EHRM, 04-08-2009, nr. 24768/06
ECLI:NL:XX:2009:BK4630
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
04-08-2009
- Magistraten
Françoise Tulkens, Ireneu Cabral Barreto, Vladimiro Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó, Işıl Karakaş
- Zaaknummer
24768/06
- LJN
BK4630
- Vakgebied(en)
Internationaal publiekrecht (V)
Bestuursrecht algemeen / Overheid en privaatrecht
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:NL:XX:2009:BK4630, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 04‑08‑2009
Uitspraak 04‑08‑2009
Françoise Tulkens, Ireneu Cabral Barreto, Vladimiro Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó, Işıl Karakaş
Partij(en)
ARRÊT
STRASBOURG
4 août 2009
En l'affaire Perdigão c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 juillet 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
Procédure
1.
A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 24768/06) dirigée contre la République portugaise et dont deux ressortissants de cet Etat, M. João José Perdigão et Mme Maria José Queiroga Perdigão (‘ les requérants ’), ont saisi la Cour le 19 juin 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (‘ la Convention ’).
2.
Les requérants sont représentés par Mes A.C. Miranda et J. Perdigão, avocats à Lisbonne. Le gouvernement portugais (‘ le Gouvernement ’) est représenté par son agent, M. J. Miguel, procureur général adjoint.
3.
Les requérants se plaignent en particulier d'une violation de leur droit de propriété en ce qu'une indemnité d'expropriation qui leur a été accordée a finalement été totalement absorbée par la somme qu'ils ont dû verser à l'Etat au titre des frais de justice.
4.
Le 24 avril 2008, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l'affaire.
En fait
I. Les circonstances de l'espèce
5.
Les requérants sont nés respectivement en 1932 et 1933 et résident à Lisbonne.
A. L'expropriation
6.
Les requérants étaient propriétaires d'un terrain d'une superficie totale de 128 619 m2. Par une ordonnance du ministre des Travaux publics, publiée le 11 septembre 1995 au Journal officiel, ce terrain fut exproprié en vue de la construction d'une autoroute.
7.
Lors de la procédure d'expropriation, qui s'est déroulée devant le tribunal d'Évora puis devant la cour d'appel d'Évora, les parties discutèrent de la question de savoir si les bénéfices qui seraient tirés de l'exploitation d'une carrière existant sur le terrain devaient être pris en considération dans l'établissement du montant de l'indemnité d'expropriation. Les requérants soutinrent ainsi que l'indemnité d'expropriation devait se monter à 20 864 292 euros (EUR). Saisie de plusieurs rapports d'expertise, dont l'un demandé d'office par le tribunal d'Évora, la cour d'appel d'Évora décida finalement, par un arrêt du 10 juillet 2003, que de tels éventuels bénéfices ne devaient pas être pris en compte et octroya aux requérants une indemnité d'expropriation de 197 236,25 EUR.
8.
Le 7 avril 2005, les requérants introduisirent devant la Cour une requête no 12849/05 pour se plaindre de l'absence d'indemnisation pour autant que la carrière fût concernée. Cette requête fut rejetée pour tardiveté par un comité le 30 août 2005.
B. Les frais de justice
9.
Le 4 février 2005, les requérants reçurent de la part du tribunal d'Évora notification du décompte des frais de justice dus pour la procédure d'expropriation. Les frais qui leur incombaient s'élevaient à 489 188,42 EUR.
10.
Le 22 février 2005, les requérants déposèrent une réclamation relativement à ce décompte, alléguant notamment une violation du principe de la juste indemnisation et du droit d'accès à un tribunal. Ils mentionnaient par ailleurs quelques inexactitudes et erreurs de calcul.
11.
Par une ordonnance du 1er avril 2005, le juge du tribunal d'Évora reconnut, à la suite d'une information du greffe, des erreurs de calcul dont il ordonna la rectification. Le montant des frais fut donc réduit à 309 052,71 EUR, les requérants restant redevables envers l'Etat de la somme de 111 816,46 EUR, la totalité de l'indemnité d'expropriation revenant par ailleurs également à l'Etat. Le juge rejeta la réclamation des intéressés en ce qui concernait les violations alléguées.
