EHRM, 24-01-2006, nr. 65500/01
ECLI:NL:XX:2006:AW3611
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
24-01-2006
- Magistraten
J.-P. Costa, A.B. Baka, R. Türmen, K. Jungwiert, M. Ugrekhelidze, A. Mularoni, E. Fura-Sandström
- Zaaknummer
65500/01
- LJN
AW3611
- Vakgebied(en)
Internationaal publiekrecht / Mensenrechten
Internationaal publiekrecht (V)
Ambtenarenrecht (V)
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:NL:XX:2006:AW3611, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 24‑01‑2006
Uitspraak 24‑01‑2006
J.-P. Costa, A.B. Baka, R. Türmen, K. Jungwiert, M. Ugrekhelidze, A. Mularoni, E. Fura-Sandström
Partij(en)
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 65500/01
présentée par
Sevgi KURTULMUŞ
contre
la Turquie
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant le 24 janvier 2006 en une chambre composée de:
MM. J.-P. COSTA, président,
A.B. BAKA,
R. TÜRMEN,
K. JUNGWIERT,
M. UGREKHELIDZE,
Mmes A. MULARONI,
E. FURA-SANDSTRÖM, juges,
et de Mme S. DOLLÉ, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 23 janvier 2001,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante:
En fait
La requérante, Mme Sevgi Kurtulmuş, est une ressortissante turque née en 1958 et résidant à Istanbul. Elle est représentée devant la Cour par Me F. Benli, avocate à Istanbul.
A. Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par la requérante, peuvent se résumer comme suit.
A l'époque des faits, la requérante était professeur associé à l'Université d'Istanbul, à la faculté d'économie. Elle débuta sa carrière en 1982. Elle dit avoir obtenu le titre de docteur en 1992 et d'agrégé en 1996 en portant le foulard islamique.
En 1998, une enquête disciplinaire fut engagée contre la requérante en raison de son inobservation des règles relatives à la tenue vestimentaire des fonctionnaires. Dans le cadre de cette enquête, elle fut suspendue de ses fonctions le 5 janvier 1998. Puis, le 12 février 1998, elle se vit infliger un avertissement ainsi qu'une suspension de toute promotion pendant une durée de deux ans pour inobservation volontaire et persistante des règles en vigueur, dont le contenu lui avait été rappelé par écrit et oralement, en application des articles 5 g) et 9 m) du règlement sur la procédure disciplinaire des fonctionnaires et administrateurs des établissements de l'enseignement supérieur (Yüksek Öğretim Kurumları Yönetici, Öğretim Elemanı ve Memurları Disiplin Yönetmeliği, ci-après ‘le règlement sur la procédure disciplinaire’).
De même, le 18 mai 1998, la requérante, qui s'obstinait à porter le foulard islamique pendant l'exercice de ses fonctions, fit l'objet d'un blâme. Enfin, le 27 mai 1998, toujours pour inobservation volontaire du règlement sur la tenue vestimentaire du personnel travaillant dans les établissement publics (Kamu Kurum ve kuruluşlarında çalışan personelin kılık-kıyafet yönetmeliği, ci-après ‘le règlement sur la tenue vestimentaire’), elle fut déclarée démissionnaire en vertu de l'article 15 du règlement sur la procédure disciplinaire.
Le 30 juillet 1998, la requérante introduisit une action en annulation de cette dernière sanction. Elle soutint notamment que la mesure en question était dénuée de base légale et n'avait pas été prise en conformité avec les règles de procédure régissant la matière.
Le 27 avril 1999, une audience publique eut lieu en présence du conseil de la requérante. Puis, le même jour, le tribunal administratif d'Istanbul, après délibérations, débouta l'intéressée de sa demande, considérant qu'il ressortait du dossier d'enquête que celle-ci avait refusé, de manière intentionnelle et persistante, de respecter les règles relatives à la tenue vestimentaire des fonctionnaires, et ce nonobstant de nombreux rappels. Il releva en outre que la mesure litigieuse avait été prise conformément aux règles de procédure en la matière.
