EHRM, 11-04-2006, nr. 71343/01
ECLI:NL:XX:2006:AY5265
- Instantie
Europees Hof voor de Rechten van de Mens
- Datum
11-04-2006
- Magistraten
I. Cabral Barreto, J.-P. Costa, K. Jungwiert, V. Butkevych, A. Mularoni, D. Joèienë, M. D. Popoviæ
- Zaaknummer
71343/01
- LJN
AY5265
- Vakgebied(en)
Internationaal publiekrecht / Mensenrechten
Internationaal publiekrecht (V)
- Brondocumenten en formele relaties
ECLI:NL:XX:2006:AY5265, Uitspraak, Europees Hof voor de Rechten van de Mens, 11‑04‑2006
Uitspraak 11‑04‑2006
I. Cabral Barreto, J.-P. Costa, K. Jungwiert, V. Butkevych, A. Mularoni, D. Joèienë, M. D. Popoviæ
Partij(en)
En l'affaire
Brasilier
c.
France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. I. Cabral Barreto, président,
J.-P. Costa,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mmes A. Mularoni,
D. Joèienë,
M. D. Popoviæ, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 7 juin 2005 et 21 mars 2006,
Rend l'arrêt que voici, adoptéà cette dernière date :
Procédure
1
A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 71343/01) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Benoît Brasilier (‘le requérant’), a saisi la Cour le 18 juin 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (‘la Convention’).
2
Le requérant est représenté par Me V. Tolédano, avocat à Paris. Le gouvernement français (‘le Gouvernement’) est représenté par son agent, MmeE. Belliard, Directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3
Le requérant alléguait en particulier une violation de l'article 10 de la Convention en raison de sa condamnation pour diffamation.
4
La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5
Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
6
Par une décision du 7 juin 2005, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
En fait
7
Le requérant est né en 1954 et réside à Paris.
8
Le requérant fut candidat aux élections législatives fixées les 25 mai et 1er juin 1997, dans la 2e circonscription de Paris, laquelle regroupe le 5e arrondissement ainsi qu'une partie du 6earrondissement. Il avait notamment pour adversaire M. Tiberi, député sortant, maire de Paris et maire du 5e arrondissement. Au total, vingt-huit candidats étaient en lice dans cette circonscription.
9
Le 25 mai 1997, le requérant dit avoir constaté l'absence de ses bulletins de vote dans les bureaux de vote. Il indique en avoir pourtant fait imprimer 60 000, les avoir remis au Routeur de la République française et s'être fait confirmer, par un fonctionnaire de la commission de propagande de la préfecture de police de Paris, qu'ils avaient été remis aux services de la mairie de Paris (laquelle était ensuite chargée de les répartir dans les bureaux de vote).
10
Le requérant et cinq autres candidats dans la 2e circonscription déposèrent une requête tendant à l'annulation des élections devant le Conseil constitutionnel.
11
Le 25 mai 1997, le requérant déposa plainte auprès du procureur de la République des chefs de vol de ses bulletins de vote. Le 10 juillet 1997, le procureur informa le requérant de sa décision de ne pas donner suite à cette plainte.
12
Au cours des mois de juin et juillet 1997, le requérant participa à plusieurs manifestations publiques, place du Panthéon. Ces manifestations furent déclarées à la préfecture de police de Paris, laquelle les autorisa.
13
L'une de ces manifestations se déroula le 23 juillet 1997, place du Panthéon, devant la mairie du 5e arrondissement. M. Tiberi chargea un huissier de justice d'établir par constat ‘toute manifestation qui pourrait éventuellement lui porter préjudice’.
14
Par procès-verbal de constat en date du 23 juillet 1997, l'huissier de justice releva qu'un tract, annexéà son constat, était distribué et que sur deux banderoles installées en face de la mairie était inscrit : d'une part, ‘TIBERI tu nous casses les URNES’ en lettres noires et, d'autre part, ‘EN FACE : BUREAU de la FRAUDE, VOLS ET MAGOUILLE’ en lettres rouges. Le tract était quant à lui ainsi rédigé :
‘Communique nO 2
Du candidat ‘23’ aux élections législatives de mai-juin 1997
Le système énarque est un rouleau compresseur unique au monde qui gangrène la République en la rendant toujours plus étatique (…) ; peut-être n'est-il pas tout à fait étranger à l'existence de dérives bananières dont on a beaucoup entendu parler récemment (…) ici ou ailleurs’ (extrait de la profession de foi de Benoît Brasilier).