12.
Les requérants firent appel devant la cour d'appel d'Évora. Par un arrêt du 13 décembre 2005, porté à leur connaissance le 19 décembre 2005, la cour d'appel rejeta leur recours.
13.
Le 12 mai 2006, les requérants introduisirent un recours constitutionnel contre cette décision, alléguant que l'interprétation des dispositions applicables du code des frais de justice, notamment de son article 66 § 2, était contraire aux principes de la juste indemnisation et du droit d'accès à un tribunal, garantis par la Constitution. A leurs yeux, la somme à verser au titre des frais de justice ne devrait en aucun cas être supérieure au montant de l'indemnité d'expropriation qu'ils percevraient.
14.
Par un arrêt du 28 mars 2007, le Tribunal constitutionnel rejeta leur recours. Il observa à titre préliminaire ne pouvoir examiner que la constitutionnalité de l'article 66 § 2 du code des frais de justice, la seule norme appliquée par les juridictions a quo. Il estima ensuite que cette disposition n'était pas contraire aux articles 20 (accès à un tribunal) et 62 § 2 (juste indemnisation) de la Constitution. S'agissant du droit d'accès à un tribunal, il souligna que, si le montant trop élevé des frais de justice pouvait, dans certaines circonstances, entraver le droit d'accès à un tribunal, tel n'était pas le cas en l'espèce, les requérants ne devant payer que la somme de 15 000 EUR, qu'il considéra comme étant dans les limites du raisonnable. S'agissant du principe de la juste indemnisation, le Tribunal constitutionnel estima que la question de la réparation du préjudice découlant de l'expropriation était différente de celle des paiements pour les frais de justice, et que par conséquent rien ne s'opposait à ce que la somme à verser à ce dernier titre fût supérieure au montant de l'indemnité d'expropriation.
15.
Le 20 avril 2007, les requérants déposèrent une demande en rectification de cet arrêt, alléguant que le Tribunal constitutionnel avait commis une erreur matérielle. La haute juridiction avait en effet considéré, aux fins de son raisonnement, que les requérants étaient redevables de la somme de 15 000 EUR, alors qu'ils devaient en réalité verser au titre des frais de justice la somme de 111 816,46 EUR.
16.
Par un arrêt du 25 septembre 2007, le Tribunal constitutionnel reconnut l'erreur matérielle indiquée et la nécessité de rectifier l'arrêt, pour autant que l'article 20 de la Constitution fût concerné. Il considéra que la somme de 111 816,46 EUR était tellement élevée que le droit d'accès à un tribunal s'en trouvait affecté. Il déclara donc l'article 66 § 2 du code des frais de justice, tel qu'interprété par les juridictions a quo, contraire à l'article 20 de la Constitution. S'agissant toutefois de l'article 62 § 2 de la Constitution, il jugea que sa décision antérieure n'appelait aucune rectification.
17.
Le 6 novembre 2007, les requérants, souhaitant connaître le montant exact à verser au titre des frais de justice, déposèrent une demande en éclaircissement de l'arrêt du 25 septembre 2007.
18.
Par un arrêt du 13 novembre 2007, le Tribunal constitutionnel rejeta la demande en éclaircissement, soulignant qu'il incombait à la juridiction du fond de déterminer la somme en question.
19.
Par une ordonnance du 4 janvier 2008, le juge du tribunal d'Évora, saisi du dossier, décida que le montant des frais ne devait pas excéder de plus de 15 000 EUR le montant de l'indemnité d'expropriation.
20.
Le 20 février 2008, les requérants versèrent les 15 000 EUR additionnels.
II. Le droit et la pratique internes pertinents
A. La Constitution de la République portugaise
21.
L'article 20 de la Constitution garantit le droit d'accès à un tribunal. L'article 62 de la Constitution garantit le droit de propriété ainsi que le droit à une juste indemnisation en cas d'expropriation.
B. Le code de procédure civile
22.