Le 17 juin 1999, la requérante forma un pourvoi contre le jugement du 27 avril 1999. Elle expliqua que, selon l'article 5 a) du règlement sur la tenue vestimentaire, les femmes, dans l'exercice de leurs fonctions, ne devaient pas être voilées dans les établissements d'enseignement. En outre, selon l'article 5 g) du règlement sur la procédure disciplinaire des fonctionnaires, le fait de ne pas respecter les règles relatives à la tenue vestimentaire était considéré comme l'une des fautes sanctionnées par un avertissement. Par conséquent, alléguant qu'elle ne pouvait être sanctionnée que par un avertissement et un blâme, la requérante contesta la gravité de la sanction. Elle soutint également que la sanction dont elle avait fait l'objet n'était pas compatible avec les droits et libertés reconnus par la Convention européenne des Droits de l'Homme.
Entre-temps, le 3 septembre 1999, entra en vigueur la loi no 4455 prévoyant l'amnistie des sanctions disciplinaires prononcées contre les fonctionnaires et l'annulation des conséquences de telles sanctions.
Par un arrêt rendu le 9 décembre 1999, se fondant sur la loi no 4455, le Conseil d'Etat décida qu'il n'y avait pas lieu d'examiner le fond du pourvoi de la requérante, étant donné que toutes les sanctions infligées avaient été amnistiées et toutes leurs conséquences effacées.
Toutefois, se prévalant d'une possibilité offerte par la loi no 4455, le 16 février 2000, la requérante demanda la poursuite de son action et l'annulation du jugement du 27 avril 1999. En outre, elle sollicita la tenue d'une audience.
Par un arrêt rendu le 27 juin 2000 sans tenir d'audience, le Conseil d'Etat confirma le jugement du 27 avril 1999.
La Cour ne dispose pas de renseignements précis sur les suites de l'effacement des sanctions disciplinaires infligées à la requérante, mesure qui lui ouvre la possibilité d'être réintégrée dans ses fonctions. Toutefois, le dossier permet de comprendre que l'intéressée, qui invoque l'absence d'une convocation émanant de l'université, n'a pas présenté une telle demande.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
En vertu de l'article 19 provisoire de la loi no 657 sur les fonctionnaires (Devlet Memurları Kanunu) du 14 juillet 1965, publiée au Journal officiel le 23 juillet 1965, les fonctionnaires doivent respecter les règles relatives à la tenue vestimentaire définies par les lois, les circulaires et les règlements. Par ailleurs, en vertu de l'article 125, le non-respect par un fonctionnaire de telles règles est sanctionné par un avertissement. En cas de récidive, la sanction la plus lourde est infligée au fonctionnaire.
A l'époque des faits, l'article 5 du règlement sur la tenue vestimentaire du personnel travaillant dans les établissements publics (Kamu Kurum ve kuruluşlarında çalışan personelin kılık-kıyafet yönetmeliği), adopté le 17 juillet 1982 et publié au Journal officiel le 16 juillet 1982, disposait que:
‘ La tenue est propre, correcte, repassée et simple ; les chaussures sont simples, à talon bas et cirées ; la tête est toujours nue sur le lieu de travail, les cheveux sont correctement coiffés et rassemblés ; les ongles doivent être coupés. Il est interdit de porter un pantalon, une chemise, une blouse ou un costume sans manche ou à col très ouvert. La jupe doit arriver au genou au moins et ne doit pas être fendue. Il est interdit de mettre des chaussures ouvertes (sandalettes).
La tenue est propre, correcte, repassée et simple. Les chaussures sont simples et cirées (…) La tête est toujours nue sur le lieu de travail. Il est interdit de porter la barbe et il faut se raser tous les jours (…) La cravate est obligatoire.’
2
L'article 4 du règlement sur la procédure disciplinaire des fonctionnaires et administrateurs des établissements de l'enseignement supérieur énumère les sanctions disciplinaires, à savoir l'avertissement, le blâme, l'interdiction d'exercer des fonctions administratives, la retenue sur salaire, la suspension de toute promotion, le fait d'être déclaré démissionnaire et la révocation. En vertu de l'article 5 g), le fait de ne pas respecter les règles relatives à la tenue vestimentaire est sanctionné par un avertissement. Selon l'article 15, en cas de récidive, la sanction la plus lourde est infligée au fonctionnaire.
3
La loi no 4455 sur l'amnistie des sanctions disciplinaires infligées aux fonctionnaires et aux employés de l'Etat est entrée en vigueur le 3 septembre 1999. L'article 1 dispose notamment que les personnes ayant fait l'objet de sanctions disciplinaires avant le 23 avril 1999 seront amnistiées et les sanctions effacées de leur dossier administratif. L'article 2 de cette loi offre également aux justiciables la possibilité de demander la poursuite de leur action dans un délai d'un mois suivant l'entrée en vigueur de cette loi.