Je ne croyais pas si bien dire. J'accuse JEAN TIBERI d'avoir délibérément soustrait aux électeurs leur liberté de voter : c'est sous sa responsabilité directe ou indirecte qu'il y a eu hold up de mes bulletins (60 000 destinés aux bureaux de vote).
Il faut que le monde du silence se réveille : les élections à la 2ème circonscription étaient truquées ; le Conseil Constitutionnel les annulera-t-il ?
Tous les démocrates doivent s'associer activement à la manifestation de la Vérité.
La Préfecture a la preuve : la livraison des bulletins à la mairie en fait foi. M. Tiberi en était, en tant que maire, le gardien. La découverte étrange dans un chantier d'une palette entière de bulletins de vote aurait été portée à la connaissance de la police.
A l'heure où l'on ne ménage pas les Chinois en matière de Démocratie, prenons bien garde à l'idée que la place du PANTHEON ne s'appelle pas ‘TIENANMEN’.
Nous continuerons à manifester tous les mercredis à 18 heures : mercredi 9 juillet, mercredi 16 juillet, mercredi 23 juillet … jusqu'à l'invalidation de l'élection de M. J. Tiberi.
BENOÎT BRASILIER
Candidat aux élections législatives de la 2ème circonscription de Paris’
15
Le 20 août 1997, M. Tiberi déposa une plainte avec constitution de partie civile contre X et contre le requérant pour diffamation publique envers une personne chargée d'un mandat public et publications d'imputations diffamatoires, en raison des banderoles utilisées durant la manifestation du 23 juillet 1997 et du contenu du tract distribué.
16
Le 13 janvier 1998, le requérant fut entendu en qualité de témoin par le juge d'instruction du tribunal de grande instance de Paris chargé de l'instruction. Il reconnut avoir rédigé tant le tract que les banderoles et avoir distribué le tract et exhibé les banderoles.
17
Le requérant fut mis en examen par lettre du 14 janvier 1998 et comparut devant le juge d'instruction le 9 février 1998.
18
Parallèlement, par décision du 20 février 1998, le Conseil constitutionnel rejeta la requête en annulation de l'élection. Il releva notamment un cumul de faits graves et répétés de nature à accréditer l'existence d'une manœuvre dans les conditions d'établissement des listes électorales du 5e arrondissement, ainsi que des irrégularités dans l'usage des procurations et des cartes électorales, mais jugea que ces faits n'avaient pu inverser le résultat du scrutin. Concernant l'absence des bulletins de vote pour le requérant et un second candidat dans les bureaux de vote, le Conseil estima qu'ils avaient omis de fournir leurs bulletins à la mairie avant la date limite fixée par le code électoral.
19
Le 4 mai 1998, le juge d'instruction, adoptant les motifs du réquisitoire du procureur de la République du 28 avril 1998, ordonna le renvoi du requérant devant le tribunal correctionnel de Paris pour délit de diffamation publique envers un citoyen investi d'un mandat public.
20
Le 19 février 1999, jour de l'audience, M. Tiberi fit déposer des conclusions sollicitant la condamnation du requérant à lui payer 30 000 francs français (FRF) en réparation du préjudice moral et 15 000 FRF au titre des frais, outre une publication de la décision. Le requérant demanda que soit constatée la nullité de la plainte et des poursuites engagées contre lui. Par ailleurs, il déposa des attestations écrites par une candidate aux élections litigieuses, Mme L. Cohen-Solal, et par un journaliste de l'hebdomadaire ‘Le Canard enchaîné’, M. H. Liffran, lequel avait écrit de nombreux articles mettant en cause le maire de Paris dans l'attribution des logements de la ville et dans le dossier dit des ‘faux électeurs du Ve arrondissement’.
21
Par jugement du 19 mars 1999, le tribunal correctionnel de Paris écarta l'exception de nullité soulevée par le requérant puis, au fond, le relaxa. Il jugea que les propos litigieux s'inscrivaient ‘très exactement dans les limites de l'objet de la manifestation’ déclarée réglementairement à l'autorité de police et que ‘le comportement du prévenu a relevé de l'exercice légitime d'une liberté protégée par la Constitution et la Convention européenne’. Le tribunal indiqua notamment ce qui suit :
‘Le tribunal constate également que la protestation élevée par M. Brasilier a visé un homme public, exposéà la critique de ses concitoyens, dans le cadre d'une polémique nourrie (voir les attestations de Mme Lyne Cohen-Solal et de M. Liffran versées aux débats), faisant suite à une compétition électorale disputée, qui a d'ailleurs donné lieu à plusieurs recours devant le Conseil constitutionnel.
