EHRM, 15-01-2009, nr. 20985/05
ECLI:NL:XX:2009:BH4343
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
15-01-2009
- Magistraten
Peer Lorenzen, Rait Maruste, Jean-Paul Costa, Karel Jungwiert, Renate Jaeger, Mark Villiger, Isabelle Berro-Lefèvre
- Zaaknummer
20985/05
- LJN
BH4343
- Vakgebied(en)
Internationaal publiekrecht / Mensenrechten
Internationaal publiekrecht (V)
Informatierecht / Media
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:NL:XX:2009:BH4343, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 15‑01‑2009
Uitspraak 15‑01‑2009
Peer Lorenzen, Rait Maruste, Jean-Paul Costa, Karel Jungwiert, Renate Jaeger, Mark Villiger, Isabelle Berro-Lefèvre
Partij(en)
ARRÊT
STRASBOURG
15 janvier 2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Orban et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Rait Maruste,
Jean-Paul Costa,
Karel Jungwiert,
Renate Jaeger,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 décembre 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
Procédure
1.
A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 20985/05) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Olivier Orban (“ le premier requérant ”) et M. Xavier de Bartillat (“ le deuxième requérant ”), ainsi qu'une personne morale de droit français, la société des Editions Plon (“ la société requérante ”), ont saisi la Cour le 2 juin 2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (“ la Convention ”).
2.
Les requérants sont représentés par Me Laurent Pettiti, avocat à Paris. Le gouvernement français (“ le Gouvernement ”) est représenté par son agent, Mme Edwige Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3.
Le 28 août 2007, le président de la cinquième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
En fait
I. Les circonstances de l'espèce
4.
Les premier et deuxième requérants sont nés respectivement en 1944 et 1954 et résident à Paris, où se trouve en outre le siège social de la société requérante.
A. La genèse de l'affaire
5.
Le 3 mai 2001, la société requérante, dont les premiers requérants sont respectivement président directeur général et directeur général, publia aux éditions Perrin un livre intitulé Services Spéciaux Algérie 1955–1957. Des extraits parurent le même jour dans le journal Le Monde. Un premier tirage à 25 000 exemplaires environ fut suivi de plusieurs réimpressions.
6.
La quatrième de couverture décrit l'auteur, le général Aussaresses, en ces termes :
‘ Paul Aussaresses, ancien de la France libre, général de brigade de l'armée française, engagé dans les services spéciaux, est envoyé par le général de Gaulle dans les opérations secrètes les plus délicates. Après avoir participé à la guerre d'Indochine et à la formation du Sdece, il exerce des responsabilités importantes au Service Action. Mais c'est en Algérie que Paul Aussaresses, qui deviendra ensuite instructeur des forces spéciales américaines, a dû accomplir la mission la plus douloureuse. ’
Quant à l'ouvrage, elle le présente ainsi :
‘ De 1955 à 1957, la République française a dépêché en Algérie l'un de ses meilleurs agents secrets, Paul Aussaresses. Même si son nom est encore inconnu du grand public, dans les cercles très fermés des services spéciaux, cet ancien parachutiste de la France Libre, baroudeur de la guerre d'Indochine et fondateur du 11e choc (le bras armé du Sdece), était déjà considéré comme une légende vivante.
Mais, sans l'avoir aucunement cherché, ce héros de roman se trouva entraîné dans une mission qui allait s'avérer la plus difficile de toutes. L'objectif ? Lutter par tous les moyens contre la rébellion, et le terrorisme érigé en système par le FLN.
Paul Aussaresses avait fait le vœu de silence qui s'impose aux hommes de l'ombre et ses secrets auraient pu disparaître avec lui. Ce qu'il a fait en Algérie, peu de gens le savaient. Pourtant, il a décidé de raconter, avec une franchise impressionnante, comment il a accompli sa mission au cours de deux épisodes décisifs dont il fut, dans l'ombre, l'un des acteurs essentiels : l'affaire de Philippeville en 1955 et la ‘ bataille d'Alger ’ en 1957. Sans fausse honte et sans complaisance, Paul Aussaresses ose dire une vérité souvent difficile, parle de la torture et des exécutions sommaires.
Un témoignage essentiel, des révélations capitales. ’
7.
Le texte du récit est précédé d'un “ avertissement de l'éditeur ” et d'un “ avant-propos ” de l'auteur, ainsi libellés :
‘ Avertissement de l'éditeur
Le général Paul Aussaresses a commencé d'évoquer ses ‘ souvenirs ’ de guerre d'Algérie voilà quelques mois, notamment avec la parution d'un entretien remarqué dans le journal Le Monde.
Il nous a semblé important de publier le récit d'un acteur mal connu, mais central, de ce conflit.
On a pu lire des plaidoyers nostalgiques, des justifications rétrospectives, des réquisitoires sévères. Le témoignage direct livré ici est jusqu'aujourd'hui sans équivalent. Quarante ans plus tard, il contribue, croyons nous, à faire comprendre la terrible complexité d'une époque qui continue d'habiter notre présent. ’
‘ Avant-propos
Comme beaucoup de mes camarades qui ont combattu en Algérie, j'avais décidé, non pas d'oublier, mais de me taire. Mon passé dans les services spéciaux de la République m'y prédisposait. De plus, l'action que j'ai menée en Algérie étant restée secrète, j'aurais pu m'abriter derrière cette protection. Aussi s'étonnera-t-on vraisemblablement qu'après plus de quarante ans, je me sois décidé à apporter mon témoignage sur des faits graves qui touchent aux méthodes utilisées pour combattre le terrorisme, et notamment à l'usage de la torture et aux exécutions sommaires.
Même si je suis conscient que le récit qui va suivre est susceptible de choquer — ceux qui savaient et qui auraient préféré que je me taise comme ceux qui ne savaient pas et auraient préféré ne jamais savoir —, je crois qu'il est aujourd'hui utile que certaines choses soient dites et, puisque je suis, comme on le verra, lié à des moments importants de la guerre d'Algérie, j'estime qu'il est désormais de mon devoir de les raconter. Avant de tourner la page, il faut bien que la page soit lue et donc, écrite.
L'action que j'ai menée en Algérie, c'était pour mon pays, croyant bien faire, même si je n'ai pas aimé le faire. Ce que l'on a fait en pensant accomplir son devoir, on ne doit pas le regretter.
De nos jours, il suffit souvent de condamner les autres pour donner au tout-venant des gages de sa moralité. Dans les souvenirs que je rapporte, il ne s'agit que de moi. Je ne cherche pas à me justifier mais simplement à expliquer qu'à partir du moment où une nation demande à son armée de combattre un ennemi qui utilise la terreur pour contraindre la population attentiste à le suivre et provoquer une répression qui mobilisera en sa faveur l'opinion mondiale, il est impossible que cette armée n'ait pas recours à des moyens extrêmes.
Moi qui ne juge personne et surtout pas mes ennemis d'autrefois, je me demande souvent ce qui se passerait aujourd'hui dans une ville française où, chaque jour, des attentats aveugles faucheraient des innocents. N'entendrait-on pas, au bout de quelques semaines, les plus hautes autorités de l'Etat exiger qu'on y mette fin par tous les moyens ?
Que ceux qui liront cet ouvrage se souviennent qu'il est plus aisé de juger hâtivement que de comprendre, plus commode de présenter ses excuses que d'exposer les faits. ’
8.
Les requérants indiquent que l'attitude des miliaires français en Algérie à la fin des années cinquante et au début des années soixante est depuis longtemps l'objet d'interrogations et de débats. Déjà en 1957–1958 paraissait un ouvrage intitulé La question, rédigé par Henri Alleg, faisant état d'actes de torture et décrivant ceux-ci ; il avait été interdit, la thèse officielle étant que l'armée était chargée d'une mission de pacification, c'est-à-dire d'opérations de maintien de l'ordre en vue de protéger les populations civiles confrontées au terrorisme du Front de Libération Nationale (“ FLN ”). Quant à la publication de Services Spéciaux Algérie 1955–1957, elle s'inscrivait dans une controverse déclenchée par la parution en juin 2000 dans le journal Le Monde du témoignage de Mme Ighihalriz, une militante du FLN torturée lors de la bataille d'Alger ; le général Aussaresses, ainsi que deux autres vétérans haut-gradés, le général Massu et le général Bigeard, s'étaient ensuite exprimés dans les médias sur la question de l'utilisation de la torture par l'armée française en Algérie. Elle aviva la polémique, ce dont témoigne par exemple cet article signé Etienne Dubuis, paru le 5 mai 2001 dans le journal genevois Le Temps :
‘ Les Mémoires du général Paul Aussaresses, qui décrivent l'activité des escadrons de la mort français lors de la ‘ bataille d'Alger ’ (dans la seconde moitié des années 1950), ont suscité un véritable tollé ces derniers jours à Paris. Mais contre quel crime les protestations se sont-elles élevées ? Les atrocités commises par l'armée d'occupation ? Non.