La règle générale en matière de frais de justice est établie à l'article 446 du code de procédure civile. Aux termes de cette disposition, c'est en principe à la partie perdante qu'il incombe de régler les frais de procédure. Ceux-ci sont indexés par rapport à la valeur économique du litige.
C. Le code des frais de justice
23.
L'article 66 § 2 du code des frais de justice (Código das Custas Judiciais), tel qu'applicable à l'époque des faits, disposait que les frais de justice dus par un exproprié ‘ sont à sortir ’ (saem) du montant de l'indemnité d'expropriation.
24.
L'article 16 du même code disposait que le juge pouvait, dans certaines circonstances, dispenser l'intéressé du paiement de la totalité ou d'une partie des frais de justice.
En droit
I. Sur la violation alléguée de l'article 1 du Protocole no 1
25.
Les requérants se plaignent du fait que l'indemnité d'expropriation qui leur a été accordée a finalement été totalement absorbée par la somme qu'ils ont dû verser à l'Etat au titre des frais de justice. Ils estiment qu'une telle situation porte atteinte à l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
‘ Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. ’
26.
Le Gouvernement combat cette thèse.
A. Sur la recevabilité
27.
La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
28.
Les requérants estiment que le montant des frais de justice qu'ils ont été obligés de verser à l'Etat est totalement disproportionné. S'ils reconnaissent que l'Etat dispose en la matière d'une certaine marge d'appréciation, celle-ci ne saurait selon eux conduire à un résultat incompatible avec l'article 1 du Protocole no 1 ; ils rappellent qu'en l'occurrence l'Etat est devenu propriétaire des terrains expropriés, qu'il a gardé la totalité du montant de l'indemnité d'expropriation, soit 197 236,25 EUR, et qu'il a de surcroît reçu 15 000 EUR supplémentaires.
29.
Ils ajoutent que la somme en cause ne saurait se justifier par le coût de l'activité procédurale menée par les instances dans le cadre de la procédure d'expropriation en cause.
30.
Se référant à la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l'homme, le Gouvernement rappelle d'emblée que les frais de justice sont des ‘ contributions ’, au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Il considère ensuite que l'on ne saurait retirer de cette disposition conventionnelle un quelconque principe de droit international imposant la gratuité des services de justice et que, au contraire, l'article 1 du Protocole no 1 laisse aux Etats une grande marge d'appréciation dans la définition et la détermination de l'intérêt général en la matière. Or la législation portugaise applicable fait dépendre le taux des frais et dépens de la valeur économique du litige, ce qui ne saurait selon lui être considéré comme étant contraire à la Convention.
31.
En l'espèce, le Gouvernement expose que la somme payée par les requérants correspond à 1,02 % de la valeur économique qu'ils ont eux-mêmes attribuée au litige. S'il est vrai que cette somme est supérieure au montant de l'indemnité d'expropriation, ce simple fait ne saurait selon lui s'analyser en une violation du principe de la juste indemnisation, ce qu'a souligné le Tribunal constitutionnel. Ce principe ne garantirait pas que le montant de l'indemnité d'expropriation doive être supérieur à celui des frais de justice dus. Dès lors, le Gouvernement conclut à l'absence de rupture entre l'intérêt général d'un financement équilibré du système de justice et les droits des requérants.
1. Sur l'applicabilité de l'article 1 du Protocole no 1
32.
La Cour rappelle que l'article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s'exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général. Il ne s'agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d'atteinte au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s'interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, qui reprend en partie les termes de l'analyse développée par la Cour dans son arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède (23 septembre 1982, § 61, série A no 52) ; voir aussi Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 48, 19 février 2009).
33.
En l'espèce, nul ne conteste que la situation litigieuse relève du champ d'application de cette disposition. Il convient cependant d'examiner quelle est la norme applicable en l'espèce. En effet, les parties ne disent pas clairement sous lequel des membres de phrase de l'article 1 du Protocole no 1 l'affaire devrait à leur avis être examinée. Si les requérants semblent considérer que c'est la norme ayant trait à la privation de propriété qui s'applique, le Gouvernement a consacré l'essentiel de son argumentation à soutenir que l'Etat était fondé à réglementer l'usage des biens, à la lumière de la troisième norme de l'article 1 du Protocole no 1.