Il est certain que, dans un tel contexte, on ne peut envisager du protestataire une prudence peu compatible avec l'expression nécessairement lapidaire d'un slogan ou d'un tract, et qu'une certaine tolérance est de rigueur, dans les limites qu'imposent la dignité et la loyauté du débat démocratique.’
22
Par arrêt du 22 mars 2000, statuant sur le seul appel interjeté par M. Tiberi, la cour d'appel de Paris releva que la relaxe était devenue définitive et qu'il lui restait à déterminer si le requérant avait commis une faute civile. Tout en reconnaissant la légalité de la manifestation et le fait que les banderoles et le tract litigieux recouvraient l'objet de la manifestation autorisée, elle jugea que le requérant n'avait pas rapporté la preuve des affirmations contenues dans le tract et les banderoles. Partant, elle déclara l'appel de la partie civile recevable, écarta la bonne foi du requérant et jugea qu'il avait commis une faute, sur le fondement de plusieurs dispositions de la loi du 29 juillet 1881. Elle fixa à 1 FRF la somme due à titre de dommages-intérêts.
23
Le requérant forma un pourvoi en cassation. Son avocat aux Conseils déposa un mémoire ampliatif le 31 août 2000, puis un mémoire complémentaire. Par arrêt du 19 décembre 2000, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant.
En droit
I. Sur la violation alléguée de l'article 10 de la Convention
24
Le requérant se plaint de sa condamnation civile à 1 franc de dommages-intérêts pour diffamation visant un homme politique dans un contexte électoral. Il invoque l'article 10 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
‘Article 10
1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (…)
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (…) à la protection de la réputation ou des droits d'autrui (…)’
A. Thèse des parties
1. Le Gouvernement
25
Le Gouvernement estime que l'ingérence était ‘prévue par la loi’, qu'elle visait un ‘but légitime’, à savoir la protection de la réputation ou des droits d'autrui, et qu'elle était ‘nécessaire dans une société démocratique’. Il estime que la cour d'appel, par une argumentation développée et étayée, a exclu la bonne foi du requérant, tout en notant que ce dernier n'a pas offert d'apporter la preuve de ses allégations litigieuses. Le Gouvernement considère notamment que si les limites à la liberté d'expression sont d'application stricte et que les propos litigieux ont été tenus à l'égard d'un homme politique, agissant en qualité d'homme public dans le cadre d'une polémique nourrie faisant suite à une compétition électorale disputée, le requérant aurait dû prendre davantage de précautions et, s'agissant non pas d'un jugement de valeur mais de faits graves dont la matérialité pouvait se prouver ou se réfuter, rapporter la preuve de ses allégations. Selon le Gouvernement, la cour d'appel a ménagé un juste équilibre entre la liberté d'expression et les droits d'autrui, le requérant n'ayant été condamné qu'à une sanction très symbolique et son adversaire devant bénéficier, le cas échéant, de la présomption d'innocence prévue à l'article 6 § 2 de la Convention. Il relève enfin que les propos litigieux ont fait l'objet d'une publicité, qu'étant écrits à l'avance, ils étaient susceptibles de corrections et que le requérant aurait pu les dénoncer dans le cadre d'une plainte avec constitution de partie civile.
2. Le requérant
26
Le requérant, qui maintient les termes de son formulaire de requête, estime que sa condamnation pour diffamation a violé l'article 10 de la Convention. Il indique notamment que ses propos, tenus à l'occasion d'une manifestation autorisée, s'inscrivaient dans le cadre d'une compétition électorale disputée, marquée par une fraude avérée et constatée par le Conseil constitutionnel, outre le fait qu'elles visaient un homme public, lequel n'aurait pas rapporté la preuve de son préjudice ni poursuivi les journaux l'accusant de fraude électorale. Il précise également que son adversaire, l'ancien maire du Ve arrondissement de Paris, a depuis été mis en examen par un juge d'instruction de Paris pour manœuvres frauduleuses de nature à fausser le scrutin de 1997.
B. Appréciation de la Cour
27
La condamnation litigieuse s'analyse en une ‘ingérence’ dans l'exercice par l'intéressé de sa liberté d'expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l'article 10, sauf si elle est ‘prévue par la loi’, dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et ‘nécessaire’ dans une société démocratique pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d'autres, Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, §§ 34–37 ; Fressoz et Roire c. France[GC], no 29183/95, § 41, CEDH 1999-I).