Le feu vert accordé aux bourreaux, en toute connaissance de cause, par les autorités politiques de l'époque ? Pas davantage. L'indifférence avec laquelle l'opinion hexagonale, suffisamment informée pour savoir ce qu'il en retournait, a suivi cette descente aux enfers ? Encore moins. Les attaques se sont massivement dirigées contre l'auteur des confessions, Jacques Chirac allant jusqu'à annoncer qu'il allait le priver de sa Légion d'honneur : pour le président français, l'officier responsable des terribles exactions méritait ses décorations mais pas le vieillard se laissant aller à dire la vérité.
Certes, la froideur avec laquelle Paul Aussaresses reconnaît ses forfaits comme son absence affichée de regrets ont de quoi impressionner. Mais condamner l'octogénaire, pour ses crimes passés ou le symbole qu'il représente, ne suffit pas. L'essentiel est de comprendre la dérive collective qui s'est emparée d'un pays aussi démocratique que la France il y a moins de cinquante ans, dans l'espoir de mieux prévenir d'autres tragédies du genre. Et pour saisir ce qui s'est passé, il faut laisser parler ceux qui savent. ’
9.
Les requérants citent quant à eux les extraits suivants d'éditoriaux publiés dans Le Monde respectivement, les 7 et 18 mai 2001, sous les titres “ Le cas Aussaresses ” et “ Merci, général Aussaresses ! ” :
‘ Ce n'est pas l'aveu par l'un des criminels qui nous choque, mais la réalité qu'il nous dévoile, réalité qui dépasse de loin la personne d'Aussaresses et que Pierre Vidal-Naquet résume ainsi dans La torture dans la République : ‘ La naissance d'un ordre totalitaire ’, sous couvert des ‘ pouvoirs spéciaux ’ votés en 1956.
Sans le choix fait par le général Aussaresses, d'abord dans Le Monde du 23 novembre 2000 puis dans son livre, de raconter cliniquement ce qu'il avait commis, la France ne serait pas obligée de regarder cette réalité en face. Cet homme est condamnable, non pour ce qu'il dit, mais pour ce qu'il a fait. Or ce qu'il a fait, il l'a commis non pas en franc-tireur, mais en soldat d'une République à la dérive. ’
‘ Manifestement vous les dérangez : à quelques mois des élections ils ont d'autres soucis et ‘ l'horreur ’ qu'ils prétendent éprouver n'a d'autre fonction, en vous érigeant en bouc émissaire, que de clore le débat. Comment ne pas vous savoir gré de démasquer leur tartufferie, leur veulerie, leur parfait mépris des droits de l'homme, leur plein accord, finalement avec ceux qui vous ont laissé accomplir, que dis-je, qui vous ont poussé à commettre votre sale besogne ?
Je ne sais ce qui vous a incité aujourd'hui à passer aux aveux. Mais je sais qu'en les faisant, vous avez fait œuvre utile. Ce qui évidemment ne vous disculpe en rien, mais qui contribuera peut-être un jour à ce que l'histoire de ces années noires s'écrive enfin en termes de vérité. ’
B. La procédure pénale
10.
Le 13 juin 2001, le procureur de la République de Paris fit citer les deux premiers requérants et le général Aussaresses devant le tribunal correctionnel de Paris pour y répondre, à la suite de la publication de Services Spéciaux Algérie 1955–1957, du délit d'apologie de crimes de guerre (article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse) quant au premier requérant, et de complicité de ce délit s'agissant du deuxième requérant et de l'auteur. La citation visait en particulier des passages de l'ouvrage se trouvant aux pages 28, 30–35, 44–45, 67, 143, 145–148, 151, 153, 155–156, 158–159, 168–169 et 174–177.
a) Le jugement du tribunal correctionnel de Paris du 25 janvier 2002
11.
Par un jugement du 25 janvier 2002, le tribunal déclara les prévenus coupables. Il condamna les deux premiers requérants à des amendes de 15 000 euros (“ EUR ”), le général Aussaresses à une amende de 7 500 EUR, et accorda à chacune des trois associations parties civiles (la Ligue des Droits de l'Homme, le Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié des Peuples et l'association Action des Chrétiens pour l'Abolition de la Torture) 1 EUR de dommages-intérêts, ainsi que 1 500 EUR en application de l'article 475-1 du code de procédure pénale (frais non payés par l'Etat et exposés par les parties civiles). La société des Editions Plon fut quant à elle déclarée civilement responsable.
b) L'arrêt de la cour d'appel de Paris du 25 avril 2003
12.
La cour d'appel de Paris, par un arrêt du 25 avril 2003, confirma le jugement du 25 janvier 2002 quant aux peines et dispositions civiles, allouant en outre aux parties civiles 1 000 EUR en application de l'article 475-1 du code de procédure pénale au titre des frais d'appel.
13.
Dans son arrêt, la cour d'appel de Paris décrivit tout d'abord le ‘ contexte dans lequel s'inscrivent les passages poursuivis ’ :
‘ A la fin de l'année 1954, le Capitaine Paul Aussaresses, membre des services secrets français, est affecté en Algérie, en qualité d'officier de renseignement, à la 41ème demi-brigade parachutiste stationnée à Philippeville ; il conserve cette affectation jusqu'au printemps 1956 ; nommé Commandant, il quitte pendant quelques mois l'Algérie et y retourne en octobre 1956 ; il est affecté en janvier 1957 à l'État-major du Général Massu qui commande à Alger la 10ème division parachutiste ; le Général Massu est chargé par le Ministre-Résident Robert Lacoste du maintien de l'ordre à Alger et dans le nord du département ; Paul Aussaresses reste à Alger jusqu'à l'automne 1957 puis quitte l'Algérie pour de nouvelles affectations ;
Dans son livre, Paul Aussaresses évoque son activité militaire entre la fin de l'année 1954 et l'automne 1957, dans un climat insurrectionnel marqué par la multiplication des attentats et des actions meurtrières ; il décrit les opérations qu'il a menées contre le F.L.N., notamment lors de l'attaque de Philippeville le 20 août 1955 et de la bataille d'Alger au début de l'année 1957 ; il explique que son rôle était d'organiser les arrestations, de trier les suspects, de superviser les interrogatoires et même d'y participer ; il reconnaît avoir ordonné et pratiqué lui-même la torture, qui était érigée en système au nom de l'efficacité ; il revendique également de nombreuses exécutions sommaires destinées à la fois à éliminer les activistes et à créer une ‘ contre-terreur ’ (page 155 du livre) ’
14.