4
L'article 17 provisoire de la loi no 2547 du 25 octobre 1990 dispose:
‘Sous réserve de ne pas être contraire aux lois en vigueur, la tenue est libre dans les établissements d'enseignement supérieur.’
Griefs
1
La requérante estime que l'interdiction qui lui est faite de porter le foulard dans le cadre de son activité d'enseignante viole son droit de manifester librement sa religion, tel que garanti par l'article 9 de la Convention. En particulier, elle soutient que le fait d'avoir été déclarée démissionnaire à l'issue d'une procédure disciplinaire en raison de son foulard islamique constitue une atteinte à ses droits garantis par les articles 8, 9 et 10 de la Convention.
2
La requérante fait valoir par ailleurs que seules les enseignantes voilées ont été sanctionnées, alors que le règlement sur la tenue vestimentaire comporte plusieurs interdits qui ne sont pas respectés dans la pratique (par exemple la longueur des jupes, le port de sandalettes etc.). A ses yeux, de telles pratiques constituent une discrimination au sens de l'article 14 de la Convention combiné avec les articles 9 et 10. De même, elle dit avoir subi une discrimination fondée sur le sexe du fait que le précepte religieux portant sur le voile ne concerne que les femmes musulmanes. En effet, les hommes musulmans peuvent exercer leur profession sans aucune contrainte.
3
La requérante se plaint que sa cause n'a pas été entendue équitablement par les juridictions administratives du fait du manque d'indépendance et d'impartialité de ces tribunaux, dans la mesure où ces juridictions ont suivi les instructions émanant de l'exécutif et ont rendu des décisions contradictoires en l'espèce. En outre, elle soutient ne pas avoir bénéficié du principe du contradictoire et de l'égalité des armes dans la procédure consacrée à la rectification d'arrêt du fait que le Conseil d'Etat a refusé de procéder à la réouverture des débats. Elle invoque à cet égard l'article 6 de la Convention.
4
La requérante soutient que les sanctions disciplinaires dont elle a fait l'objet enfreignent sans conteste le principe de légalité des peines, au sens de l'article 7 de la Convention, étant donné que le droit turc n'interdit pas le port du foulard islamique par une enseignante. A l'appui de son grief, elle se réfère à l'article 17 provisoire de la loi no 2547 du 25 octobre 1990.
5
La requérante se plaint enfin que la mesure en question constitue une violation de son droit au respect de ses biens puisqu'elle s'est vue privée de son unique source de revenus et du bénéfice de la sécurité sociale. Elle invoque l'article 1 du Protocole no 1.
En droit
A. Grief tiré de l'article 9 de la Convention
La requérante estime que l'interdiction qui lui est faite de porter le foulard dans le cadre de son activité d'enseignante viole son droit de manifester librement sa religion, tel que garanti par l'article 9 de la Convention, dont les dispositions pertinentes sont ainsi rédigées:
‘1. Toute personne a droit à la liberté (…) de religion ; ce droit implique la liberté (…) de manifester sa religion (…) individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion (…) ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.’
La Cour relève tout d'abord que les sanctions disciplinaires infligées à la requérante ont été amnistiées à la suite de l'entrée en vigueur, le 3 septembre 1999, de la loi no 4455. Cependant, il s'avère que la requérante n'a pas demandé à être réintégrée dans ses fonctions d'enseignante, alors que cette loi lui ouvrait une telle possibilité. Nonobstant ces mesures favorables adoptées par les autorités, la Cour estime devoir poursuivre son examen, dans la mesure où la substance des griefs de l'intéressée se résume à la méconnaissance de son droit à la liberté de manifester sa religion en raison des règles portant sur la tenue vestimentaire des fonctionnaires. En effet, la requérante soutient que ces règles, qui lui imposent d'être nu-tête sur son lieu de travail, sont en contradiction avec ses convictions religieuses.
A la lumière de l'argumentation de la requérante, la Cour partira du principe que la réglementation relative à la tenue vestimentaire des fonctionnaires a constitué une ingérence dans l'exercice par l'intéressée de son droit de manifester sa religion, dans la mesure où celle-ci considère que le port du foulard islamique par les femmes musulmanes est une obligation religieuse (voir, dans le même sens, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 78, 10 novembre 2005).