34.
La Cour estime quant à elle que la situation litigieuse ne saurait être classée dans une catégorie précise. S'il est vrai qu'à l'origine du litige se trouve la privation de propriété dont les requérants ont fait l'objet, il n'en demeure pas moins que l'absence d'indemnisation dont ils se plaignent a été causée par l'application de la réglementation relative aux frais de justice, lesquels sont, il convient de le rappeler, des ‘ contributions ’ au sens du deuxième alinéa de l'article 1 du Protocole no 1, lequel reconnaît aux Etats le droit de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour assurer le paiement de ces contributions (voir, à cet égard, Aires c. Portugal, no 21775/93, décision de la Commission du 25 mai 1995, Décisions et rapports 81, p. 48).
35.
En tout état de cause, les situations visées à la seconde phrase du premier alinéa et au second alinéa ne constituent que des cas particuliers d'atteinte au droit au respect des biens garanti par la norme générale énoncée à la première phrase (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 106, CEDH 2000-I). Aussi la Cour estime-t-elle plus aisé d'examiner la situation dénoncée à la lumière de cette norme générale.
2. Sur l'observation de l'article 1 du Protocole no 1
36.
La Cour rappelle que, pour être compatible avec la norme générale énoncée à la première phrase de l'article 1 du Protocole no 1, une ingérence dans le droit au respect des biens d'une personne doit ménager un ‘ juste équilibre ’ entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69). En outre, la nécessité d'examiner la question du juste équilibre ‘ ne peut se faire sentir que lorsqu'il est avéré que l'ingérence litigieuse a respecté le principe de la légalité et qu'elle n'était pas arbitraire ’ (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II).
37.
En l'espèce, la Cour note d'abord que les requérants ne contestent ni la légalité de l'expropriation en tant que telle ni celle de la réglementation portant sur les frais de justice qui leur a été appliquée. Rien n'indique par ailleurs que l'ingérence litigieuse ait revêtu un caractère arbitraire, les requérant ayant notamment pu soumettre leurs arguments aux juridictions nationales.
38.
La seule question restant à examiner est donc celle de savoir si un ‘ juste équilibre ’ a été ménagé entre l'intérêt général et les droits des requérants. A cet égard, la Cour rappelle que le souci d'assurer un tel ‘ juste équilibre ’ se reflète dans la structure de l'article 1 tout entier et se traduit par la nécessité d'un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, Sporrong et Lönnroth, précité, ibidem, et Beyeler, précité, § 114). Dans le cadre de la norme générale énoncée à la première phrase du premier paragraphe de la disposition concernée, la vérification de l'existence d'un tel équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause. Ainsi, sans le versement d'une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive aux droits de l'individu. Par ailleurs, les Etats doivent pouvoir prendre les mesures qu'ils estiment nécessaires afin de protéger l'intérêt général d'un financement équilibré des systèmes de justice. Enfin, dans des situations comme celle de la présente affaire, il convient également d'examiner le comportement des parties au litige, y compris les moyens employés par l'Etat et leur mise en œuvre (Beyeler, précité, ibidem).
39.
La Cour observe qu'en l'espèce les requérants ont reçu formellement une indemnité d'expropriation, d'un montant de 197 236,25 EUR, mais que, à la suite de la détermination de la somme qu'ils devaient verser au titre des frais de justice, ils n'ont en réalité rien perçu. Bien au contraire, ils ont dû verser à l'Etat 15 000 EUR supplémentaires au titre des frais de justice, et ce après une réduction substantielle de la somme à laquelle ils avaient été initialement condamnés (paragraphes 16 à 19 ci-dessus).
40.
Aux yeux de la Cour, de telles conditions de dédommagement — ou plus exactement une telle absence de dédommagement — ne sauraient en principe respecter le ‘ juste équilibre ’ voulu par l'article 1 du Protocole no 1, disposition qui, à l'instar de toute la Convention, doit être interprétée de manière à garantir des droits concrets et effectifs et non pas théoriques ou illusoires (Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 35, CEDH 2000-IV).