La cour d'appel répondit ensuite au moyen de la défense selon lequel l'un des éléments constitutifs du délit, l'existence de crimes de guerre, faisait défaut. Elle retint qu'en l'absence de définition de cette notion en droit interne, il y avait ‘ nécessairement lieu, pour l'interprétation de l'article 24 (alinéa 3) de la loi sur la presse, sauf à vider cet article de toute substance, de se référer au droit international ’. Or, selon la cour d'appel, le droit international qualifie de crime de guerre ‘ le fait, à l'occasion d'un conflit armé, de torturer des prisonniers ou de procéder à des exécutions sommaires ’. Elle fonda sa conclusion sur les éléments suivants. Premièrement, la pratique de la torture et des exécutions sommaires, en particulier à l'encontre des prisonniers, est interdite par le droit international relatif aux conflits armés, cette interdiction figurant dans les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949, ratifiées par la France en juin 1951, notamment la IIIème Convention relative au traitement des prisonniers de guerre et la IVème Convention relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (l'arrêt cite sur ce point l'article 3 commun aux quatre Conventions, l'article 17 de la IIIème Convention, et l'article 130 de la IIIème Convention et 147 de la IVème Convention). Deuxièmement, l'article 4 de l'annexe de la IVème Convention de La Haye du 18 octobre 1907 sur les lois et coutumes de la guerre sur terre prévoyait déjà que ‘ les prisonniers de guerre devaient être traités avec humanité ’. Troisièmement, l'expression “ crime de guerre ” figure expressément dans des instruments internationaux tels que l'article 6 (b) du statut du Tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 (tribunal de Nuremberg) et l'article 85 du protocole 1 additionnel aux Conventions de Genève du 8 juin 1977. Elle releva en outre que l'article 2 de la résolution 827 du Conseil de sécurité en date du 25 mai 1993 créant le tribunal international pour l'ex-Yougoslavie attribue compétence à ce tribunal pour juger les ‘ infractions graves aux Conventions de Genève du 12 août 1949 ’, en particulier ‘ l'homicide intentionnel ’, ainsi que ‘ la torture ou les traitements inhumains ’, et l'article 3 de la résolution 955 du Conseil de sécurité des Nations-Unies du 8 novembre 1994 créant le tribunal pénal international pour le Rwanda attribue compétence à ce tribunal pour juger les ‘ violations graves à l'article 3 commun aux Conventions de Genève du 12 août 1949 (…) ’, en particulier ‘ le meurtre de même que les traitements cruels tels que la torture, les mutilations ou toutes formes de peines corporelles ’. Enfin, elle jugea dénué de pertinence l'argument des requérants selon lequel il ne peut exister de crime de guerre sans sanction, dès lors que ‘ des exactions peuvent constituer objectivement des crimes de guerre même si aucune juridiction pénale internationale, au regard des textes qui régissent le statut de ces juridictions, n'a qualité pour en juger les auteurs ’. La cour d'appel en déduisit que ‘ le délit défini par l'article 24 (alinéa 3) de la loi sur la presse est applicable à l'apologie de la torture ou des exécutions sommaires pratiqués à l'occasion d'un conflit armé ’ tel que la guerre d'Algérie.
15.
Sur la culpabilité des prévenus, la cour d'appel souligna en premier que la défense n'invoquait pas la non-conformité du délit d'apologie de crime de guerre défini par l'article 24, alinéa 3, de la loi sur la presse à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, mais, se référant à la jurisprudence Lehideux et Isorni de la Cour européenne des droits de l'homme, estimait que dans la présente affaire, une condamnation constituerait une restriction disproportionnée au principe de liberté d'expression.
16.
Par ailleurs, elle estima que l'apologie au sens de l'article 24 (alinéa 3) de la loi sur la presse n' était pas synonyme d'éloge ni de provocation directe, rappelant une jurisprudence de la Cour de cassation (arrêt du 11 février 1954, Bull. crim. no 71) selon laquelle constitue une apologie de crime de guerre la publication d'un livre dans lequel l'auteur s'efforce de justifier les meurtres et assassinats commis pendant la Seconde Guerre mondiale par les nazis, en imputant la responsabilité de ces crimes à ceux qui en ont été victimes ou à leurs compatriotes, ou en établissant des comparaisons abusives entre ces crimes et les actes de guerre accomplis par les alliés ; elle releva que l'auteur ayant tenté à dessein, aux yeux de la chambre criminelle, de créer la confusion dans l'esprit de ses lecteurs, et de les amener à porter un jugement de valeur morale favorable aux criminels nazis et à leurs crimes. La cour d'appel évoqua également un autre arrêt de la Cour de cassation, aux termes duquel constituait une apologie de crime de guerre la publication d'un texte de nature à inciter tout lecteur à porter un jugement favorable aux dirigeants du parti national-socialiste allemand, condamnés comme criminels de guerre par le tribunal international de Nuremberg, et constituant un essai de justification même partiel de leurs crimes (arrêt du 14 janvier 1971, Bull. crim. no 14).
17.
Ensuite, examinant les passages poursuivis à la lumière de cette jurisprudence de la Cour de cassation, la cour d'appel conclut que certains d'entre eux (pp. 33–34, p. 67, p. 143, p. 145, p. 146, pp. 147 et 148, p. 151, pp. 156 — dernier paragraphe, 158 et 159, pp. 168 et 169 ; reproduits dans l'arrêt) ne relevaient pas de la qualification d'apologie de crime de guerre, dans la mesure où ils ne comportaient pas d'appréciation ou de commentaire susceptibles de caractériser une apologie de la torture ou d'exécutions sommaires. Elle constata cependant qu'à l'inverse, ‘ dans plusieurs autres passages, Paul Aussaresses assortit son récit de commentaires sur l'emploi de la torture ou la pratique des exécutions sommaires ’ (également reproduits dans l'arrêt, pp. 30–31, 32, 35, 44–45, 153, 155–156 — premier paragraphe, et 174–177), et ‘ justifie la torture et les exécutions sommaires dans des formules dépourvues de la moindre ambigüité ’, lesdites formules étant ainsi retranscrites dans l'arrêt :
- ‘ *
page 30 à propos de la torture : ‘ Je ne tardai pas du reste à me convaincre que ces circonstances (N.B. : des circonstances exceptionnelles) expliquaient et justifiaient leurs méthodes. Car pour surprenante qu'elle fût, l'utilisation de cette forme de violence, inacceptable en des temps ordinaires, pouvait devenir inévitable dans une situation qui dépassait les bornes (…) La torture devenait légitime quand l'urgence s'imposait. ’
- *
page 32 à propos de la torture : ‘ Une petite minorité d'entre eux (N.B. : des soldats) l'a pratiquée, avec dégoût certes, mais sans regret. Ceux qui contestaient l'usage de la torture (…), s'ils avaient été chargés de faire parler les terroristes, seraient peut-être devenus les inquisiteurs les plus acharnés. ’
- *
page 35 à propos de la torture et des exécutions sommaires : ‘ (…) Une chose est claire : notre mission nous impose des résultats qui passent souvent par la torture et les exécutions sommaires. ’
- *
page 45 à propos de la torture : ‘ Il y avait urgence et j'avais sous la main un homme directement impliqué dans un acte terroriste : tous les moyens étaient bons pour le faire parler. C'étaient les circonstances qui voulaient çà. ’
- *
page 153 à propos des exécutions sommaires : ‘ Il était impossible de les remettre dans le circuit judiciaire. Ils étaient trop nombreux et les rouages de la machine judiciaire se seraient grippés. Beaucoup d'entre eux seraient passés au travers des mailles du filet. ’
- *
page 155 à propos des exécutions sommaires : ‘ Par conséquent, les exécutions sommaires faisaient partie intégrante des tâches inévitables de maintien de l'ordre. C'est pour ça que les militaires avaient été appelés. On avait instauré la contre-terreur, mais officieusement, bien sûr. ’
- *
page 174 à propos des exécutions sommaires : ‘ Compte tenu de sa notoriété (N.B. : la notoriété d'Ali Boumendjel) la solution la moins risquée était évidemment de transférer l'avocat à la Justice, ce qui lui garantissait l'impunité. Nous ne pouvions guère retenir contre lui que le minimum : le fait d'avoir fourni une arme. Il y avait bien une complicité avouée d'assassinat, mais il ne faisait guère de doute que, sitôt présenté à un juge d'instruction, il se rétracterait et serait remis en liberté après que son frère aurait passé quelques appels téléphoniques. ’
- *
page 177 à propos des exécutions sommaires : ‘ Or ce ‘ suicide ’ (N.B. : d'Ali Boumendjel), qui ne trompa pas les mieux informés, était justement un avertissement pour le F.N.L. et pour ses sympathisants. Au début, nous flinguions les seconds couteaux. Là, il s'agissait d'un notable. ’ ’
18.
La cour d'appel en déduisit que le point de vue exprimé par Paul Aussaresses pouvait se résumer au fait que la torture et les exécutions sommaires étaient “ légitimes ” et “ inévitables ” compte tenu : des circonstances, s'agissant tout à la fois d'obtenir des informations, d'éliminer les activistes et de créer une sorte de contre-terreur destinée à intimider l'adversaire ; de ce que les adversaires de la torture seraient peut-être devenus les pires tortionnaires s'ils avaient été confondus à la nécessité d'obtenir des renseignements ; enfin, du caractère inadapté des voies légales en raison, d'une part, du nombre de procédures à traiter qui risquait de provoquer l'asphyxie de l'appareil judiciaire et, d'autre part, des règles de procédure ou des influences occultes rendant la répression aléatoire.