Il ne fait aucun doute que l'ingérence incriminée avait une base légale en droit turc, à savoir l'article 19 provisoire de la loi no 657 sur les fonctionnaires, complété par l'article 5 du règlement sur la tenue vestimentaire du personnel travaillant dans les établissement publics. Par ailleurs, aux termes des décisions des juridictions internes, la Cour est d'avis que la mesure peut passer pour avoir poursuivi des buts légitimes au sens de l'article 9 § 2: la protection des droits et libertés d'autrui et la protection de l'ordre, ce qui n'est pas contesté par la requérante. Il reste à examiner si l'ingérence était ‘nécessaire dans une société démocratique’.
1. Principes pertinents
La liberté de pensée, de conscience et de religion, qui se trouve consacrée à l'article 9 de la Convention, représente l'une des assises d'une ‘société démocratique’ au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l'identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme — chèrement conquis au cours des siècles — qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d'adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (voir, entre autres, Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 17, § 3, et Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I).
Si la liberté de religion relève d'abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L'article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d'une religion ou conviction, à savoir le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. L'article 9 ne protège toutefois pas n'importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction. Il ne garantit pas toujours le droit de se comporter d'une manière dictée par une conviction religieuse et il ne confère pas aux individus agissant de la sorte le droit de se soustraire à des règles qui se sont révélées justifiées (Leyla Şahin, arrêt précité, § 121).
Ces principes s'appliquent également aux membres de la fonction publique: s'il apparaît légitime pour l'Etat de soumettre ces derniers, en raison de leur statut, à une obligation de discrétion dans l'expression publique de leurs convictions religieuses, il s'agit néanmoins d'individus qui, à ce titre, bénéficient de la protection de l'article 9 de la Convention. Il revient donc à la Cour, en tenant compte des circonstances de chaque affaire, de rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental de l'individu à la liberté de religion et l'intérêt légitime d'un Etat démocratique à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins énoncées à l'article 9 § 2 (voir, mutatis mutandis, Vogt c. Allemagne, arrêt du 26 septembre 1995, série A no 323, p. 26, § 53, et, également, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 43, CEDH 1999-III). De même, lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l'Etat et les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d'accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Tel est notamment le cas lorsqu'il s'agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d'enseignement (Leyla Şahin, arrêt précité, § 109). Dans ce contexte, dans les affaires Leyla Şahin précitée (§ 111) et Dahlab c. Suisse ((déc.) no 42393/98, CEDH 2001-V), la Cour a considéré que, dans une société démocratique, l'Etat peut limiter le port du foulard islamique si cela nuit à l'objectif visé de protection des droits et libertés d'autrui et de l'ordre. En particulier, évoquant les décisions internes dans l'affaire Dahlab précitée, elle a mis l'accent sur l'importance du respect de la neutralité de l'enseignement public dans les établissements d'enseignement.
2. Application de ces principes
La Cour relève que les règles relatives à la tenue vestimentaire des fonctionnaires s'imposent de manière égale à tous les fonctionnaires, quelles que soient leurs fonctions et leurs convictions religieuses. Elles impliquent que tout fonctionnaire, représentant de l'Etat dans l'exercice de ses fonctions, ait une apparence neutre afin de préserver le principe de la laïcité et celui de la neutralité de la fonction publique qui en découle. Selon ces règles, une fonctionnaire doit être nu-tête sur son lieu de travail.
Il ne fait aucun doute que la requérante a librement adhéré à ce statut de fonctionnaire. Enseignante à l'université et, en cette qualité, détentrice de l'autorité universitaire et représentante de l'Etat, elle ne peut ignorer les règles qui l'obligent à faire preuve de discrétion dans l'expression publique de ses convictions religieuses.
Par ailleurs, la Cour a toujours souligné que la sauvegarde du principe de laïcité constitue assurément l'un des principes fondateurs de l'Etat turc (Leyla Şahin, arrêt précité, § 114) ; c'est cet impératif qui est la considération primordiale à la base desdites règles et non des objections à une apparence liée aux convictions religieuses de la requérante. A ce sujet, la Cour rappelle avoir admis dans le passé qu'un Etat démocratique puisse être en droit d'exiger de ses fonctionnaires qu'ils soient loyaux envers les principes constitutionnels sur lesquels il s'appuie (Vogt, arrêt précité, p. 28, § 59).
