qu'il n'est pas contraire à l'esprit de l'article 11 que pour des raisons d'ordre public et de sûreté publique, a priori, une Haute Partie contractante puisse soumettre à autorisation la tenue de réunions et réglementer les activités des associations (voir Djavit An, précité, §§ 66–67).
48
Eu égard aux dispositions internes, la Cour observe qu'aucune autorisation n'est requise pour la tenue de manifestations publiques ; à l'époque des faits, une notification était toutefois exigée 72 heures avant l'événement. En principe, les règlementations de ce type ne devraient pas constituer un obstacle dissimulé contre la liberté de réunion pacifique telle qu'elle est protégée par la Convention. Il va sans dire que toute manifestation dans les lieux publics pourrait causer un certain désordre dans le déroulement de la vie quotidienne, et se heurter à des hostilités. Ceci étant, il est important que les associations et autres organisateurs de manifestations participent en tant qu'acteurs de la démocratie aux règles du jeu en respectant les règlementations en vigueur.
49
La Cour estime qu'à défaut de notification, la manifestation se déroulait irrégulièrement, ce que les requérants ne contestent pas. Cependant, elle rappelle qu'une situation irrégulière ne justifie pas une atteinte à la liberté de réunion (Cisse c. France, no 51346/99, § 50, CEDH 2002-III). Néanmoins, pour la Cour, il est important, à titre préventif, que les autorités soient informées, des mesures de sécurité, telles que par exemple la présence de service de secours sur les lieux des manifestations, soient prises afin de garantir le bon déroulement de tout événement, réunion ou autre rassemblement que ce soit politique, culturel, ou autres.
50
Il ressort des éléments du dossier que, le 28 septembre 1998, les manifestants ont été informés plusieurs fois de l'irrégularité du rassemblement et des troubles que celui-ci causait pour l'ordre public en particulier un samedi, et qu'il leur a été enjoint de se disperser. Les requérants ne se sont pas conformés aux sommations des forces de l'ordre.
51
La Cour note que l'essence de la liberté de manifestation est la possibilité pour tout citoyen d'exprimer son opinion et son opposition, voire de contester toute décision venant de tout pouvoir quel qu'il soit. Cependant, elle n'est nullement liée à l'obtention d'un résultat donné. Dans la présente affaire, elle observe que la manifestation se tenait depuis mai 1995 tous les samedis, sans ingérence de la part des autorités. Elle estime que les requérants avaient ainsi atteint leur objectif, celui d'attirer l'attention de l'opinion publique sur un problème d'actualité. En revanche, il est évident qu'un tel rassemblement dans un lieu public, se répétant tous les samedis matins, depuis plus de trois ans, avait acquis un caractère presque permanent, perturbant ainsi la circulation et causant un trouble certain à l'ordre public (cf. a contrario, Ataman c. Turquie, no74552/01, §§ 39–44, 5 décembre 2006).
52
Aux yeux de la Cour, dans les circonstances particulières de l'affaire et en tenant compte de la durée et du nombre des manifestations précédentes, les autorités ont réagi dans le cadre de la marge d'appréciation qui est reconnue aux États en cette matière (Cisse, précité, §§ 51–53 ; Chorherr c. Autriche, arrêt du 25 août 1993, § 31, série A no 266-B ; Steel et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, § 104).
53
Partant, il n'y a pas eu violation de cette disposition.
Par ces motifs, la Cour
- 1.
Déclare, à l'unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 11 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
- 2.
Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention ;
- 3.
Dit, par 5 voix contre 2 qu'il n'y a pas eu violation de l'article 11 de la Convention.
Opinion dissidente de mm. les juges Cabral Barreto et Popović
Nous ne pouvons suivre la majorité dans la présente affaire parce que nous nous trouvons liés par la jurisprudence Oya Ataman.
1
Dans l'affaire Oya Ataman, la chambre a conclu, à l'unanimité, à la violation de l'article 11 de la Convention, à cause de l'utilisation du gaz lacrymogène pour disperser une manifestation ayant lieu au centre ville d'Istanbul. La situation est identique dans la présente affaire. Le fait que le gouvernement avait durant une longue période toléré la manifestation ne peut, quel que soit le mode de raisonnement, venir à l'appui de la thèse du Gouvernement. Bien au contraire, le comportement du gouvernement turc dans la présente affaire parle indubitablement en faveur des requérants.
La majorité a estimé que le message politique des requérants a été transmis au public durant les manifestations qui avaient précédé celle pendant laquelle les requérants ont été exposés au gaz lacrymogène. Si tel était le cas il n'y aurait pas de manifestation. D'un autre côté, nous ne pouvons pas comprendre le fait que le Gouvernement a invoqué une circonstance permettant selon lui de s'exonérer de l'article 11 de la Convention après plus de deux ans de manifestations des requérants. S'il existait une telle circonstance favorable à la thèse du Gouvernement, elle aurait dû être invoquée bien plus tôt. S'il s'agissait des problèmes de circulation, pourquoi est-ce que le Gouvernement a réalisé son existence après plus de 170 semaines ?
Il nous paraît clair que la présente affaire ne peut pas être distinguée de l'affaire Oya Ataman, et pour cette raison nous tenons à souligner notre fidélité à la jurisprudence établie par la chambre dans cette affaire.
2
De plus, bien que la liberté de réunion puisse être assortie de restrictions, celles-ci appellent une interprétation étroite, et le besoin de restreindre cette liberté doit se trouver établi de manière convaincante (voir, parmi d'autres, Gawęda c. Pologne, arrêt du 14 mars 2002, § 32, CEDH 2002-II).
Nous avons du mal à voir comment une réunion qui a été acceptée par les autorités pendant longtemps est devenue un trouble à l'ordre public en raison de son caractère ‘quasi permanent’ : la durée et le nombre des manifestations ne sont pas des éléments à prendre en considération pour l'examen des restrictions admises au paragraphe 2 de l'article 11.
3
En conclusion, le trouble à l'ordre public ne se trouve pas établi de manière convaincante pour justifier l'intervention des autorités ; par conséquent, il y a violation de l'article 11 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 mars 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. DOLLÉ
Greffière
F. TULKENS
Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente de MM. Cabral Barreto et Popović.
F.T.
S.D.