1. ‘Prévue par la loi’
28
La Cour constate que les juridictions compétentes se sont fondées sur les dispositions, notamment les articles 23 et 29, de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse. L'ingérence était donc bien ‘prévue par la loi’.
2. ‘Buts légitimes’
29
Selon le Gouvernement, l'ingérence avait pour but de protéger la réputation et les droits d'autrui. La Cour n'aperçoit aucune raison d'adopter un point de vue différent.
3. ‘Nécessaire dans une société démocratique’
30
La Cour doit donc rechercher si ladite ingérence était ‘nécessaire’, dans une société démocratique, pour atteindre ces buts.
a) Principes généraux
31
La condition de ‘nécessité dans une société démocratique’ commande à la Cour de déterminer si l'ingérence incriminée correspondait à un ‘besoin social impérieux’. Les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence d'un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une ‘restriction’ se concilie avec la liberté d'expression sauvegardée par l'article 10 (voir, parmi beaucoup d'autres, Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, p. 2885, § 51 ; Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII ; Perna c. Italie[GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V).
32
Dans l'exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n'a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation (Fressoz et Roire, précité, § 45). Il ne s'ensuit pas qu'elle doive se borner à rechercher si l'Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus (News Verlags GmbH & CoKG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I). En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l'ingérence apparaissent ‘pertinents et suffisants’ et si la mesure incriminée était ‘proportionnée aux buts légitimes poursuivis’ (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 (voir, parmi beaucoup d'autres, Zana c. Turquie, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, pp. 2547–2548, § 51 ; Lehideux et Isorni, précité, p. 2885, § 51).
b) Application en l'espèce
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En l'espèce, le requérant a été relaxé par le tribunal correctionnel de Paris. Constatant que, faute d'appel du ministère public, la relaxe prononcée par le tribunal était devenue définitive, la cour d'appel de Paris jugea que le requérant avait néanmoins commis une faute civile et le condamna à payer un franc de dommages et intérêts à la partie civile.
34
La Cour note que pour condamner le requérant, les juges d'appel ont estimé que si la légalité de la manifestation était établie, le requérant avait cependant commis une diffamation à l'égard de son adversaire, M. Tiberi, pour avoir imputéà celui-ci la commission d'infractions pénales et ce, sans en rapporter la preuve et avec un ‘indiscutable’ manque de mesure dans l'expression exigible en l'espèce.
35
Le requérant devait donc établir la véracité des propos lisibles sur les banderoles et sur son tract pour éviter sa condamnation. A cet égard, la Cour rappelle que, dans les affaires Lingens et Oberschlick (no 1) c. Autriche (respectivement des 8 juillet 1986, série A no 103, p. 28, § 46, et 23 mai 1991, série A no 204, pp. 27–28, § 63), elle avait distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur. Si la matérialité des premières peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Pour les jugements de valeur, l'obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d'opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l'article 10 (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 42, CEDH 2001-II).
36
La Cour rappelle également que, même lorsqu'une déclaration équivaut à un jugement de valeur, la proportionnalité de l'ingérence dépend de l'existence d'une base factuelle pour la déclaration incriminée puisque même un jugement de valeur totalement dépourvu de base factuelle peut se révéler excessif (arrêts De Haes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997, Recueil 1997-I, p. 236, § 47 ; Oberschlick c. Autriche (no 2) du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, p. 1276, § 33 ; Jerusalem, précité, § 43).
37
Contrairement à la cour d'appel de Paris, la Cour estime que les déclarations incriminées dans la présente affaire reflètent des assertions sur des questions d'intérêt public et constituent, dans les circonstances de l'espèce, compte tenu de la tonalité générale des banderoles et du tract, davantage des jugements de valeur que de pures déclarations de fait.
38
Reste à savoir si la base factuelle de ces jugements de valeur était suffisante. A cet égard, la Cour note que des bulletins de vote avaient disparu et que l'élection a été contestée devant le juge électoral. Il est par ailleurs établi que les faits s'inscrivaient, comme l'a relevé le tribunal de grande instance de Paris, ‘dans le cadre d'une polémique nourrie’, laquelle impliquait d'autres adversaires du maire et faisait l'objet de nombreux articles dans la presse nationale. La Cour relève enfin que l'ancien maire, adversaire du requérant et partie civile contre lui, a finalement été mis en examen par un juge d'instruction de Paris pour manœuvres frauduleuses de nature à fausser le scrutin de 1997. Même si, compte tenu de la présomption d'innocence, qui est garantie par l'article 6 § 2 de la Convention, une personne mise en examen ne saurait être réputée coupable, la base factuelle n'était pas inexistante en l'espèce, alors surtout qu'en tant que maire, la personne ‘diffamée’ avait la responsabilité de l'organisation du scrutin et de son bon déroulement.