En outre, la Cour prend note de l'affirmation de la requérante selon laquelle elle a porté son foulard jusqu'en 1998 sans qu'il y ait eu aucune intervention de la part de l'administration de l'université. Cependant, il est clair qu'une application moins stricte d'une règle existante en fonction d'un contexte donné ne la prive pas de ses justifications et ne la rend pas juridiquement non contraignante (Leyla Şahin, arrêt précité, §§ 95 et 120, et Dahlab, décision précitée).
La Cour tient également compte de la marge d'appréciation qu'il convient de laisser aux Etats en ce qui concerne les obligations des enseignants de l'enseignement public, suivant les niveaux de celui-ci (primaire, secondaire et supérieur). A cet égard, dans l'affaire Dahlab précitée, elle rappelle avoir considéré que les autorités genevoises, qui avaient adopté une mesure d'interdiction de porter le foulard à l'égard de MmeDahlab dans le cadre de son activité d'enseignante, n'avaient pas outrepassé leur marge d'appréciation, compte tenu du bas âge des enfants dont l'intéressée avait la charge et du principe de neutralité de l'enseignement primaire public. En l'espèce, la réglementation dont Mme Kurtulmuş se plaint était justifiée par les impératifs liés aux principes de neutralité de la fonction publique, en particulier de l'enseignement public, et de laïcité. Au vu de la décision précitée et de l'arrêt Leyla Sahin, qui concernait la tenue vestimentaire des étudiantes à l'université (arrêt précité, § 116), la Cour considère que le choix quant à l'étendue et aux modalités d'une telle réglementation doit, par la force des choses, être dans une certaine mesure laissé à l'Etat concerné (ibidem, § 109). Les différences de réglementation entre les Etats peuvent ainsi passer pour entrer dans le champ de la marge d'appréciation en la matière.
A la lumière de ce qui précède et compte tenu de la marge d'appréciation des Etats contractants en la matière, la Cour conclut que l'ingérence litigieuse était justifiée dans son principe et proportionnée à l'objectif visé.
Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
B. Griefs tirés des articles 6 et 7 de la Convention
La requérante invoque une violation des articles 6 § 1 et 7 de la Convention.
L'article 6 § 1 dispose notamment:
‘Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, (…)’
L'article 7 § 1 de la Convention, dans sa partie pertinente, se lit comme suit:
‘Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international. De même il n'est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise.’
1. Sur le manque d'indépendance et d'impartialité des tribunaux administratifs
La Cour observe que la requérante se plaint, en substance, de la solution retenue par les juridictions administratives, qui étaient appelées à trancher la légalité de la réglementation en question et des sanctions disciplinaires infligées. Elle rappelle avoir déjà eu l'occasion de se prononcer sur une question similaire soulevée par un requérant dans l'affaire Saltuk c. Turquie ((déc.), no 31135/96, 28 août 1999). Elle a rejeté le grief au vu des garanties constitutionnelles et légales dont jouissent les juges siégeant dans les tribunaux administratifs, et de l'absence d'une argumentation pertinente qui aurait rendu sujettes à caution leur indépendance et leur impartialité. Tel est également le cas en l'espèce.
Il convient dès lors de rejeter cette partie de la requête pour défaut manifeste de fondement, au sens de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
2. Sur l'absence de débats publics devant le Conseil d'Etat
La requérante se plaint que le Conseil d'Etat a délibéré sur sa demande de rectification d'arrêt sans donner à ses avocats la possibilité de s'exprimer oralement devant lui.
La Cour rappelle qu'elle a déjà jugé que l'absence de débats publics en deuxième ou troisième instance peut se justifier par les caractéristiques de la procédure dont il s'agit, pourvu qu'il y ait eu une audience publique en première instance. Par ailleurs, la manière dont l'article 6 § 1 de la Convention s'applique aux cours d'appel ou de cassation dépend des particularités de la procédure en cause. Il faut prendre en compte l'ensemble du procès mené dans l'ordre juridique interne et le rôle qu'y ont joué les juridictions de cassation. Vu la spécificité du rôle joué par celles-ci, leur contrôle étant limité au respect du droit, un formalisme plus grand peut être admis à cet égard (Levages Prestations Service c. France, arrêt du 23 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, pp. 1544–1545, §§ 45–48, et K.D.B. c. Pays-Bas, arrêt du 27 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 630, § 38).