41.
En ce qui concerne le comportement des parties au litige, la Cour a pris note de l'argument du Gouvernement selon lequel les requérants ne sauraient s'en prendre qu'à eux-mêmes, dans la mesure où ils auraient attribué, de manière téméraire, une valeur économique au litige non conforme à la réalité ; or, et le Gouvernement de poursuivre, les frais de justice étant indexés par rapport à une telle valeur économique, les requérants devaient s'attendre, à la suite du rejet de leur demande à cet égard, à un montant de frais de justice aussi élevé. La Cour estime toutefois que l'on ne saurait faire grief aux requérants d'avoir essayé, par les moyens procéduraux à leur disposition, de convaincre le tribunal d'inclure dans l'indemnité d'expropriation des éléments qui étaient à leur avis essentiels. S'il est vrai qu'ils ont finalement vu leur demande à cet égard ne pas aboutir, il convient de relever que la question a cependant été examinée de manière approfondie par les juridictions internes, le tribunal d'Évora étant allé jusqu'à demander d'office un rapport d'expertise supplémentaire (paragraphe 7 ci-dessus).
42.
Il n'appartient pas à la Cour d'examiner, de manière générale, le système portugais relatif à la détermination et à la fixation des frais de justice. En l'espèce, toutefois, l'application concrète de ce système a conduit à une absence totale de dédommagement des requérants pour la privation de propriété dont ils ont pourtant fait l'objet. Dans ces circonstances, une telle situation a fait peser sur les requérants une charge excessive qui a rompu le juste équilibre devant régner entre l'intérêt général de la communauté et les droits fondamentaux de l'individu.
43.
Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II. Sur la violation alléguée de l'article 5 de la Convention
44.
Les requérants, se fondant sur les mêmes faits, dénoncent une violation de l'article 5 de la Convention.
45.
La Cour rappelle que cette disposition ne vise que la liberté physique de la personne et qu'elle a pour but d'assurer que nul n'en soit dépouillé d'une manière arbitraire (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996-III). Cette disposition n'étant pas applicable, à l'évidence, à la situation litigieuse, cette partie de la requête doit par conséquent être rejetée pour défaut manifeste de fondement, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. Sur l'application de l'article 41 de la Convention
46.
Aux termes de l'article 41 de la Convention,
‘ Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. ’
A. Dommage
47.
Les requérants réclament pour préjudice matériel la somme de 197 236,25 EUR correspondant au montant de l'indemnité d'expropriation fixée par les juridictions portugaises. Ils demandent par ailleurs 100 EUR pour préjudice moral.
48.
Le Gouvernement conteste la demande formulée au titre du préjudice matériel. Il estime que la somme en cause n'a aucun lien avec l'objet de la requête. A ses yeux, l'octroi d'une telle somme laisserait sans remboursement le système de justice national, alors que la cause des requérants a donné lieu à une activité procédurale intense. Quant à la somme demandée pour dommage moral, le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour.
49.
La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).
50.
Dans sa jurisprudence relative à la privation de propriété, la Cour tient compte, dans la fixation du niveau de la réparation pour le préjudice matériel, de la valeur liée aux caractéristiques spécifiques du bien exproprié (voir, par exemple, Kozacıoğlu, précité, § 83). En l'espèce, il y a lieu de prendre en considération, comme point de départ, la somme fixée par les juridictions internes au titre de l'indemnité d'expropriation. A cet égard, la Cour ne souscrit pas à l'argument du Gouvernement selon lequel cette somme n'aurait aucun lien avec l'objet de la requête : c'est en effet l'absence de versement de cette somme qui est au cœur de l'affaire. Compte tenu du fait que les requérants ont dû s'acquitter, en tant que partie perdante à la procédure, des frais de justice — un montant de 15 000 EUR ayant d'ailleurs déjà été versé à ce titre — la Cour juge équitable d'accorder pour préjudice matériel la somme de 190 000 EUR.
51.