39
S'agissant du fait que, selon la cour d'appel de Paris, les propos du requérant auraient ‘indiscutablement manqué de mesure (…) y compris dans le contexte évoqué’, la Cour ne saurait partager ce point de vue. Si les propos avaient assurément une connotation négative, force est de constater que, malgré une certaine hostilité dans les propos litigieux (E.K. c. Turquie, no 28496/95, §§ 79–80, 7 février 2002) et la gravitééventuellement susceptible de les caractériser (Thoma c. Luxembourg, arrêt du 29 mars 2001, Recueil 2001-III, § 57), la question centrale des banderoles et du tract incriminés concernaient le déroulement d'un scrutin électoral. Or le libre débat politique est essentiel au fonctionnement démocratique.
40
Par ailleurs, la Cour rappelle que, sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, la liberté d'expression vaut non seulement pour les ‘informations’ ou ‘idées’ accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Telle que la consacre l'article 10, elle est assortie d'exceptions qui appellent également une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (voir, notamment, arrêts Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49 ; Lingens, précité, p. 26, § 41 ; Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 26, § 37 ; Piermont c. France du 27 avril 1995, série A no 314, p. 26, § 76 ; De Haes et Gijsels, précité, p. 236, § 46 ; Lehideux et Isorni, précité, p. 2887, § 55 ; Fressoz et Roire, précité, § 45).
41
La Cour rappelle à ce titre que l'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique ou des questions d'intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV). En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique, visé en cette qualité, que d'un simple particulier : à la différence du second, le premier s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (arrêts Lingens, précité, p. 26, § 42 ; Incal c. Turquie, 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1567, § 54 ; Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 74, CEDH 2001-VIII). Il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique. La Cour accorde la plus haute importance à la liberté d'expression dans le contexte du débat politique et considère qu'on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses. Y permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d'expression en général dans l'Etat concerné (Feldek, précité, § 83). En l'espèce, les propos litigieux visaient un député, maire de Paris et maire du Ve arrondissement de Paris, qui était assurément une personnalité politique et médiatique. La Cour rappelle également qu'elle a déjà constaté que la base factuelle sur laquelle reposaient lesdits propos n'était pas inexistante.
42
Par ailleurs, le requérant était lui-même candidat à l'élection litigieuse : or des ingérences dans la liberté d'expression d'un membre de l'opposition, qui représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus strict (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, série A no 236, pp. 22–23, § 42 ; Piermont, précité, p. 26, § 76 ; Incal, précité, p. 1566, § 48). Le fait qu'un adversaire des idées et positions officielles doit pouvoir trouver sa place dans l'arène politique (Piermont, précité) inclut nécessairement la possibilité de pouvoir discuter de la régularité d'une élection. Enfin, dans le contexte d'une compétition électorale, la vivacité des propos est plus tolérable qu'en d'autres circonstances.
43
Certes, pour ce qui est des peines prononcées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (Sürek, précité, § 64 ; Chauvy, précité, § 78). Or, en l'espèce, le requérant n'a été condamné qu'à un franc de dommages-intérêts pour une diffamation constitutive d'une faute civile. Bien que la condamnation au ‘franc symbolique’ soit la plus modérée possible, la Cour estime que cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l'ingérence dans le droit d'expression du requérant. Elle a d'ailleurs maintes fois souligné qu'une atteinte à la liberté d'expression peut risquer d'avoir un effet dissuasif quant à l'exercice de cette liberté (voir mutatis mutandis, Cumpana et Mazaré c. Roumanie, arrêt du 17 décembre 2004 [GC], § 114).
44
En conclusion, la Cour estime que la condamnation du requérant s'analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d'expression de l'intéressé. Partant, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.
II. Sur l'application de l'article 41 de la Vonvention
45
Aux termes de l'article 41 de la Convention,
‘Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable.’
46
Le requérant n'a pas formulé de demande au titre de la satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de lui octroyer une satisfaction équitable.
Par ces motifs, la cour, à l'unanimité,
Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 avril 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé
Greffière
I. Cabral Barreto
Président