19.
Elle estima devoir mettre les passages litigieux du livre en perspective avec certains éléments, extrinsèques aux poursuites mais extraits de l'ouvrage, et permettant de mieux en apprécier la portée. Elle releva ainsi que le général Aussaresses justifiait explicitement la torture au nom de l'efficacité dans plusieurs autres passages du livre : page 10, dans son avant-propos, en exposant ‘ qu'à partir du moment où une nation civilisée demande à son armée de combattre un ennemi qui utilise la terreur pour contraindre la population attentiste à le suivre et provoquer une répression qui mobilisera en sa faveur l'opinion mondiale, il est impossible que cette armée n'ait pas recours à des moyens extrêmes ’ ; page 31 (chapitre intitulé “ Philippeville, 1955 ”), en rapportant un dialogue avec un policier qui lui demandait ce qui était le plus difficile entre ‘ torturer un terroriste présumé ou expliquer aux parents des victimes qu'il vaut mieux laisser tuer des dizaines d'innocents plutôt que de faire souffrir un coupable ? ’, et répondant qu'une brève méditation sur cette parabole lui avait enlevé ses derniers scrupules ; pages 34 et 35 du chapitre “ Philippeville, 1955 ”, en relatant l'entretien avec le colonel de Cockborne, avec une mise en balance de la morale et de l'efficacité, et citant ses paroles : ‘ (…) l'accomplissement de la mission que vous m'avez donnée m'oblige à ne pas raisonner en termes de morale mais du point de vue de l'efficacité ’ ; ou encore, lors du même entretien, en insistant sur l'impuissance de la justice : ‘ la justice est organisée selon un modèle correspondant à la métropole en temps de paix. Ici nous sommes en Algérie et c'est une guerre qui commence (…) ’ ; enfin, page 154 du chapitre intitulé “ La terreur ”, en estimant que ‘ quand bien même la loi aurait été appliquée avec toute sa rigueur, peu de gens auraient été exécutés. Le système judiciaire n'était pas fait pour des circonstances aussi exceptionnelles ’.
20.
La cour d'appel considéra en outre que le général Aussaresses décrivait les adversaires de la torture et des exécutions sommaires d'une manière qui aboutissait à les disqualifier, ce qui renforçait sa propre démonstration, définissant ainsi le colonel de Cockborne comme un homme “ frileux ” (page 34 du chapitre intitulé “ Philippeville, 1955 ”), présentant Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d'Alger, sous un jour peu flatteur, en lui reprochant (page 143 du chapitre intitulé “ Villa des Tourelles ”) une méconnaissance de la situation (‘ Parmi les gens que je voyais tous les jours, il n'y a que Paul Teitgen qui n'ait jamais rien compris, comportement surprenant parce qu'il ne semblait pas sot … ’), évoquant un contentieux ancien entre le général Massu et le général de Bollardière datant de la guerre d'Indochine, et laissant entendre que ce contentieux n'était pas étranger à la décision du général de Bollardière, au-delà de sa réprobation du recours à la torture, de quitter son commandement (page 107 du chapitre intitulé “ La préfecture ”), ou encore comparant deux magistrats, le juge Bérard, émissaire du ministère de la Justice placé auprès du général Massu, présenté comme un homme réaliste qui comprenait la nécessité de la torture et des exécutions sommaires (page 155) et le procureur général Reliquet qui avait convoqué les autorités militaires à la suite du décès de Ben M'Hidi pour leur faire des remontrances sans réaliser l'importance stratégique de la mort de cet activiste (pages 170 et 171 du chapitre intitulé “ Ben M'Hidi ”).
21.
Elle releva que l'auteur répétait à plusieurs reprises dans le livre qu'il avait conscience d'avoir accompli une “ pénible besogne ” (page 153), qu'il avait agi par devoir (page 10), précisant qu'après l'expérience de Philippeville il n'avait pas été candidat au poste que lui offrait le général Massu à Alger (page 88) mais qu'il n'avait pas eu le choix, et qu'il concluait son ouvrage en formulant le vœu “ qu'aucun de ces jeunes gens n'ait jamais à faire un jour ce que, pour mon pays, j'avais dû faire, là-bas, en Algérie ”.
22.
La cour d'appel considéra toutefois que Paul Aussaresses justifiait avec insistance, tout au long du livre, la torture et les exécutions sommaires, et s'efforçait de convaincre le lecteur que ces procédés étaient “ légitimes ” et “ inévitables ”, l'incitant à porter un jugement favorable sur des actes qui constituent objectivement des crimes de guerre. Elle ajouta ce qui suit :
‘ (…) Paul Aussaresses se démarque d'autant moins de son passé qu'il laisse entendre que de telles pratiques pourraient à nouveau être employées dans des situations de crise grave ; qu'il dit en effet dans son avant-propos (page 10) : ‘ (…) je me demande souvent ce qui se passerait aujourd'hui dans une ville française où, chaque jour, des attentats aveugles faucheraient des innocents. N'entendrait-on pas, au bout de quelques semaines, les plus hautes autorités de l'Etat exiger qu'on y mette fin par tous les moyens ? ’ ;
Considérant que dans son très bref ‘ avertissement ’, l'éditeur ne prend aucune distance vis-à-vis du texte du Général Aussaresses ; qu'il se borne à annoncer un ‘ témoignage direct ’, ‘ sans équivalent ’, qui ‘ contribue à faire comprendre la terrible complexité d'une époque qui continue d'habiter notre présent ’ ; que bien au contraire, dans la ‘ quatrième de couverture ’, il glorifie le général Aussaresses en le présentant comme une ‘ légende vivante ’ et décrit la mission du général Aussaresses comme ‘ la mission la plus douloureuse ’ ;
Considérant que si l'intérêt historique de l'ouvrage est incontestable, la liberté d'expression doit s'exercer dans le cadre des limites fixées par la loi, notamment dans le respect des dispositions qui interdisent l'apologie de crimes de guerre ; qu'au-delà du témoignage, le livre comporte, comme l'a jugé à juste titre le tribunal, une apologie de crimes de guerre ; (…) ’
23.
Enfin, la cour d'appel écarta l'argument tiré de l'atteinte au droit à la liberté d'expression prévu par l'article 10 de la Convention, estimant que dans la présente affaire, à la différence de ce qui fondait la condamnation de la France dans l'arrêt Lehideux et Iisorni c. France du 23 septembre 1998, le ministère public avait pris l'initiative des poursuites pénales, puis avait interjeté appel, et que le livre justifiait des crimes de guerre sans prendre la moindre distance avec ces pratiques.
c) L'arrêt de la Cour de cassation du 7 décembre 2004
24.
Le 7 décembre 2004, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par les requérants et le général Aussaresses. Elle jugea tout d'abord que l'article 24, alinéa 3, de la loi du 29 juillet 1881 s'applique à l'apologie de la torture ou des exécutions sommaires pratiquées à l'occasion d'un conflit armé, telle la guerre d'Algérie. S'agissant du caractère apologétique des propos litigieux, elle s'exprima comme suit :
‘ (…) Attendu que, pour reconnaître à certains des propos incriminés un caractère apologétique, l'arrêt énonce que l'apologie au sens de l'article 24, alinéa 3, de la loi sur la presse n'est pas synonyme d'éloge ni de provocation directe ; que les juges relèvent que, dans plusieurs passages de son livre, Paul Aussaresses assortit son récit de commentaires sur l'emploi de la torture ou la pratique des exécutions sommaires qui, au nom de l'efficacité, tendent à les légitimer et incitent à porter sur elles un jugement favorable ; qu'ils retiennent encore que l'éditeur ne prend aucune distance vis-à-vis du texte et glorifie même son auteur en le présentant comme une ‘ légende vivante ’ ;
Attendu qu'en l'état de ces énonciations, la Cour de cassation, à qui il appartient d'exercer son contrôle sur le point de savoir si l'écrit poursuivi en vertu de l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881 présente le caractère d'une apologie des crimes ou délits qui y sont visés, est en mesure de s'assurer, par l'examen de l'ouvrage incriminé, que les passages retenus par la cour d'appel entrent dans les prévisions du texte précité ;
Qu'en présentant comme susceptibles d'être justifiés des actes constitutifs de crimes de guerre, l'écrit doit être considéré comme en ayant fait l'apologie ;
Que l'intention coupable se déduit du caractère volontaire des agissements incriminés ;
(…) Attendu qu'en rejetant par les motifs repris au moyen l'argumentation des demandeurs selon lequel l'article 10 de la Convention (…) faisait obstacle à ce qu'ils puissent être retenus dans les liens de la prévention, l'arrêt n'encourt pas les griefs allégués ;
Qu'en effet, celui qui se réclame du droit à l'information, fondement de la liberté d'expression, n'est pas tenu d'assortir l'exposé des faits qu'il rapporte de commentaires propres à justifier des actes contraires à la dignité humaine universellement réprouvés, ni de glorifier l'auteur de tels actes ; (…) ’
II. Le droit interne pertinent
25.