Quant au dommage moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, un constat de violation de l'article 1 du Protocole no 1 constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.
B. Frais et dépens
52.
Les requérants n'ayant pas demandé le remboursement de leurs frais et dépens, il n'y a pas lieu de leur accorder une somme à ce titre.
C. Intérêts moratoires
53.
La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
Par ces motifs, la cour
- 1.
Déclare, à la majorité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l'article 1 du Protocole no 1 et irrecevable pour le surplus ;
- 2.
Dit, par cinq voix contre deux, qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
- 3.
Dit, par cinq voix contre deux, que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;
- 4.
Dit, par cinq voix contre deux,
- a)
que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention, 190 000 EUR (cent quatre-vingt-dix-mille euros) pour dommage matériel ;
- b)
qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- 5.
Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 août 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos
Greffière adjointe
Françoise Tulkens
Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente du juge Zagrebelsky à laquelle se rallie le juge Sajó.
F.T.F.E-P.
Opinion dissidente du juge zagrebelsky à laquelle se rallie le juge sajó
Je ne puis me rallier à la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1. En voici les raisons.
1.
Les autorités publiques exproprièrent légitimement un terrain appartenant aux requérants et leur offrirent une indemnité. Toutefois, les intéressés souhaitaient que les autorités tiennent compte aussi des bénéfices qu'ils auraient pu tirer de l'exploitation d'une carrière sise sur le terrain en question. Ils demandèrent par conséquent que le tribunal leur alloue une indemnité beaucoup plus élevée. Les juridictions internes décidèrent finalement que les prétentions des requérants concernant la carrière étaient mal fondées et leur allouèrent un montant proche de celui de l'indemnité que les autorités leur avaient offerte dans la procédure administrative d'expropriation. La demande des requérants ayant été rejetée, ceux-ci furent condamnés à payer les frais de justice, dont le montant fut calculé en fonction de la valeur de l'objet de l'action engagée par les requérants eux-mêmes devant les tribunaux. Ces frais se révélèrent plus élevés que le montant de l'indemnité versée aux intéressés.
2.
Les requérants soutiennent qu'ils n'ont finalement rien perçu à titre d'indemnisation pour l'expropriation de leur terrain. La majorité reconnaît que, bien qu'à l'origine de cette affaire se trouve une privation de propriété, l'absence d'indemnisation dont les requérants se plaignent a été causée par l'application de la loi concernant les frais de justice (paragraphe 34 de l'arrêt). C'est en raison du paiement par les requérants des frais de justice ainsi déterminés que l'indemnité qui leur a été allouée s'est trouvée réduite à néant. De ce fait, selon la majorité, le ‘ juste équilibre ’ requis par l'article 1 du Protocole no 1 n'a pas été respecté.
3.
A mon sens, les conclusions auxquelles la majorité est parvenue sont le fruit d'un amalgame fallacieux entre ce qui touche à l'indemnité d'expropriation et les frais de justice que les requérants ont dû payer. Ceux-ci n'ont aucun rapport avec l'indemnité d'expropriation, mais concernent exclusivement le fait que les requérants ont introduit une action mal fondée relative à un objet d'une grande valeur. Si leurs prétentions avaient été encore plus élevées, les frais l'auraient été eux aussi. La compensation de ce que les autorités publiques devaient payer aux requérants avec ce que ceux-ci devaient payer de leur côté n'autorise pas à mélanger deux titres, l'un de crédit et l'autre de débit, qui sont, à mes yeux, indépendants l'un de l'autre.
4.
La question des frais de justice, le critère adopté par le législateur portugais et le montant qui en découle pourraient être examinés sous l'angle d'une entrave éventuelle à l'accès à un juge. Mais il s'agit d'un grief que les requérants n'ont pas formulé. En tout état de cause, le lien entre le montant des frais de justice et la valeur du litige telle qu'elle est indiquée par le demandeur n'est pas une extravagance du système portugais. Il est tout au contraire connu dans d'autres systèmes européens. Et il s'agit du paiement de contributions, au sens du deuxième alinéa de l'article 1 du Protocole no 1.