La Cour note qu'en l'espèce le recours tendant à obtenir l'annulation du jugement du 27 avril 1999 a été formé selon une procédure exceptionnelle instaurée par la loi no 4455, après que les différentes allégations de la requérante avaient été examinées par le tribunal administratif d'Istanbul. Ce dernier avait plénitude de juridiction pour se prononcer en l'espèce et avait tenu des débats publics auxquels le représentant de la requérante avait eu la possibilité de participer.
Par ailleurs, il convient de rappeler que le Conseil d'Etat était appelé à se prononcer uniquement sur la question de savoir si le juge de première instance avait commis des erreurs de droit et avait motivé sa décision de façon logique et correcte. Le débat susceptible d'intervenir au cours d'une audience devant le Conseil d'Etat dans son examen du recours formé par la requérante est particulièrement technique et ne porte que sur des moyens de droit, le débat au fond ayant été définitivement clos en première instance.
En conclusion, considérant la procédure dans son ensemble (voir, mutatis mutandis, De Jorio c. Italie (déc.), no 73936/01, 6 mars 2003 et, mutatis mutandis, Meftah et autres c. France [GC], nos 32911/96, 35237/97 et 34595/97, §§ 41–44, CEDH 2002-VII), et compte tenu du rôle du Conseil d'Etat ainsi que du caractère de la demande en rectification d'arrêt, la Cour ne décèle aucune apparence de violation de l'article 6 de la Convention.
Il convient dès lors de rejeter cette partie de la requête pour défaut manifeste de fondement, au sens de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
3. Sur l'article 7
La Cour note que cette disposition consacre le principe de la légalité des délits et des peines et prohibe également la rétroactivité de la loi pénale (Kokkinakis, arrêt précité, p. 22, § 52). Or, il ne fait aucun doute que les sanctions infligées à la requérante se situent dans le domaine disciplinaire et ne peuvent être qualifiées de peine résultant d'une condamnation au pénal. Par conséquent, l'article 7 n'est pas applicable en l'espèce.
Il s'ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l'article 35 § 3, et doit être rejetée en application de l'article 35 § 4.
C. Griefs tirés des articles 8, 10 et 14 de la Convention, ainsi que de l'article 1 du Protocole no 1
En ce qui concerne la prétendue atteinte au droit au respect de la vie privée de la requérante ainsi qu'à son droit à la liberté d'expression, la Cour ne discerne aucune apparence de violation des dispositions de la Convention, l'argumentation tirée de celles-ci n'étant que la reformulation du grief exprimé sur le terrain de l'article 9, au sujet duquel la Cour a conclu à l'absence d'apparence de violation.
En ce qui concerne le grief tiré de l'article 14 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l'article 9, la Cour relève que la réglementation concernant le port du foulard islamique ne vise pas l'appartenance de la requérante à une religion ou au sexe féminin, mais poursuit notamment le but légitime de protection de l'ordre et des droits et libertés d'autrui, et a manifestement pour finalité de préserver le caractère laïque des établissements d'enseignement et le principe de neutralité de la fonction publique qui en découle. Par ailleurs, des règles analogues existent également à l'égard des hommes en vue d'assurer la discrétion dans l'expression de leurs convictions religieuses. Par conséquent, les considérations à l'appui des conclusions de la Cour selon lesquelles nulle violation ne peut être constatée au regard de l'article 9 de la Convention valent également pour le grief tiré de l'article 14, pris isolément ou combiné avec cette disposition.
Quant au grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1, la Cour rappelle que les sanctions disciplinaires dont la requérante a fait l'objet ont été amnistiées. Par conséquent, rien dans le dossier ne permet de penser que l'intéressée n'a pas la possibilité d'être réintégrée dans ses fonctions d'enseignante.
Quoi qu'il en soit, selon la jurisprudence constante de la Cour, le revenu futur ne peut être considéré comme un ‘bien’ que s'il a déjà été gagné ou s'il a fait l'objet d'une créance certaine. Or, la révocation d'un fonctionnaire et la perte de gains futurs qu'elle entraîne ne portent pas atteinte aux ‘biens’ de l'intéressé (voir, entre autres, Nazif Yavuz c. Turquie (déc.), no 69912/01, 27 mai 2004).
Il s'ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée comme étant manifestement mal fondée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
S. DOLLÉ
Greffière
J.-P. COSTA
Président