Aux termes du troisième alinéa de l'article 24 (modifié) de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ‘ seront punis [de cinq ans d'emprisonnement et de 300 000 F d'amende] ceux qui, par l'un des moyens énoncés en l'article 23, auront fait l'apologie (…) des crimes de guerre (…) ’. Les moyens ainsi énoncés sont le suivants : les ‘ discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics ’, les ‘ écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l'écrit, de la parole ou de l'image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics ’, les ‘ placards ou [les] affiches exposés au regard du public ’ et ‘ tout moyen de communication audiovisuelle ’.
En droit
I. Sur la violation alléguée de l'article 10 de la Convention
26.
Les requérants dénoncent une violation de leur droit à la liberté d'expression résultant de leur condamnation en raison de la publication du livre intitulé Services Spéciaux Algérie 1955–1957. Ils soutiennent que les “ sanctions ” dont ils ont ainsi fait l'objet n'étaient ni “ prévues par la loi ” ni “ nécessaires dans une société démocratique ”, au sens du second alinéa de cette disposition. Ils invoquent l'article 10 de la Convention, aux termes duquel :
‘ 1.
Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2.
L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. ’
A. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
27.
Le Gouvernement soutient tout d'abord qu'en invoquant leur droit à la liberté d'expression, les requérants commettent un abus de droit, au sens de l'article 17 de la Convention. Il souligne à cet égard que l'ouvrage litigieux contient des termes visant à abolir ou restreindre les droits et libertés garantis par la Convention. Selon lui, l'auteur ‘ justifie dans de nombreux passages la torture et les exécutions sommaires pratiquées à l'occasion de la guerre d'Algérie dans des formules dépourvues de la moindre ambiguïté ’ et, ‘ à plusieurs reprises (…) légitime explicitement la torture, en cas de circonstances exceptionnelles, et disqualifie même, par la description qu'il en fait, les adversaires de la torture et des exécutions sommaires ’. Il précise que la cour d'appel de Paris a ainsi retenu que les écrits incitaient le lecteur à porter un jugement favorable sur les actes qui constituent objectivement des crimes de guerre, et que la Cour de cassation a constaté que l'éditeur non seulement n'avait pris aucune distance mais avait glorifié son auteur. Renvoyant en particulier à la décision Garaudy c. France du 24 juin 2003 (no 65831/01, CEDH 2003-IX), le Gouvernement en déduit que les requérants ont utilisé leur droit à la liberté d'expression ‘ à des fins contraires à la lettre et à l'esprit de la Convention ’, soulignant que faire l'apologie de la torture et des exécutions sommaires en les justifiant au nom de la lutte contre le terrorisme va à l'encontre de la justice, de la paix et de la prééminence du droit, ‘ valeurs fondamentales de la Convention ’, et s'oppose à ses articles 2 et 3, intangibles aux termes de l'article 15.
28.
Le Gouvernement plaide ensuite que l'ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression des requérants — qu'il ne nie pas — était prévue par la loi, comme l'exige l'article 10 de la Convention. Il indique que les condamnations litigieuses se fondaient sur les articles 24 et 23 de la loi du 29 juillet 1881, qui prohibent et sanctionnent l'apologie des “ crimes de guerre ” — notamment par des écrits —, et qu'à défaut d'être définie en droit interne, cette notion l'est en droit international, les crimes de guerres étant d'ailleurs des infractions internationales par nature. Il rappelle ensuite que ‘ la prévisibilité de l'article 24 alinéa 3 ’ n'avait pas été contestée par les parties dans l'affaire Lehideux et Isorni c. France (arrêt du 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII) et précise que des arrêts de la Cour de cassation — antérieurs à l'espèce et publiés — auxquels la cour d'appel de Paris s'est d'ailleurs référée en la cause des requérants, analyse les éléments constitutifs de cette infraction. D'après le Gouvernement, les requérants, qui en leur qualité de maison d'édition et de professionnels de la publication se devaient d'être au fait du droit positif applicable à leur activité, ne pouvaient ignorer les risques de condamnation auxquels ils s'exposaient en publiant un ouvrage d'une telle nature. En outre, soutient-il, cette ingérence visait l'un des but énumérés au paragraphe 2 de l'article 10, ‘ la défense de l'ordre et la prévention du crime ’, et était non seulement nécessaire dans une société démocratique pour l'atteindre mais aussi proportionnée à celui-ci. Sur ce dernier point, il souligne en particulier que le juge interne n'a pas dénié aux requérants le droit de communiquer des informations sur la guerre d'Algérie, notamment sur l'emploi de la torture et des exécutions sommaires. Il se serait limité, à l'issu d'un examen minutieux de l'ouvrage litigieux, à leur reprocher certains passages de celui-ci en ce qu'ils étaient assortis de commentaires propres à justifier des actes constitutifs de crimes de guerre, ainsi que, s'agissant de l'éditeur, de ne pas avoir pris de distance vis-à-vis de ces écrits. Le Gouvernement estime que la condamnation des requérants répondait à un ‘ besoin social impérieux ’, notamment parce que ‘ la mémoire des tortures pratiquées par certains militaires français reste encore très vive et douloureuse chez ceux qui les ont subies ’. Quant à la condition de proportionnalité, elle serait remplie compte tenu de la gravité exceptionnelle des actes légitimés dans le livre en cause, de l'importance du trouble à l'ordre public que sa publication avait suscité, du caractère modéré des peines prononcées et du fait que l'ouvrage avait pu être maintenu à la vente.
29.
En conclusion, le Gouvernement “ prie (…) la Cour de déclarer la requête irrecevable sur le fondement des articles 17 et 35 §§ 3 et 4 de la Convention, et en toute hypothèse, de la rejeter ”.
2. Les requérants
30.
Les requérants soulignent que, conscients de la difficulté qui consiste à priver un individu de son droit de pétition, les organes de la Convention n'ont fait application qu'avec parcimonie de l'article 17, lequel s'adresserait au demeurant en premier lieu aux Etats. Ils ajoutent qu'il n'a jamais été dans leur intention, en publiant l'ouvrage litigieux, de se livrer à une activité ou accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention, ni même de promouvoir une doctrine totalitaire. Selon eux, on ne peut comparer Services Spéciaux Algérie 1955–1957 aux écrits dont il était questions dans l'affaire Garaudy précitée, qui mettaient en cause l'existence de l'Holocauste. On ne saurait leur reprocher un abus de droit alors qu'ils entendaient ‘ informer, (…) révéler, (…) contribuer à la connaissance de l'histoire et au débat historique par un témoignage certes violent sur la guerre d'Algérie, ‘ trou noir de la mémoire française ’ ’.
31.
Au fond, les requérants maintiennent que les “ sanctions ” dont ils ont fait l'objet n'étaient pas “ prévues par la loi ” au sens de l'article 10 de la Convention ”. Ils ne contestent pas que leur condamnation avait une “ base légale ”, mais estiment qu'elle n'était pas “ prévisible ” au sens de la jurisprudence de la Cour : ils n'auraient pas été en mesure de prévoir “ à un degré raisonnable ” les conséquences que la publication de l'ouvrage en cause était susceptible d'avoir pour eux sur un plan judiciaire. Ils exposent que le délit d'apologie de crimes de guerre suppose que les faits dont il est prétendument fait l'apologie aient constitué de tels crimes, ce qui implique aussi qu'à la date de leur perpétration, l'auteur ait eu conscience de l'existence d'un conflit armé au sens de la Convention de Genève. Or, officiellement, les militaires participaient alors à une opération de “ pacification ”, c'est-à-dire de maintien de l'ordre. Ils ajoutent qu'ils avaient ‘ pris la mesure de [leurs] responsabilités en faisant preuve de prudence ’ : avant de conclure qu'il relevait de leur métier de publier ‘ le témoignage du général Aussaresses sur des événements anciens de quarante-cinq années lesquels constituent une des pages les plus sombres de l'Histoire de France du XXème siècle ’, ils ont recueilli des conseils d'avocats spécialisés et de “ conseillers littéraires historiens ”. Ils ont en outre pris soin de faire débuter le livre par un “ avertissement de l'éditeur ”, ce qui serait exceptionnel. Ils soutiennent que la jurisprudence de la Cour de cassation relative à l'apologie de crime de guerre à laquelle s'est référée la cour d'appel de Paris dans le cadre de la motivation de leur condamnation (deux arrêts, des 11 février 1954 et 14 janvier 1971) concerne la publication de textes dont l'objet était d'amener les lecteurs à porter un jugement favorable ‘ aux criminels nazis et à leurs crimes ’ ou ‘ aux dirigeants du parti national-socialiste allemand, condamnés comme criminels de guerre par le tribunal de Nuremberg ’.
32.
Les requérants admettent que leur condamnation poursuivait l'un des buts légitimes énoncés au paragraphe 2 de l'article 10 mais, rappelant les principes dégagés par la Cour en la matière et se référant notamment à l'arrêt Lehideux et Isorni précité, ils soutiennent qu'elle n'était pas ‘ nécessaire dans une société démocratique ’. Ils estiment qu'en publiant le ‘ témoignage historique ’ d'un officier supérieur vétéran de la guerre d'Algérie, ils agissaient dans le cadre des droits et devoirs de l'éditeur d'informer sur les sujets d'intérêt général, et répondaient au droit du public à l'information. En outre, selon eux, l'ouvrage ne revêtait aucun caractère incitatif et ne glorifiait pas la torture ou les exécutions sommaires. Au contraire, en donnant la parole à ‘ un adversaire de la torture ’, en ‘ reconnaissant que les tortures et exécutions sommaires qu'il a[vait] pratiquées étaient un mal auquel il a[vait] été contraint par les autorités de son pays ’, et en formulant le vœu que les jeunes générations ne soient pas amenées à faire ce que lui avait “ dû faire pour son pays ”, l'auteur aurait “ pris des distances ” par rapport à “ son activité de tortionnaire ”. A supposer que cela ne soit pas suffisant, ils auraient eux-mêmes pris, en tant qu'éditeurs, des précautions additionnelles afin que le lecteur soit ‘ dûment averti du caractère véritable de l'ouvrage et ne soit pas incité à porter un jugement favorable à l'action décrite ’ ; ils renvoient à cet égard aux première et quatrième pages de couverture, ainsi qu'à l'avant-propos dans lequel l'auteur précise ‘ qu'il ne cherche pas à se justifier mais à expliquer ’. Dans ces conditions, leur condamnation pour apologie de crimes de guerre serait disproportionnée par rapport au but poursuivi, d'autant plus qu'il s'agit d'une condamnation pénale, alors qu'une réponse juridictionnelle exclusivement civile était possible.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
33.
La Cour rappelle tout d'abord que ‘ l'article 17, pour autant qu'il vise des groupements ou des individus, a pour but de les mettre dans l'impossibilité de tirer de la Convention un droit qui leur permette de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention ; qu'ainsi personne ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés visés (…) ’ (Lawless c. Irlande, 1er juillet 1961, § 7, série A no 3).
34.
La Cour a en particulier jugé qu'un ‘ propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention ’ se voit soustrait par l'article 17 à la protection de l'article 10 (voir Lehideux et Isorni précité, §§ 53 et 47, Garaudy, précitée, et Ivanov c. Russie du 20 février 2007, no 35222/04). Ainsi, dans l'affaire Garaudy, relative notamment à la condamnation pour contestation de crimes contre l'humanité de l'auteur d'un ouvrage remettant en cause de manière systématique des crimes contre l'humanité commis par les nazis envers la communauté juive, la Cour a conclu à l'incompatibilité rationae materiae avec les dispositions de la Convention du grief qu'en tirait l'intéressé sur le terrain de l'article 10. Elle a fondé cette conclusion sur le constat que la plus grande partie du contenu et la tonalité générale de l'ouvrage du requérant, et donc son “ but ”, avaient un caractère négationniste marqué et allaient donc à l'encontre des valeurs fondamentales de la Convention que sont la justice et la paix ; elle a ensuite déduit de ce constat que le requérant tentait de détourner l'article 10 de sa vocation en utilisant son droit à la liberté d'expression à des fins contraires à la lettre et à l'esprit de la Convention. Elle est parvenue à cette même conclusion dans les décisions Norwood c. Royaume-Uni (no 23131/03, 16 novembre 2004) et Ivanov (précitée), qui concernent l'usage de la liberté d'expression dans des buts respectivement islamophobe et antisémite.
35.
Il n'est pas douteux que des propos ayant sans équivoque pour but de justifier des crimes de guerre tels que la torture ou des exécutions sommaires sont pareillement caractéristiques d'un détournement de l'article 10 de sa vocation. Toutefois, sans pour autant se prononcer sur la constitution en l'espèce du délit d'apologie de crimes de guerre tel qu'il est défini par la loi 29 juillet 1881, la Cour estime que l'on ne peut retenir que l'ouvrage publié par les requérants était consacré à un tel but. Il ressort en effet du contenu dudit ouvrage que son auteur, affecté en Algérie entre la fin de l'année 1954 et l'automne 1957 en qualité d'officier des services de renseignement, entendait contribuer à un “ débat historique ” — selon les mots des requérants — et apporter son témoignage direct sur un sujet qui, bien que sensible et polémique, relevait sans aucun doute de l'intérêt général : la question de l'usage de la torture et du recours aux exécutions sommaires par les autorités françaises durant la guerre d'Algérie. Dans l'arrêt qu'elle a rendu le 25 avril 2003 en la cause des requérants, la cour d'appel de Paris a d'ailleurs reconnu l'“ incontestable ” “ intérêt historique de l'ouvrage ”.
36.
Dans ces conditions, on ne peut dire qu'en publiant Services Spéciaux Algérie 1955–1957, les requérants ont utilisé leur droit à la liberté d'expression à des fins contraires à la lettre et à l'esprit de la Convention, et détourné l'article 10 de sa vocation. L'article 17 ne saurait donc entrer en jeu.
37.
La Cour constate en outre que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient en conséquence de la déclarer recevable.
2. Sur le fond
38.
Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation des requérants constitue une “ ingérence d'autorités publiques ” dans leur droit à la liberté d'expression. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l'article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était ‘ prévue par la loi ’, inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et ‘ nécessaire, dans une société démocratique ’, pour les atteindre.
a. “ Prévue par la loi ”
39.
La Cour constate que, sur la quatrième de couverture, les requérants présentent l'ouvrage litigieux comme le récit d'un agent secret qui avait participé durant la guerre d'Algérie à une mission de ‘ lutte[] par tous les moyens contre la rébellion et le terrorisme érigé en système par le FLN ’, et qui, ‘ sans fausse honte et sans complaisance, (…) ose dire une vérité souvent difficile, parle de la torture et des exécutions sommaires ’ et ‘ décide de raconter avec une franchise impressionnante, comment il a accompli sa mission ’.
40.
Selon la Cour, les requérants, professionnels de l'édition, pouvaient prévoir “ à un degré raisonnable ” que la publication d'un ouvrage qu'ils présentaient eux-mêmes en de tels termes les exposait à un risque de poursuites dans les circonstances de la cause. Elle constate à cet égard que les poursuites dont ils ont fait l'objet, et leur condamnation consécutive, trouvent leur base légale dans des textes accessibles et clairs — les articles 24 et 23 de la loi du 29 juillet 1881 — dont il ressort notamment que l'apologie des crimes de guerre par des écrits destinés à la vente est constitutif d'un délit. S'il est vrai que le droit interne ne définit pas cette notion, les crimes de guerre appartenant, comme le rappelle le Gouvernement, à la catégorie des infractions internationales par nature, il était prévisible que les juridictions internes se réfèrent alors au droit international pour l'interprétation des dispositions pénales susmentionnées, et concluent en conséquence à leur applicabilité à l'apologie de la torture ou d'exécutions sommaires pratiquées à l'occasion d'un “ conflit armé ”. Quant à la thèse des requérants selon laquelle ils ne pouvaient s'attendre à ce que les juridictions internes retiennent une telle qualification pour les événements d'Algérie, il suffit pour la rejeter de renvoyer aux motifs y relatifs de l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 25 avril 2003 (paragraphe 14 ci-dessus). Enfin, comme l'ont souligné ladite cour d'appel et le Gouvernement, il existait des précédents dans le cadre desquels, mutatis mutandis, la Cour de cassation avait apporté des précisions sur les éléments constitutifs du délit d'apologie de crimes de guerre.
41.
Renvoyant aux principes qui se dégagent de sa jurisprudences en la matière (voir, par exemple, Lindon et autres c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007-…), la Cour conclut que l'ingérence litigieuse était “ prévue par la loi ” au sens du paragraphe 2 de l'article 10.
b. But légitime
42.
Les parties s'accordent à considérer que l'ingérence litigieuse poursuivait l'un au moins des buts légitimes énoncés au second paragraphe de l'article 10 : la défense de l'ordre et la prévention du crime. Telle est aussi la conclusion à laquelle parvient la Cour.
c. “ Nécessaire dans une société démocratique ”
43.
La Cour souligne avant tout qu'elle n'a pas à se prononcer sur les éléments constitutifs du délit d'apologie de crimes de guerre ni sur leur réunion en l'espèce, et qu'il ne lui appartient donc pas de mettre en cause la conclusion des juridictions internes sur ce point. Comme elle l'a à plusieurs reprises indiqué, il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, d'interpréter et d'appliquer le droit interne ainsi que, le cas échéant, les dispositions de droit international auxquelles il renvoie (voir, par exemple, mutatis mutandis, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC] et Beer et Regan c. Allemagne [GC], CEDH 1999-I, respectivement, nos 26083/94, § 44 et 28934/95, § 54, ainsi que Lehideux et Isorni précité, § 50). Le rôle de la Cour se limite à vérifier si l'ingérence résultant de la condamnation des requérants à raison de la publication de Services Spéciaux Algérie 1955–1957 peut passer pour “ nécessaire dans une société démocratique ”.
44.
A cet égard, la Cour, qui renvoie par ailleurs aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l'article 10 (voir, parmi de nombreux autres, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, Editions Plon c. France, no 58148/00, § 42, CEDH 2004-IV, et Lehideux et Isorni précité, §§ 51 et 55), rappelle que l'adjectif “ nécessaire ”, au sens de du second paragraphe de cette disposition, implique un “ besoin social impérieux ”. Les Etats contractants jouissent d'une “ certaine marge d'appréciation ” pour juger de l'existence d'un tel besoin. Toutefois, d'une part, l'ampleur de cette marge d'appréciation varie en fonction des circonstances de chaque espèce et, d'autre part, la Cour a dans tous les cas compétence pour décider si l'Etat a outrepassé la marge dont il disposait et pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une “ restriction ” se concilie avec la liberté d'expression que protège l'article 10. Il lui incombe en particulier de déterminer si la mesure incriminée était “ proportionnée ” au but légitime poursuivi et d'apprécier si les motifs invoquées par les autorités nationales pour la justifier sont “ pertinents et suffisants ” (Jersild précité).
45.
En l'espèce, la Cour constate tout d'abord que les autorités ne jouissaient que d'une marge d'appréciation restreinte, circonscrite par l'intérêt d'une société démocratique à permettre à la presse de communiquer — dans le respect de ses devoirs et responsabilités — des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général, et garantir le droit du public à en recevoir. Ces principes sont en effet applicables en matière de publication de livres, ou d'écrits autres que ceux à paraître ou paraissant dans la presse périodique, dès lors qu'ils portent, comme en l'espèce (paragraphe 35 ci-dessus), sur des questions d'intérêt général (Editions Plon précité, § 43).
46.
La Cour relève ensuite que, pour juger si les deux premiers requérants s'étaient rendus coupables du délit d'apologie de crimes de guerre ou de complicité de ce délit, la cour d'appel, après avoir souligné que l' ‘ apologie, au sens de l'article 24 (alinéa 3) de la loi sur la presse n'est pas synonyme d'éloge ni de provocation directe ’, s'est employée à rechercher si, dans les passages de l'ouvrage poursuivis, l'auteur justifiait sans ambigüité la torture et les exécutions sommaires. A l'issue d'un examen minutieux de l'ouvrage, elle a jugé que tel était le cas pour une partie d'entre eux, le point de vue qu'y exprimait l'auteur étant notamment que la ‘ torture et les exécutions sommaires étaient “ légitimes ” et ‘ inévitables ’ compte tenu des circonstances ’. Elle a ensuite mis ces passages en perspective avec d'autres éléments, extrinsèques aux poursuites et extraits de l'ouvrage, permettant de mieux en apprécier la portée. Elle a en particulier relevé à cet égard que, dans d'autres passages — retranscrits dans l'arrêt —, l'auteur ‘ justifi[ait] explicitement la torture au nom de l'efficacité ’, et décrivait les adversaires de la torture et des exécutions sommaires évoqués ‘ d'une manière [aboutissant] à les disqualifier ’. Elle a en outre constaté que, si l'auteur indiquait être conscient d'avoir accompli une “ pénible besogne ”, avoir agi par devoir et ne pas avoir eu le choix, et formulait le vœu que de jeunes officiers n'aient jamais à faire ce que, pour son pays, il avait dû faire en Algérie, il ne se démarquait pas pour autant de ce passé. Selon elle, il ‘ justifiait avec insistance, tout au long du livre, la torture et les exécutions sommaires, et s'effor[çait] de convaincre le lecteur que ces procédés étaient ‘ légitimes ’ et ‘ inévitables ’, autrement dit l'incit[ait] à porter un jugement favorable sur des actes qui constituent objectivement des crimes de guerre ’. Enfin, elle a constaté que, nonobstant son “ très bref “ avertissement ” ”, l'éditeur n'avait pris aucune distance vis-à-vis de ce texte, glorifiant au contraire l'auteur en le qualifiant de “ légende vivante ” et en présentant sa mission comme “ la plus douloureuse ”. Par ailleurs, pour écarter le moyen des requérants selon lequel leur condamnation emportait violation de l'article 10 de la Convention, la cour d'appel de Paris a relevé que les circonstances de leur cause différaient de celles de l'affaire Lehideux et Isorni (précitée) à laquelle se référaient les intéressés, en ce que le ministère public avait pris l'initiative des poursuites pénales et interjeté appel, et que le livre du général Aussaresses ‘ justifi[ait] des crimes de guerre sans prendre la moindre distance avec ces pratiques ’. Répondant au même moyen, la Cour de cassation a ajouté que celui qui se réclame du droit à l'information ‘ n'est pas tenu d'assortir l'exposé des faits rapportés de commentaires propres à justifier des actes contraires à la dignité humaine universellement réprouvés, ni de glorifier l'auteur de tels actes ’.
47.
Il est vrai que, parce qu'il contribue à fournir un support pour l'expression des opinions des auteurs qu'il publie, l'éditeur non seulement participe pleinement à la liberté d'expression mais aussi partage les “ devoirs et responsabilités ” de ces derniers. Sous réserve du respect des prescriptions de son paragraphe 2, l'article 10 n'exclut donc pas que, même s'il ne s'est pas personnellement associé aux opinions exprimées, un éditeur soit sanctionné pour avoir publié un texte dont l'auteur s'est affranchi de ces “ devoirs et responsabilités ” (voir, mutatis mutandis, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 63, CEDH 1999-IV, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 49, CEDH 1999-VI, et Hocaoğulları c. Turquie, no 77109/01, § 41, 7 mars 2006).
48.
La Cour estime toutefois que tel n'est pas le cas du texte dont il est question en l'espèce.
49.
La Cour estime que la conclusion de la cour d'appel selon laquelle l'objectif de l'auteur aurait été de persuader le lecteur de la légitimité, de l'inévitabilité de la torture et des exécutions sommaires pratiquées durant la guerre d'Algérie, n'est pas décisive pour l'appréciation des faits litigieux au regard de l'article 10 de la Convention. Comme elle l'a déjà indiqué (paragraphe 35 ci-dessus), elle voit avant tout dans l'ouvrage litigieux le témoignage d'un ancien officier des services spéciaux missionné en Algérie, “ acteur central du conflit ” (paragraphe 7 ci-dessus) directement impliqué dans de telles pratiques dans l'exercice de ses fonctions. En publiant cet ouvrage, les requérants ont simplement livré ce témoignage au public (Jersild précité). Or la publication d'un témoignage de ce type — lequel, d'après l'éditeur, ‘ contribue (…) à faire comprendre la terrible complexité d'une époque qui continue d'habiter notre présent ’ — s'inscrivait indubitablement dans un débat d'intérêt général d'une singulière importance pour la mémoire collective : fort du poids que lui confère le grade de son auteur, devenu général, il conforte l'une des thèses en présence et défendue par ce dernier, à savoir que non seulement de telles pratiques avaient cours, mais qui plus est avec l'aval des autorités françaises. Selon la Cour, le fait que l'auteur ne prenne pas de distance critique par rapport à ces pratiques atroces et que, au lieu d'exprimer des regrets, il indique avoir agi dans le cadre de la mission qui lui avait été confiée, accomplissant son devoir, est un élément à part entière de ce témoignage.
50.
Dans ces circonstances, le reproche fait par la cour d'appel de Paris aux requérants, en leur qualité d'éditeur, de ne pas avoir pris de distance par rapport au récit du général Aussaresses, ne saurait être justifié (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 64, CEDH 2001-III).
51.
Certes, la cour d'appel de Paris a également estimé que, sur la quatrième de couverture, les requérants auraient “ glorifié ” l'auteur. La Cour ne perçoit toutefois pas en quoi le fait de qualifier la mission de ce dernier en Algérie de “ la plus douloureuse ” équivaut à une glorification de l'auteur ou des faits dont il témoigne. Quant au recours à l'expression “ légende vivante ” pour qualifier le général Aussaresses, elle n'y discerne pas davantage une volonté de glorification de celui-ci. Outre le fait qu'une telle expression peut recevoir plusieurs acceptions, y compris négatives, elle renvoie manifestement, en l'espèce, à la réputation que le général Aussaresses avait “ dans les cercles très fermés des services spéciaux ” au moment où il avait été envoyé en Algérie (paragraphe 6 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, il n'a donc pas été démontré que la quatrième de couverture tendait à une glorification de l'auteur de nature à justifier de déclarer les requérants coupables d'une infraction pénale (Jersild précité, § 35).
52.
Pour autant, la Cour ne mésestime pas la déclaration du Gouvernement selon laquelle ‘ la mémoire des tortures pratiquées par certains militaires français reste encore très vive et douloureuse chez ceux qui les ont subies ’. Elle constate toutefois que, comme dans l'affaire Lehideux et Isorni précitée (§ 55in fine), les événements évoqués dans l'ouvrage litigieux se sont produits plus de quarante ans avant sa publication. Sans occulter les différences qu'il y a entre ces deux affaires, elle tire de ce constat une conclusion similaire à celle qu'elle avait précédemment retenue : s'il est certain que les propos litigieux dont il est question en l'espèce n'ont pas pour autant perdu leur capacité à raviver des souffrances, il n'est pas approprié de les juger avec le degré de sévérité qui pouvait se justifier dix ou vingt ans auparavant ; il faut au contraire les aborder avec le recul du temps. La Cour l'a souligné dans l'arrêt Lehideux et Isorni : cela participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sa propre histoire. Il y a lieu de rappeler à cet égard que sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, la liberté d'expression vaut non seulement pour les “ informations ” ou “ idées ” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de “ société démocratique ” (ibidem). Sanctionner un éditeur pour avoir aidé à la diffusion du témoignage d'un tiers sur des événements s'inscrivant dans l'histoire d'un pays entraverait gravement la contribution aux discussions de problèmes d'intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (mutatis mutandis, Jersild précité, § 35).
53.
Enfin, pour ce qui est des peines prononcées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (voir, notamment, Sürek précité, § 64). Or les deux premiers requérants ont chacun été condamnés à payer une amende de 15 000 euros, somme pour le moins élevée compte tenu des circonstances de la cause, et au demeurant deux fois supérieure à celle infligée à l'auteur des propos incriminés.
54.
Au regard de ce qui précède, et compte tenu tout particulièrement de la singulière importance du débat d'intérêt général dans lequel s'inscrivait la publication de Services Spéciaux Algérie 1955–1957, les motifs retenus par le juge interne ne suffisent pas pour convaincre la Cour que la condamnation des requérants à raison de celle-ci était ‘ nécessaire dans une société démocratique ’. Elle conclut en conséquence à la violation de l'article 10 de la Convention.
II. Sur l'application de l'article 41 de la Convention
55.
Aux termes de l'article 41 de la Convention,
‘ Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. ’
A. Dommages
56.
Les requérants réclament un euro (EUR) pour préjudice moral. Ils demandent en outre 30 540 EUR en remboursement des amendes pénales auxquelles les deux premiers d'entre eux ont été condamnés, fournissant une copie des avis de paiement envoyés à ces derniers par le Trésor, ainsi que des chèques libellés en règlement par la société requérante. Ils sollicitent également le versement de 13 503 EUR ‘ au titre des condamnations civiles ’, indiquant — copie d'un chèque libellé par la société requérante à l'appui — avoir versé 2 501 EUR à la caisse des règlements pécuniaires des avocats.
57.
Le Gouvernement déclare ne pas être opposé à l'allocation de la ‘ somme symbolique de 1 EUR au titre d'une satisfaction équitable ’. Il juge pour le reste les prétentions des requérants exorbitantes.
58.
La Cour estime que le dommage moral subi par les requérants se trouve suffisamment réparé par le constat de violation de l'article 10 auquel elle est parvenu. Par ailleurs, elle voit dans les amendes prononcées contre les deux premiers requérants, et payées par la société requérante, un préjudice matériel causé par cette violation. Les intéressés sont donc fondés à solliciter le remboursement de la somme réclamée à ce titre par le Trésor et dont ils établissent le règlement, soit 30 540 EUR (voir, par exemple, Paturel c. France, no 54968/00, § 55, 22 décembre 2005). Cette approche vaut en principe aussi pour les condamnations civiles prononcées contre eux (voir, par exemple, Desjardin c. France, no 22567/03, § 57, 22 novembre 2007). La Cour ne voit toutefois pas comment les requérants parviennent à cet égard au montant de 13 503 EUR. Elle constate en effet qu'ils ont été condamnés, solidairement avec l'auteur du livre en cause, au paiement à chacune des trois parties civiles de 1 EUR au titre des dommages-intérêts, plus 2 500 EUR en application de l'article 475-1 du code de procédure pénale (paragraphes 11 et 12 ci-dessus). Constatant en outre qu'ils n'établissent avoir acquitté à ce titre que 2 501 EUR, elle juge opportun de se borner à leur allouer ce même montant. En conclusion, la Cour octroie aux requérants conjointement 33 041 EUR pour dommage matériel.
B. Frais et dépens
59.
Les requérants demandent 13 156 EUR pour les frais et dépens qu'ils ont engagés devant la Cour. Ils produisent deux factures d'honoraires, datées des 7 juillet 2005 et 30 avril 2008, portant respectivement sur des montants de 8 372 EUR et 4 784 EUR.
60.
Le Gouvernement considère que la somme de 5 000 EUR serait un ‘ dédommagement suffisant et équitable des frais de procédure engagés ’.
61.
La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d'allouer 5 000 EUR aux requérants conjointement au titre des frais et dépens engagés devant elle.
C. Intérêts moratoires
62.
La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
Par ces motifs, la cour, à l'unanimité,
- 1.
Déclare la requête recevable ;
- 2.
Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;
- 3.
Dit que le constat de violation de l'article 10 constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;
- 4.
Dit
- a)
que l'Etat défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l' article 44§ 2 de la Convention, 33 041 EUR (trente trois mille quarante et un euros) pour dommage matériel, et 5 000 EUR (cinq mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par les requérants ;
- b)
qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- 5.
Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 janvier 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek Greffière
Peer Lorenzen Président